Des «boucs émissaires»
pour une «société apeurée»
Laurent Mucchielli, sociologue, analyse les conséquences
de la fausse agression du RER D :
lundi 26 juillet 2004 - Liberation
Laurent Mucchielli est sociologue, chercheur au CNRS,
directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales (Cesdip). Il est notamment l'auteur de
Violences
et insécurité, fantasmes et réalités dans le
débat français (La Découverte, 2001).
Pourquoi s'est-on aussi vite emballé sur la fausse agression
du RER D ?
Cette affaire est édifiante, il serait fondamental qu'elle provoque
une prise de conscience sur l'état dans lequel est tombé
le débat public en France. Il est en effet dramatique de constater
qu'une simple affabulation suffit à déclencher une campagne
nationale de stigmatisation d'une catégorie de la population, sur
la base d'un scénario aussi absurde. Car, s'il y a quotidiennement
des agressions dans le RER et s'il existe aussi un racisme antijuif chez
certains jeunes Français d'origine maghrébine, trouver vraisemblable
qu'ils s'identifient au nazisme et qu'ils violentent une mère et
son bébé est une diabolisation qui rappelle les pires souvenirs.
Enfin, accréditer ce type de construction fantasmatique l'ultramédiatisation
à laquelle nous avons assisté risque de donner des
idées à d'autres et d'avoir un jour pour effet de faire advenir
ce genre d'identifications morbides.
Certains hauts fonctionnaires de police ont sans doute manqué
de prudence en faisant remonter jusqu'au ministre le contenu d'un simple
procès-verbal déclaratif avant d'avoir instruit l'affaire,
et, de surcroît, ils semblent l'avoir divulgué à la
presse. Les hommes politiques, de tous bords, s'empressent d'afficher leur
indignation et leurs jugements moralisateurs et de faire assaut de déclarations
de fermeté, ce qui ne coûte rien mais n'aide pas à
réfléchir. Ce sont ensuite les journalistes qui s'emparent
d'un fait divers pour en faire un événement national, en
l'absence de toute enquête. Ce sont enfin des associations et des
intellectuels qui s'empressent également d'utiliser ce pseudo fait
divers au nom de valeurs antiracistes que nous partageons tous, mais dans
des formes tellement accusatrices et tellement généralisantes
à l'encontre des musulmans et des Arabes qu'elles ne les honorent
certes pas. Les seuls à s'être comportés en professionnels,
ce sont les enquêteurs de police judiciaire, à partir du moment
où ils ont été saisis par le procureur.
A-t-on déjà vécu en France une affabulation
d'une telle ampleur ?
Peut-être pas d'une telle ampleur, mais on peut se souvenir du
mensonge du conducteur de bus de Marseille, sur une prétendue agression
par des «jeunes» en mars 2002, largement répercuté
par les médias. Les fausses rumeurs et les informations tronquées,
voire totalement déformées, ont été très
fréquentes depuis deux, trois ans. On songe au bagagiste pseudo-terroriste
de Roissy ou à l'agression pseudo-antisémite d'Epinay-sur-Seine.
Et puis, on pourrait aussi faire des comparaisons avec l'affaire Paul Voise,
à Orléans, à la veille du premier tour de la présidentielle
d'avril 2002, ou avec celle de Patrice Bègue à Evreux, un
mois plus tôt. Là aussi, les médias, les politiques
et certains groupes de pression ont construit un symbole, une icône,
sans vérifier quoi que ce soit. Et comme par hasard, à l'arrivée,
le message est toujours le même : les enfants des immigrés
et les musulmans menacent la société française.
En agissant de la sorte, nous construisons toujours plus de racisme
et de contre-racisme, le premier produisant fatalement le second (par exemple,
le jeune Arabe victime de racisme générant en retour un racisme
antiblanc ou antisémite). Tous ceux (politiques, journalistes, intellectuels,
représentants associatifs ou syndicaux) qui se livrent depuis quelques
années à cette surenchère de la peur sont des irresponsables.
Il est temps de sortir de la culpabilité qu'ils nous renvoient en
prétendant que nous euphémisons les choses. Personne ne nie
les problèmes de délinquance et les formes de racisme qui
traverse la société française. Mais il est évident
que la façon dont ils sont présentés dans le débat
public les renforce au lieu de les diminuer.
Prendre en compte la parole de la victime, c'est forcément
prendre le risque de se faire piéger quand on raconte son histoire...
Bien sûr, on l'a vu dans l'affaire d'Outreau. Notre société
est apeurée car elle manque de cadres de pensée pour comprendre
et donner du sens aux conflits sociaux qui la traversent. Du coup, on réinvestit
les vieux fantasmes et les vieilles catégories (notamment les concepts
racistes envers les juifs et les musulmans) qui gisent au fond de la mémoire
collective européenne et que le conflit israélo-palestinien
a réactivés au cours des années 90. Et c'est pour
la même raison que notre société sacralise la parole
des victimes dans un cadre manichéen opposant les victimes et leurs
bourreaux, les bons et les méchants. Faute de pouvoir penser les
conflits, on revient au fondement de toute morale : l'opposition du Bien
et du Mal. Cela produit un consensus moral qui nous rassure, mais qui nous
empêche de penser et qui conduit de surcroît à désigner
des boucs émissaires. Laissons la démagogie compassionnelle
aux politiques et à tous ceux qui sont pressés d'afficher
leurs émotions. Et qu'au moins les journalistes et les intellectuels
(ainsi que les policiers et les juges) respectent un code de conduite,
une déontologie : ne pas parler quand on n'est sûr de rien,
ne pas avancer d'explication tant qu'on n'a pas fait d'enquête et
ne jamais tenir un seul point de vue pour la vérité objective.
Il faut essayer de tenir cette ligne et de résister à la
pression de conformisme qui consiste à penser «d'autres
en parlent, nous sommes donc obligés d'en parler».
Peut-on concilier le «temps» des médias et le
«temps» de l'enquête policière ?
Très clairement : non. Que les médias couvrent en temps
réel les procès et en informent la population est tout à
fait légitime. Sauf décision de huis clos, la justice est
publique. C'est un droit démocratique. Mais que les médias
s'emparent des faits divers et s'autorisent à prétendre les
analyser avant que l'enquête policière ait eu lieu est la
porte ouverte aux pires dérives et aux manipulations. Cette affaire
du RER nous le rappelle, mais on pourrait songer aussi aux affaires de
pédophilie. Combien de fausses accusations qui ont dévasté
la vie des personnes concernées ? En tout état de cause,
avant de rendre publique une affaire, il faudrait attendre au moins la
clôture de l'enquête et la mise en examen par le juge d'instruction.
Et rappeler que, même à ce stade, les suspects sont toujours
présumés innocents. Ceci devrait faire l'objet d'un grand
débat au moins entre journalistes, magistrats et responsables politiques,
à l'issue duquel on se donnerait des règles minimales pour
prévenir ces dérives
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