L’école
ne sert à rien !
par Philippe PERRENOUD
Professeur à
la Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
(FPSE) de Genève
Ben Laden et les terroristes sont
des gens instruits.
Comme nombre de tyrans ou de fanatiques.
Comme la plupart de ceux qui organisent
le crime.
Comme les dirigeants des multinationales
qui jouent avec l’argent des actionnaires et se moquent des usagers aussi
bien que du bien public.
Parmi les douze "dignitaires" nazis
qui décidèrent de la création des camps d’extermination,
plus de la moitié avaient un doctorat.
Les événements qui
agitent et désolent le monde et la Suisse prouvent une fois encore
qu’un niveau élevé de formation ne garantit rien dans l’ordre
de l’éthique.
Pourquoi parler sans cesse de citoyenneté
si l’on refuse à l’école les moyens de former sérieusement
à des valeurs humaines et démocratiques ?
Ce n’est pas une question d’argent,
juste de priorité dans les programmes, de rupture avec l’accumulation
de savoirs disciplinaires.
Il y a plus grave.
Les événements récents
démontrent de façon dramatique qu’on peut prendre les citoyens
pour des imbéciles et avoir toutes les chances d’être plébiscité.
C’est ainsi que 90% des Américains soutiennent un président
dont l’histoire dira à coup sûr qu’il a précipité
la fracture entre le Nord et le Sud, entre le christianisme et l’islam,
entre les nantis et les déshérités. L’escalade de
la terreur est enclenchée sous les applaudissements d’un peuple
que la juste condamnation du terrorisme empêche de percevoir ses
causes profondes et la part de responsabilité des États-Unis.
Ben Laden n’est qu’un symptôme d’un monde injuste, que la politique
des pays nantis reproduit.
À quoi sert l’école
américaine si l’émotion et le nationalisme étouffent
le jugement chez tant des gens instruits ?
Balayons devant notre porte.
La déconfiture de Swissair,
comme la déroute des chemins de fer privatisés en Grande-Bretagne,
met en évidence l’échec du libéralisme lorsque le
bien public est en jeu. Le patron du Crédit suisse veut privatiser
l’éducation et la santé, alors que l’économie privée
donne un spectacle lamentable et scandaleux dans le domaine des transports.
Or, que font les électeurs, dont on jette les impôts dans
un gouffre sans fond ? Que font les petits actionnaires floués,
les usagers truandés, les personnels traités comme du bétail
? Nombre d’entre eux votent à droite à la prochaine occasion,
comme les dernières élections genevoises le prouvent. Les
petites gens portent et maintiennent au pouvoir des partis qui soutiennent
les responsables directs de leurs malheurs.
Or, tous les Européens sont
allés à l’école, longuement.
À quoi sert-elle si elle
ne donne pas à chacun les moyens de définir et de défendre
politiquement ses intérêts ?
L’école n’a guère que
deux enjeux majeurs :
• Développer la solidarité
et un respect d’autrui, sans lesquels on ne peut vivre ensemble ni construire
un ordre mondial équitable.
• Construire des outils pour rendre
le monde intelligible et aider à comprendre les causes et les conséquences
de l’action, tant individuelle que collective. Les événements
récents l’indiquent, le système éducatif est loin
d’atteindre ces objectifs fondamentaux.
Faut-il jeter une fois de plus la
pierre aux enseignants ? Ce ne sont pas eux qui font les programmes,
les structures, les politiques. En tant que professionnels, ils pourraient
certes rappeler que "science sans conscience n’est que ruine de l’âme"
et que l’accumulation de savoirs fragmentés ne garantit pas une
"tête
bien faite".
Mais qui serait prêt
à les entendre ? Maintenir ou rétablir les notes, introduire
l’anglais dès l’école primaire, ne pas retarder la sélection
importe plus aux parents favorisés que la lucidité intellectuelle
et la solidarité du plus grand nombre.
Quand aux victimes des politiques
et des programmes scolaires, il leur manque justement les moyens de comprendre
comment et pourquoi l’instruction moderne n’accroît ni l’autonomie
des personnes, ni la justice sociale, ni le discernement collectif . .
.
À l ’heure où la Suisse
romande remet ses programmes sur le métier, tirons les leçons
de notre impuissance à comprendre et arrêter la folie qui
saisit le monde.
"la Tribune de Genève"
(" L'invité " 27-28 octobre 2001)
-------------------------------------------
On peut sans problème
dater ce texte de mars 2004,
et remplacer les références
suisses par des franco-françaises...
|