alternative éducative : une école différente
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Le
"grand débat" sur l'éducation privé d'un livre de débat Darcos-Meirieu...

 

A un ami ministre,
par Philippe Meirieu
 

LE MONDE  23.01.03

Des enseignants moins armés, ce sont des élèves plus démobilisés. Des élèves plus démobilisés, c'est plus d'incivilité et de violence… Est-ce cela que nous voulons ?
 

Cher Luc Ferry,

Engagé à gauche depuis toujours, je ne me suis pas manifesté auprès de toi depuis ton arrivée Rue de Grenelle. J'ai rompu le silence, il y a quelques jours, en te faisant part de mes inquiétudes sur l'avenir de la formation des enseignants.

Je l'ai fait d'autant plus librement que nous nous sommes côtoyés, depuis quelques années, dans les couloirs du ministère de l'éducation nationale.

Tu avais été nommé par François Bayrou à la tête du Conseil national des programmes et tu as traversé, à ce poste, les cinq années de la cohabitation. Tu as participé, pendant tout ce temps, aux évolutions du système éducatif et, quand Claude Allègre t'a demandé de rencontrer, avec Georges Charpak et moi-même, les organisations syndicales enseignantes, pour leur faire entendre le bien-fondé de la réforme des lycées que j'avais préparée, tu as répondu présent. Nous avons, ensemble, défendu les "travaux personnels encadrés" et tenté de faire accepter une redéfinition du service enseignant intégrant de nouvelles missions de suivi des élèves.

A la sortie de mon ouvrage L'Ecole ou la guerre civile, et avant que les intellectuels auxquels tu te réfères aujourd'hui ne me traînent dans la boue, tu m'avais écrit : "Nous sommes si souvent sur la même longueur d'onde que j'ai été réellement heureux de voir formulées et argumentées par un autre, mieux que je ne saurais le faire, des idées qui me sont chères."

Aussi, tu comprendras que j'aie à cœur d'engager aujourd'hui le dialogue en tentant de lever quelques malentendus et de faire avancer quelques chantiers.

Les malentendus d'abord : selon beaucoup de tes amis, je ferais partie de ces pédagogues qui ont sapé l'autorité de l'école, destitué le maître et laissé s'installer le laxisme qui sévit aujourd'hui. Une sorte de soixante-huitard, forcément attardé. Certes, j'ai vécu intensément cette période.

J'étais en classe préparatoire au lycée Henri-IV. A mi-chemin entre l'Odéon et l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, entre le "Jouissez sans entraves" et "l'anti-humanisme althussérien". J'ai bataillé alors aussi bien contre les maoïstes qui proclamaient "la mort de l'homme" et l'avènement de "la conscience prolétarienne" que contre les libertaires qui exaltaient la jouissance individuelle, instrumentalisaient les corps et soumettaient les sujets à la dictature du plaisir...

Autant dire, cher Luc, que je ne me suis guère reconnu dans ton livre sur La Pensée 68. "Le consensus obtenu par la discussion démocratique" que tu y appelles de tes vœux était précisément ce pour quoi j'avais milité. L'individualisme que tu stigmatises était ce contre quoi je combattais.

En fait, je venais d'une planète qu'on nommait "l'éducation populaire". Ses dirigeants se nommaient Hubert Beuve-Méry, Jean Vilar, Fernand Deligny ou Joffre Dumazedier. Son mot d'ordre : réunir éducation, culture et solidarité dans une même démarche. Ses pratiques, la formation à tous les niveaux, par le théâtre, les ciné-clubs, les centres de vacances, mais aussi par une école plus démocratique, capable de mobiliser sur les œuvres culturelles les plus ambitieuses tous les enfants. C'est là que j'ai appris à travailler avec des gamins agités, à organiser un groupe pour que chacun y trouve sa place, à faire confiance sans sombrer dans la démagogie, à punir sans humilier. Aux antipodes de la caricature de mai 1968 qui sert de repoussoir pour balayer cet héritage dont nous avons, pourtant, plus que jamais besoin.

Je sais, d'ailleurs, que tu n'es pas complètement étranger à cette tradition : ta campagne pour l'engagement des jeunes en est le signe...

Serait-ce, alors, le fameux slogan "l'élève au centre du système" qui nous sépare ? Cette formule, que tu rejettes, ne date pas de la loi d'orientation de 1989, mais a été utilisée par Edouard Claparède dès 1905. Ce dernier, biologiste et philosophe de formation, tenait, plus que tout, à la mission civilisatrice de l'Ecole, il militait pour qu'on enseigne les Humanités aux enfants du peuple comme à ceux de la bourgeoisie. Il affirmait simplement que le maître doit "se soumettre à la nature de l'enfant pour mieux l'instruire".

Je conteste, pour ma part, cette affirmation. Je considère, plutôt, qu'à côté de la connaissance nécessaire des "lois du développement", il existe bien, comme le pensait Alain, une vertu de l'ignorance psychologique délibérée. Je crois même que la "psychopédagogie" présente un danger d'enfermement dans le donné, qu'elle confond la démarche thérapeutique et la démarche éducative, l'inventaire des symptômes - qu'on recherche toujours dans le passé - et l'invention des solutions - qui mobilisent l'élève vers un avenir en l'arrachant à son présent.

"C'est en le formant à chanter que je saurai s'il est musicien", disait Alain. Et je n'ai rien dit d'autre, pour ma part, en proposant de "différencier la pédagogie", de diversifier la palette méthodologique des enseignants, d'offrir aux élèves concrets le plus grand nombre d'attracteurs, de prises possibles pour accéder aux mêmes savoirs.

C'est pourquoi, au bout du compte, je ne renie pas la formule "l'élève au centre du système". Je pense même que c'est une saine parade contre la tentation du délire qui menace tout enseignant : s'adresser à des élèves abstraits, s'enfermer dans la satisfaction de sa propre parole, rejeter la responsabilité de ses échecs sur la fatalité ou sur un bouc émissaire... D'autant plus que c'est bien "l'élève" et non pas "l'enfant" qui est au centre : "l'élève" défini comme "un enfant confronté aux savoirs par un adulte". L'élève qui est le seul à devoir et pouvoir apprendre... Même si la responsabilité du maître demeure immense puisqu'il doit créer obstinément les conditions les plus favorables pour cet apprentissage.

Et justement, sur cette question, il me faut lever un dernier malentendu : depuis quelques années, nous subissons les mêmes attaques éculées des anti-pédagogues : le "ballon" serait devenu un "référentiel bondissant", l'enseignement de la littérature aurait été remplacé par le repérage des "connecteurs sémantiques", etc. Entendons-nous bien : même si tous les didacticiens sont loin de tomber dans ce travers, il existe effectivement, aujourd'hui, une didactique scientiste, fondée sur une "mécanique de l'apprentissage" et qui fait l'impasse sur la question de la culture comme sur celle du sujet. Il faut évidemment engager avec les tenants de ces thèses une discussion serrée... Mais sans les confondre avec les pédagogues !

Car la pédagogie, c'est autre chose : elle n'évacue pas la question des contenus, mais ne réduit pas la situation d'enseignement à un simple appareillage. Elle s'efforce de comprendre ce qui se passe dans une classe, de saisir ce qui se joue entre l'enseignant et ses élèves dès lors que l'institution scolaire organise, de manière obligatoire, des espaces et des temps où les individus doivent mettre en œuvre leur liberté d'apprendre. Paradoxe qui peut tourner à la partie de bras de fer et créer des situations explosives... ou bien, à l'inverse, permettre à chacun, par la culture, de relier ce qui lui est le plus intime avec ce qui est le plus universel. Et cela, de toute évidence, ne se fait pas par décret. Il y faut, à la fois, de la lucidité, de la détermination et quelques outils... toutes choses que la pédagogie, j'en suis convaincu, peut apporter.

Passons maintenant, cher Luc, aux deux chantiers, parmi bien d'autres, sur lesquels je voudrais attirer ton attention : le collège et la formation des enseignants.

Décidé par René Haby, le "collège unique" n'a, tu le sais, jamais été réalisé. Dès le départ, il fut marqué par une ambiguïté : était-il une "super école primaire" ou un "petit lycée" ? Le débat n'a pas été tranché... avec des valses-hésitations d'un ministre à l'autre, et la juxtaposition aujourd'hui, dans les mêmes établissements, des deux modèles.

Pour moi, c'est clair : le collège fait partie de la scolarité obligatoire. Contrairement au lycée et à l'enseignement supérieur, il entretient avec l'Etat un rapport organique qui engage la responsabilité de ce dernier. Responsabilité dans deux domaines : apprentissage des "fondamentaux de la citoyenneté" ("Ce qu'il n'est pas permis d'ignorer" disait Octave Gréard en 1898) et apprentissage d'un "vivre ensemble" qui garantit et actualise les principes fondateurs de la République : "Liberté, Egalité, Fraternité".

Or j'entends bien l'objection : ces deux types d'apprentissages ne seraient pas compatibles. Pour enseigner les mathématiques ou la géographie avec rigueur et efficacité, il faudrait des groupes homogènes d'élèves motivés. En revanche, pour apprendre à s'enrichir de ses différences dans le respect de la règle commune, il faudrait des groupes hétérogènes... que les enseignants ne peuvent gérer.

Ce qui est fatigant, vois-tu cher Luc, c'est que la solution à ce dilemme existe depuis bien des années, qu'elle a été expérimentée avec succès... et qu'on continue à faire comme s'il n'en était rien ! On sait, en effet, qu'en articulant des groupes d'appartenance hétérogènes et des "groupes de besoin" homogènes, le collège unique est vivable. Qu'ainsi les élèves y apprennent les règles du "vivre ensemble" et sont pris en charge en fonction de leurs difficultés et de leurs aspirations. Car l'hétérogénéité, dès lors qu'elle est encadrée pédagogiquement, permet, comme sur le tatami de judo, de respecter et de faire progresser chacun tout en construisant la loi commune.

Certes, la chose n'est pas facile à organiser concrètement, mais il y a des chefs d'établissement et des enseignants qui y parviennent. Il vaudrait mieux les mettre à contribution plutôt que de leur expliquer que ce qu'ils font déjà est tout à fait impossible ! Certes, on n'y arrivera pas du jour au lendemain, mais ce n'est pas à toi que j'apprendrai l'importance des principes régulateurs kantiens, si nécessaires pour guider l'action. Et que peut-on attendre d'un ministre-philosophe, si ce n'est qu'il désigne et explicite ces principes régulateurs ?

Il reste ensuite à former les enseignants pour qu'ils les mettent en œuvre. Dans ce domaine, tu annonces une "belle réforme" des instituts universitaires de formation des maîtres. Vraisemblablement, il s'agit surtout d'augmenter, dans la deuxième année d'IUFM, le temps de responsabilité des stagiaires dans les classes au détriment de la formation dite théorique.

Il y a fort à parier que cette réforme, si elle est appliquée, passera comme une lettre à la poste. Le dossier est suffisamment technique pour ne pas mobiliser l'opinion et toutes les enquêtes de satisfaction auprès des stagiaires vont dans le même sens : "On s'ennuie à l'IUFM. On veut apprendre notre métier sur le terrain !" Antienne reprise en chœur par beaucoup de tes proches : "Du terrain ! Toujours du terrain ! Rien que du terrain !"

D'abord, je me demande comment tu peux faire confiance aussi aveuglément aux enquêtes de satisfaction. Chacun sait que l'intérêt immédiat n'a rien à voir avec l'importance à long terme. Si l'on faisait une enquête de satisfaction sur les sciences dans les séries littéraires ou les lettres dans les séries scientifiques, il y a fort à parier qu'on serait amené à en supprimer l'enseignement.

Ensuite, je suis décontenancé par cette exaltation de "l'expérience". D'autant plus que je dénonce moi-même, depuis plus de vingt ans, la totémisation des "méthodes actives", du bricolage et de l'empirisme érigés en principes d'apprentissage. Je crois, comme toi, que l'expérience sans modélisation est aveugle et qu'elle ne peut, à elle seule, être un moyen de formation. C'est bien, d'ailleurs, parce qu'on a perçu les limites du "C'est en forgeant qu'on devient forgeron..." qu'on a, un jour, construit des écoles.

Et voilà que, s'agissant de la formation des enseignants, ceux-là mêmes qui ne sont pas suspects de sympathie pour l'éducation nouvelle en reprennent les slogans les plus simplificateurs... et les plus critiqués par ceux qui la pratiquent vraiment !

Entendons-nous bien : je ne défends pas les IUFM tels qu'ils sont et je sais le chemin qu'il nous reste à parcourir pour faire de ces institutions de véritables lieux de formation professionnelle en alternance, sans infantiliser les stagiaires ni les faire crouler sous des évaluations permanentes. Je sais qu'il nous faut trouver des formules nouvelles pour mieux articuler les modèles théoriques à l'analyse des pratiques. Et je suis certain qu'on peut utiliser, pour cela, le mémoire professionnel, que toutes les formations professionnelles ont introduit et que ta réforme rendra, de fait, irréalisable. Car plus de terrain, c'est moins de temps pour la réflexion construite. Moins de réflexion, ce sont des enseignants moins armés pour faire face aux élèves. Des enseignants moins armés, ce sont des élèves plus démobilisés. Des élèves plus démobilisés, c'est plus d'incivilité et de violence... Est-ce cela que nous voulons ?

La formation des enseignants est, tu le dis souvent, un enjeu décisif : il nous faudra attirer vers ce métier de plus en plus d'étudiants, trouver des moyens pour y faire venir des adultes en reconversion ou en reprise d'études. Et, surtout, les former au "métier réel". Ce qui exige de faire son deuil de deux illusions : une "formation en chambre" faite sans contact avec le terrain et, symétriquement, une "mise sur le terrain" sans accompagnement formatif suffisant.

Tu fus, cher Luc, pendant que Lionel Jospin était à Matignon, un prestigieux président du Conseil national des programmes. Je suis, pour ma part, directeur d'un IUFM. Et je souhaite pouvoir continuer à faire mon travail comme tu as continué, pendant la cohabitation, à faire le tien. En fonctionnaire loyal. Mais sans renier mes convictions ni compromettre l'avenir. Il ne tient qu'à toi que cela soit possible. Comme il ne tient qu'à toi de mettre fin à mes fonctions.

Philippe Meirieu est professeur en sciences de l'éducation, directeur de l'institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de l'académie de Lyon, ancien directeur de l'Institut national de la recherche pédagogique.


 
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