« Sortir de l'idéologie
du pédagogisme »
(Gilles de Robien, ministre de l'Education nationale)
Ainsi le ministre de l'Éducation
nationale vient-il de déclarer, en ouverture de la convention de
l'UMP pour l'éducation, le 22 février, qu'il fallait «
sortir de l'idéologie du pédagogisme » qui a «
déconsidéré les apprentissages élémentaires
» et a été « imposée aux enseignants ».
Mais de quoi s'agit-il exactement ? Qu'est-ce
que « le pédagogisme » ?
On ne répond pas à une telle présentation par des arguments... D'autant plus que le Chevalier blanc est spécialiste des retournements de situation : « Si les pédagogistes se défendent d'avoir fait tout le mal qu'on leur reproche, c'est justement qu'ils sont coupables ! » Que rétorquer à cela ? Pour autant et, si tant est qu'il existe quelques personnes, au sein de l'Éducation nationale, capables d'entrer encore dans un débat, il faut bien fourbir quelques armes... Alors, faisons simplement quelques remarques sans préjuger de leur utilité. • Le pédagogisme est une idéologie, dit le ministre. Une idéologie qui met « l'élève au centre » et « affirme qu'il doit construire ses propres savoirs grâce aux situations organisées par le maître ». Et l'anti-pédagogisme, lui, qu'est-il ? Une science ? Qui s'appuie sur quelles théories ? Qui promeut quelles pratiques ? En réalité, ceux qui font profession d'anti-pédagogisme ne savent guère que stigmatiser les pédagogues et sont bien ennuyés pour proposer des alternatives : la méthode syllabique, le « retour » de l'autorité, les policiers dans les établissements scolaires, les bons élèves des collèges de ZEP dans les « bons » lycées... voilà à peu près leur programme. Avec, bien sûr, la suppression des TPE, des PPCP et des IDD... mais tout en se gardant bien de nous dire ce qu'ils feront à la place ! Des « cours » sans doute ! Oui, mais comment ? Avec quelles méthodes qui permettent à tous les élèves de s'y intéresser ? Avec quelles activités qui leur permettent de s'y impliquer ? Et en s'assurant comment qu'ils sont bien assimilés ? Mais, surtout, il ne faut pas poser ces questions : elles sont le signe indiscutable que l'on est pédagogiste ! Les anti-pédagogistes ont la victoire facile : il leur suffit de délégitimer à l'avance toute question qui serait susceptible de les remettre en question... • Le pédagogisme triomphe dans les classes, continue le ministre. Les professeurs auraient donc abandonné toute volonté de transmettre les savoirs - en particulier, fondamentaux - pour obéir aux ordres du clan des pédagogues. Il faudrait quand même regarder les choses de plus près : quels professeurs et combien ont renoncé à transmettre ? Ce soupçon n'est-il pas insultant pour eux qui, justement, s'ingénient, au quotidien et face à des difficultés parfois considérables, à transmettre ? En réalité, les professeurs du premier comme du second degré ne demandent qu'à enseigner ; ils ont, d'ailleurs, choisi ce métier pour cela. Et les soupçonner d'y avoir renoncé, quand ils demandent, justement, qu'on les aide à le faire, est une forme de mépris. Quant à la férule des pédagogistes, elle s'exprime comment ? À travers les corps d'inspection qui sont entièrement dévoués à l'animation socioculturelle et talonnent les enseignants au quotidien pour qu'ils renoncent à toute exigence ? À travers les multiples formations obligatoires qui, tout au long de la carrière et pendant de longues semaines, embrigadent les professeurs ? À travers les médias où - chacun le voit bien - les pédagogistes règnent en maîtres et exhortent leurs collègues à abandonner l'étude de Maupassant et Molière pour la remplacer par celle de Dragon Ball Z ? Citez donc vos sources ! On ne demande qu'à voir ! • Le pédagogisme est récusé massivement par les jeunes enseignants, poursuit le ministre. Là encore, il faut y regarder de près. Qu'est-ce qui est refusé par les jeunes enseignants, en réalité ? L'infantilisation imposée par un système de formation professionnelle qui doit, en six mois, répondre à toutes les sollicitations... du ministre précisément ! La formation à la prévention routière, à la lutte contre les toxicomanies, à la Défense nationale, à la prévention des accidents du travail, à la multiplicité des « mentions » et « certifications » complémentaires de toutes sortes, a fait crouler les IUFM sous des contraintes ingérables. Face à cette avalanche de demandes et au temps dont elle dispose, la formation ne peut guère faire autre chose que de juxtaposer des cours sur le modèle de l'enseignement secondaire. Et puis, regardons d'encore plus près : que demandent les jeunes enseignants ? Une formation plus poussée dans le domaine de la gestion des classes hétérogènes et des publics difficiles, sur la question des sanctions ou des relations avec les parents ! Toutes questions qui relèvent précisément de... la pédagogie ! De celle dont se revendiquent les pédagogues exactement. Ce qui est récusé, c'est plutôt le « didactisme » que le « pédagogisme » : le didactisme qui assèche les savoirs et ne donne aucun outil pour les transmettre. Mais accuser ce didactisme imposerait, sans doute, au ministre de changer un peu de stratégie et de s'interroger sur ses propres alliances. • À moins qu'en réalité, le ministre ne veuille, tout simplement, éradiquer la pédagogie ? Je le crains. Je crois, en effet, que derrière le pédagogisme, ce qui est attaqué, c'est la tradition pédagogique elle-même, celle qui ne se résigne jamais à traiter l'échec par l'exclusion, celle qui, héritée de Pestalozzi et d'Hugo, de Jean Zay et de Langevin-Wallon parie sur l'éducabilité des hommes et associe, dans un même mouvement, apprentissage et émancipation. C'est cela dont on ne veut plus. Mais il faudrait le dire franchement... Je me permets de conseiller au ministre (et à
chacune et chacun) de (re)lire quelques textes de Gustave Monod dont le
dévouement à la Nation n'est pas en cause et qui, en 1945,
publia une série de circulaires et de documents dont on ferait bien
de se souvenir et de s'inspirer.
Philippe Meirieu
[1] Pour en finir une bonne fois pour toutes Philippe Meirieu
Professeur des universités, actuellement directeur de l’IUFM de l’Académie de Lyon. Ainsi donc, serait-on en train, enfin, de
liquider le pédagogisme pour restaurer la véritable pédagogie
: « l’art d’exposer systématiquement, progressivement et logiquement,
à partir de leurs éléments, des connaissances »
(*)
Et si les choses étaient, quand même, un tout petit peu plus compliquées ? Résumons brièvement ce que l’on reproche à ce qu’on nomme le pédagogisme : 1) Il affirme que l’élève doit « construire son propre savoir » et abolit, par là, la dénivellation essentielle entre celui qui sait et celui qui ignore. 2) Il ne fait pas la différence entre les oeuvres de culture et la médiocrité médiatique. 3) Il participe d’une idéologie égalitariste qui cherche à détruire les élites et à niveler notre société par le bas, mettant en péril l’avenir de la civilisation. 4) Enfin, il s’inscrit dans le prolongement de
l’utopie libertaire soixante-huitarde en s’agenouillant
Une ignorance complète de notre histoire,
d’abord. C’est, en effet, Jules Ferry lui-même, dans un discours
prononcé le 2 avril 1880 qui affirme :
En réalité, les contempteurs du pédagogisme défendent la culture en faisant preuve, en matière pédagogique, d’une sidérante inculture ! Ils croient que ce qu’ils dénoncent a émergé avec Mai 68, alors qu’il s’agit d’un mouvement porté par l’Éducation populaire depuis l’affaire Dreyfus et formalisé par les Compagnons de l’Université nouvelle dès 1918. Un mouvement qui, effectivement, ne se résigne pas à ce que les « héritiers » accèdent seuls aux savoirs et que les autres en soient écartés, un mouvement qui tente de lier dans le même acte, transmission et émancipation. Or, en ignorant cette question, les critiques
du soi-disant pédagogisme font peser sur notre démocratie
un terrible danger. Ils stigmatisent, en effet, l’égalitarisme et
n’hésitent pas à s’attaquer à l’un des trois principes
fondateurs de notre République : l’égalité. Pour eux,
l’égalité en éducation serait synonyme de médiocrité.
On rougit d’avoir à rappeler que l’égalité n’est pas
l’uniformité, que l’égalité devant l’instruction et
l’accès de tous aux fondamentaux de la citoyenneté sont consubstantielles
au projet démocratique. Que, dès lors que « le peuple
fait la loi », chaque individu doit pouvoir comprendre le monde et
ses enjeux. Que l’égalité d’accès à ce que
« nul ne doit ignorer » n’interdit nullement, bien au contraire,
l’accès de chacun à l’excellence dans un domaine qu’on lui
aura fait découvrir et qu’il aura choisi. On s’inquiète aussi,
en ces temps d’emprise des tribus de toutes sortes, qu’on écarte
si vite l’interrogation fondamentale de la véritable réflexion
pédagogique : comment un processus de transmission peut-il être
simultanément un processus d’émancipation ?
Reste, enfin, le malentendu sans cesse à élucider : ce n’est pas parce que nous prétendons que « l’élève construit son savoir » que nous abolissons l’autorité de l’enseignant. Bien au contraire : pour mettre en place une situation où l’élève va, grâce aux consignes et aux ressources qu’on lui fournit, travailler vraiment « dans sa tête » à élaborer des connaissances, il faut que le professeur maîtrise parfaitement ces dernières. Plus encore : il faut qu’il prospecte, parmi tous les documents et toutes les méthodes à sa disposition, ceux et celles qui vont pouvoir être les plus efficaces. Aucune abdication de l’autorité, pas le moindre soupçon de non-directivité. C’est l’enseignant qui se contente de « faire cours » sans s’assurer vraiment de l’activité intellectuelle de chacun de ses élèves, qui est non-directif : il parle et ceux qui veulent suivre suivent ; les autres rêvent ou font autre chose malgré les rappels réguliers et pathétiques à l’attention : « Écoutez-moi donc… C’est important… » Ainsi ce qui est aujourd’hui dénoncé sous le nom de « pédagogisme » est précisément la pédagogie dont notre École a besoin. Qu’elle s’en éloigne et les résultats ne se feront pas attendre : enrégimentés dans une École qui « expose systématiquement des connaissances » sans se soucier de ce qu’ils apprennent vraiment, les élèves ne tarderont pas à s’en désintéresser complètement. Et leurs parents, inquiets de l’absence de véritable suivi individuel, se tourneront vers les officines privés qui spéculent honteusement sur leur légitime angoisse. -----------------------
(*) Robert Redeker, Le Figaro, samedi 8 et dimanche
9 janvier 2005, « La pédagogie contre le
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