alternatives éducatives : des écoles, collèges et lycées différents
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I Obligation scolaire et liberté I Des écoles différentes ? Oui, mais ... pas trop ! Appel pour des éts innovants et coopératifs |
 
 
 
Pour ou contre Summerhill

Grâce à la publication de Libres enfants de Summerhill, l'œuvre éducative de A.S. Neill est désormais connue dans le monde entier, où elle rencontre un écho qui ne cesse de s'amplifier. 

Sa conception d'une éducation libre et anti-autoritaire, à l'opposé de principes de l'école traditionnelle, a suscité d'énormes enthousiasmes, mais aussi de sévères critiques. 
Pour tenter de faire le point sur ce grand problème, l'éditeur de Neill a eu l'idée de réunir en un dossier l'opinion formulée par plusieurs spécialistes, allant de l'extrême droite à l'extrême gauche et parmi lesquels on trouvera des auteurs bien connus en France comme Bruno Bettelheim, Erich Fromm, Ashley Montagu, John Holt ou Paul Goodman. 
La lecture de ces textes permettra à chacun de mieux connaître et mieux comprendre l'expérience de Summerhill

petite bibliothèque payot - 1982
ISBN 2-228-31945-7 

 
Extrait de "Pour ou contre Summerhill"
 
JOHN HOLT 

Né à New York en 1923, décédé en 1985 John HoIt ne commença pas à enseigner avant l'âge de trente ans. Durant les quatorze années qui suivirent entrée dans l'enseignement il observa de façon minutieuse le fonctionnement des écoles primaires. 
Il fit connaître ses opinions à ce sujet dans deux ouvrages qui eurent un succès retentissant aux Etats-Unis, How Children Fail (1) et How Children Learn. Il a en outre publié de nombreux articles dans des magazines comme Harper's, New York Review of Books, Parents' Magazine et The New York Times Magazine. 
Ses deux ouvrages les plus récents sont Underachieving School et What do I do Monday? 

John HoIt fut longtemps conférencier à Harvard University, puis à l'Université de Californie, à Berkeley. 

(1)Publié en français par les Éditions Castermann, sous le titre Parents et Éducateurs devant l'échec scolaire

Qu'est-ce qui fait marcher Summerhill ? 
Y a-t-il un mécanisme spécial, un truc ? 
Neill a-t-il un secret ? 

Pour répondre à ces questions, la plupart des gens se servent du mot amour. Mais c'est un mot passe-partout. Même s'il n'était pas en général mal compris, abusé, exploité, même si nous étions tous d'accord - et nous ne le sommes pas - sur sa signification, le mot «amour» serait trop simple, trop  vague pour être à lui tout seul une explication adéquate et complète du phénomène summerhillien. II est inutile de  dire aux gens que s'ils aiment tout simplement leurs enfants les problèmes de ceux-ci seront résolus, pour la simple raison qu'a priori les parents croient aimer leurs enfants. S'ils ne les aiment pas ils ne veulent pas l'admettre devant les autres, ni se l'avouer à eux-mêmes. 

De surplus, on ne peut forcer personne à aimer, à ressentir de l'affection, de la tendresse, de la joie en présence d'un autre et à se dire qu'il faut aimer cet autre. L'amour n'est pas un robinet qu'on ouvre ou qu'on ferme à volonté. La question me paraît plutôt être celle-ci : que peut-on tirer de l'expérience de Neill qui puisse être appliqué par n'importe quelle personne, quoi que cette personne ressente ou pense qu'elle ressent à l'égard des enfants? 

Depuis de nombreuses années il entre à Summerhill des enfants qui sont complètement vaincus et démoralisés par la vie, enfermés en eux-mêmes, se protégeant désespérément derrière des stratégies d'autodéfense et d'échec délibéré, emplis de peur, de doute, de colère et de haine. J'ai connu personnellement l'un de ces enfants. Un an tout juste avant d'entrer à Summerhill il semblait très près d'un complet effondrement. A SummerhiII il retrouva l'équilibre que la plupart des enfants - pas tous, car l'école a aussi ses échecs - y retrouvent. Ils retrouvent la force, la confiance en eux­mêmes et le courage qu'ils avaient perdus; ils font face à la vie et entrent dans celle-ci comme tous les enfants sains ont envie de le faire au lieu d'échapper à la réalité et de trouver des évasions. Dans une école qui ne donne pas beaucoup d'importance aux matières académiques un grand nombre de ces enfants, qui échouaient sans cesse auparavant dans toutes les autres écoles, se mettent à étudier de façon sérieuse, même excellente, progressant souvent deux, trois et même cinq fois plus vite que de bons élèves conventionnels dans de bonnes écoles conventionnelles. 

Comment Neill fait-il pour aider de tels enfants à retrouver la santé psychique et le désir de vivre? Beaucoup de gens sur ce point parIent d' « indulgence excessive ». Discuter ces termes est futile et superflu. Comme beaucoup de termes péjoratifs, ceux d' « indulgence excessive » limitent fort étroitement une réalité très nuancée. Les choses ne sont pas toujours noires ou blanches. Que veut-on dire par « indulgence excessive »? Personne en ce monde - pas même le « progressiste » le plus fanatique, le plus démodé et le plus atteint de phobie des complexes - n'a jamais permis à un enfant de faire tout ce qu'il voulait. Et personne, à l'exception de ces quelques esprits retors qui attachent parfois des enfants au pied d'un lit ou les enferment dans un placard, n'a jamais interdit à un enfant de faire quoi que ce soit. Certains permettent certaines choses, et certains autres certaines autres choses. Ce que les uns permettent les autres interdisent. 

Ainsi, par exemple, j'aime à parler aux petits enfants et à les écouter parler. Je prends leurs conversations et leurs idées très au sérieux. Je ne pense pas que leurs vues ou leurs opinions sur la vie sont triviales parce qu'elles sont basées sur une expérience limitée. J'aime beaucoup faire ce que certains appellent avec ironie « descendre à leur niveau », c'est-à-dire me mêler à leurs jeux, que ceux-ci soient enfantins ou un peu brutaux et même si au cours de ces jeux je dois être traité de toutes sortes de noms. Ce qui importe, c'est que l'atmosphère soit joyeuse et amicale. Je n'exige pas des enfants cette sorte de déférence que l'officier attend des hommes de troupe et que les adultes en général attendent des enfants. Par contre je n'achète pas de bonbons ou de gâteaux aux enfants chaque fois que nous entrons dans un magasin, et ils savent toujours à quoi s'en tenir sur ce point avant que nous y entrions. Il faut prendre les enfants au sérieux, les traiter avec respect et courtoisie, mais il ne faut pas, comme le font tant de gens, leur acheter trop de choses. 

Tous ceux qùi s'occupent d'enfants n'établissent pas les mêmes limites. Chacun de nous détermine celles qui semblent convenir selon les enfants et selon les circonstances. Les termes d' « indulgence excessive » ne peuvent absolument pas décrire toutes les variations et les subtilités de ces limites, pas plus que l'esprit dans lequel ces limites sont déterminées. Il y a mille façons de dire à un enfant qu'il doit aller au lit à une certaine heure, A peut très sincèrement croire que si l'enfant n'est pas envoyé au. lit sa santé en souffrira et qu'il développera, de surplus, de mauvaises habitudes. B peut tout aussi sincèrement croire que l'enfant a besoin, et est heureux, qu'on lui ordonne d'aller au lit. C peut prendre l'enfant à bras le corps et le mettre au lit parce qu'il en a assez de le voir. E peut ordonner à l'enfant d'aller au lit comme il lui ordonne beaucoup d'autres choses, parce qu'il pense qu'il est bon que l'enfant soit obligé de faire ce qu'il ne veut pas faire. F peut lui ordonner d'aller se coucher parce qu'il aime à exercer un pouvoir sur quelqu'un et que son enfant est la personne la plus facile à manipuler, peut-être même la seule qu'il puisse manipuler. Certains parents peuvent dire à leur enfant: « Ça me fait plus de mal qu'à toi », et le croire, d'autres peuvent dire : «ça te fait plus de mal qu'à moi », et s'en réjouir. C'est dans ces différences qu'est toute la différence. 

Réciproquement on peut ne pas dire à un enfant d'aller au lit. A peut sincèrement croire que si la question du coucher n'est pas un sujet de friction l'enfant réglera son sommeil de lui-même et décidera de l'heure de son coucher, comme il décide des moments où il veut courir ou de ceux où il veut boire ou s'asseoir. B peut vouloir que l'enfant apprenne par l'expérience la valeur du sommeil, de façon à ce qu'à la longue, sinon dans l'immédiat, il sache réglementer cette partie de sa vie. C peut croire qu'il est mauvais de forcer un enfant à aller au lit ou à faire quoi que ce soit qu'il ne veut pas faire. D peut être indifférent à la question. E peut vouloir éviter une dispute dont il n'est pas sûr de sortir vainqueur ou qui semble vouloir lui causer un souci qu'il préfère éviter. F craignant de perdre l'amour de son enfant peut vouloir satisfaire le caprice de ce dernier, achetant ainsi son affection. A nouveau ce sont ces différences qui font la différence, et la différence varie avec chaque enfant. Certains sont très sensibles à la punition, d'autres ne le sont pas du tout. Certains sont peu affectés par les efforts faits pour acheter leurs sentiments, d'autres en sont insultés et s'insurgent; d'autres encore - les seuls qu'on puisse vraiment qualifier de« gâtés» - en sont profondément corrompus. 

En tout cas, dire que Neill est d'une indulgence excessive ne témoigne pas seulement d'une simplification extrême de la question mais d'une sérieuse erreur. Permettez-moi de citer un exemple qui est en général, pour ne pas dire presque toujours, mal compris - celui qui consiste à récompenser l'enfant qui vole. Lorsque Neill donne une pièce à un gamin qui vole, l' « encourage »-t-il par là à voler? Bien sûr que non. Si Neill voulait par là l' « encourager », s'il lui était indifférent que l'enfant vole ou ne vole pas, il laisserait tout simplement les choses aller leur chemin. Mais en fait il accorde à l'acte une forme spéciale d'attention dont le sens pas une seconde n'échappe à l'enfant. Celui-ci sait bien que lorsque NeiIl lui donne une pièce il ne veut pas dire: « C'est bien de voler, continue mon petit. » L'enfant sait déjà que Neill, lui, ne vole pas et ne veut pas voir de vols dans son école. Qu'entend-il donc NeilI lui dire avec sa pièce d'argent? Il l'entend dire : « Je sais que tu n'es pas un voleur. » Il est à juste titre surpris et pense : « Pas un voleur? Bien sûr que je suis un voleur, tout le monde le dit, tous les jours. D'ailleurs je viens bien de le prouver puisque j'ai volé. » A ses pensées font écho la réponse silencieuse de Neill : « Non, tu n'es pas un voleur. Si je pensais que tu l'étais et que tu allais continuer à voler indéfiniment je serais un bel idiot de te donner de l'argent chaque fois que tu le fais, tu ne crois pas? » Il est difficile de répondre à cela. Neill, c'est évident, n'est pas un idiot. « Non, au fond tu n'es pas un voleur. Il se peut que tu voles aujourd'hui, que tu essaies de satisfaire des besoins importants que tu ne peux pas satisfaire d'une autre façon. Pourtant il existe d'autres façons. Je suis prêt à t'aider à les chercher, et je ne doute pas que tu les trouves.» 

Parmi les histoires policières de G. K. Chesterton - qui sont remarquables - il Y en a une particulièrement touchante qui s'intitule Le Secret de Flambeau. Dans cette histoire un célèbre détective américain discute du crime et des criminels avec le Père Brown et son vieil ami Flambeau, un ancien maître criminel, aujourd'hui respectable, mais qui avait été dans le passé la terreur de l'Europe. L'Américain demande au Père Brown le secret de son succès avec les criminels. Celui-ci répond qu'il est fort simple : il pénètre l'esprit et le cœur du criminel, c'est-à-dire son âme, il voit et sent à sa manière, en somme il devient lui-même le criminel afin de savoir ce que celui-ci ressent. L'Américain ne peut pas admettre qu'il y ait un criminel en puissance en chaque homme, en lui comme en les autres, et il rejette violemment cette explication comme sentimentale. C'est plus que Flambeau n'en peut supporter. Il se lève et, dominant l'Américain de sa gigantesque taille, lui avoue qui il est, que la police du monde entier a en vain essayé de le capturer pendant des années, que seul le Père Brown a compris pourquoi il volait et que lorsque celui-ci lui a expliqué le mobile de ses actions il s'est arrêté de voler. Cette histoire est peut-être quelque peu romanesque, mais elle témoigne d'une vérité que Neill paraît avoir saisie. 

Comme le Père Brown, Neill comprend l'importance du pardon et de la foi, deux notions que beaucoup de penseurs contemporains considèrent démodées et intangibles, donc non scientifiques. Peut-être que les récents travaux de Robert Rosenthal (1) convaincront pour le moins quelques-uns que le comportement que nous attendons des autres est en rapport avec celui que nous méritons. 

Neill comprend aussi ce qu'on appelle le conditionnement positif (2), qui est négligé et souvent mal compris par ceux mêmes qui le pratiquent et le préconisent. Ce qu'ils appellent le renforcement positif, et que dans la langue courante on appelle l'encouragement ou la récompense, ne dépend pas de la conception qu'en a celui qui le donne mais de celle qu'en a celui qui le reçoit. Les mobiles humains sont bien plus complexes que ceux des rats et des pigeons. N'étant pas dans la peau des autres, nous ne pouvons que deviner, et non savoir positivement, l'effet que produit sur eux la récompense. Ainsi l'enfant qui vole depuis des années trouve dans le vol, c'est évident, une satisfaction qu'il croit rechercher, c'est- à-dire que son idée du vol est « renforcée» par ce que font ou disent les adultes en vue de le faire changer. En fin de compte Neill comprend des choses trop simples et trop banales pour qu'on puisse leur donner le nom de psychologie, à savoir que si l'on a répété en vain, et pendant des années, à un enfant de ne pas voler il est temps de changer de tactique.

Et quelle autre choisir? En partie celle de récompenser le vol - et non pas tout acte délinquant. Ce qui est plus important que cette récompense, c'est la façon dont Neill réagit devant l'offense et l'offenseur, c'est-à-dire les conflits naturels de volontés, d'intérêts et de besoins dans une communauté restreinte. Il ne récompense pas toujours, ni n 'approuve nécessairement. Il lui arrive même de s'indigner ou de se fâcher. Mais quoi qu'il fasse il réagit toujours envers l'acte mais ne juge jamais la personne de l'offenseur. Il délibère sur le fait que Tommy a volé quelque chose, mais pas sur le fait que Tommy « est un voleur ». De plus, son jugement d'une faute est un jugement momentané, pas permanent. Il ne met pas d'étiquette sur les enfants, il ne les accable pas avec des blâmes et des mauvaises notes. Les enfants ne sentent pas que leurs erreurs leur sont reprochées indéfiniment et que leur passé les suit ; ils sentent que chaque jour on leur donne une nouvelle chance - et n'est-ce pas ce que chacun de nous voudrait avoir? 

De plus, dans chaque situation, Neill tient compte de l'individualité des enfants. Quoique parfois en tant que directeur il se sente obligé de devoir prendre certaines décisions qui peuvent aller jusqu'à l'expulsion d'un élève plus troublé ou destructif que les autres, la plupart du temps il ne réagit pas devant un acte en tant qu' « autorité », comme quelque symbole du droit ou de la vertu, mais tout simplement comme Neill. A l'occasion il parle sévèrement ou se fâche même, mais il parle en son nom propre, pas au nom de l'humanité entière. Ainsi il ne donne pas à l'enfant l'impression qu'il est rejeté par la société. En ceci il est beaucoup plus sage que la plupart de nos juges qui souvent prêchent la moralité aux hommes qu'ils envoient en prison. Il est probable que ces sermons ne font que pousser ceux-ci à retourner au crime. 
Parce que la réaction de Neill est immédiate, personnelle et authentique, et non point impersonnelle, bureaucratique et présomptueuse, elle est positive. De temps en temps, comme lorsqu'un enfant lui chipe quelque outil de jardin juste au moment où il en a besoin, il se fâche. Sa colère montre aux enfants en quoi réside le mal de voler : il prive et blesse la personne que l'on vole. Sa colère n'a rien d'abstrait ou de ridicule, pour ne pas dire de faux, en ce qui concerne la propriété et ses droits sacrés. Ce qui compte, c'est que lorsque vous volez quelque chose à quelqu'un vous infligez à cette personne une expérience pénible, une perte de temps et d'énergie, et vous lui causez de l'anxiété. Elle cherche frénétiquement l'objet perdu, ne peut pas le trouver, essaie de se rappeler où elle l'a mis, se demande si elle l'a perdu ou oublié quelque part, si quelqu'un le lui a emprunté et a oublié de le lui rendre; elle se demande ensuite qui l'a pris et a omis de le lui remettre, si l'objet a été pris volontairement, lequel de ses ennemis, ou même de ses amis, a commis le larcin, et elle finit par se demander peut­être si ses amis sont réellement ses amis. Tout cela fait du mal. De surplus, quoi que la personne ait voulu faire avec l'objet perdu, elle ne peut plus le faire parce que l'objet lui manque. 

Quand nous volons les autres nous les blessons et les troublons. Cela leur déplaît très fort et nous ne devrions par conséquent pas le faire. C'est d'ailleurs ce que les enfants retiennent de la réaction immédiate et vivante des adultes. 

On a dit assez de choses sur les assemblées générales de Summerhill (et autres écoles non coercitives), aussi je n'y ajouterai que quelques mots: ells sont utiles non seulement en tant que corps administratif des lois et règlements de l'école, mais aussi en tant que sorte de cour de justice où les disputes et les querelles personnelles sont aérées et jugées à l'amiable. Lors d'une de ces assemblées à laquelle j'assistai un jour, un petit garçon dénonça les brimades d'un plus grand. Il donna sa version de l'histoire, le grand donna la sienne, des témoins donnèrent leur opinion sur la question, l'histoire du petit garçon fut reconnue comme étant vraie et le grand, avec honte, dut l'admettre. Que faire alors? Le président de l'assemblée demanda avec colère au grand garçon - car celui-ci n'en était pas à sa première incartade du même genre - pourquoi il ne laissait pas le petit tranquille. Le grand garçon dit entre ses dents que le petit lui tapait sur les nerfs. Plusieurs enfants dirent :« Alors laisse-le tranquille, car lui ne te cherche pas. » Un autre élève fit remarquer que cet avertissement ne suffirait pas, que le grand recommencerait. Aussitôt les enfants trouvèrent une solution pratique et des plus humaines. Ils avaient compris, comme seuls les enfants peuvent le comprendre, que punir le grand garçon résulterait en plus de mal que de bien. Alors ils décrétèrent que si le grand garçon brimait à nouveau le petit celui-ci aurait le droit de réunir sur­Ie-champ une assemblée générale. Ainsi le grand garçon rencontrerait immédiatement la désapprobation du groupe et son déplaisir d'avoir été distrait de ses occupations du moment. Je ne sais ce qui se passa plus tard, mais il me semble que la décision de ce groupe d'enfants était plus sage que celle qui aurait pu être prise par bien des groupes d'adultes. 

On pourrait se demander comment il se fait qu'il existe des brimades dans une communauté comme Summerhill. Les brimades y sont toujours quelque peu un problème. La raison en est simple: les enfants comme les adultes, lorsqu'ils sont malheureux, ont tendance à vouloir passer leurs frustrations et leur colère sur les autres, à choisir un souffre-douleur. 

D'autre part, jusque récemment, il a été assez habituel que les grands briment les petits. Ce rite a souvent même été encouragé. On pourrait aussi se demander pourquoi la majorité de l'assemblée générale ne sanctionne pas une punition collective du coupable, comme dans l'horrible histoire de Frank Conroy, Stop-Time, où tous les élèves d'une école nouvelle américaine avaient voté que chacun d'entre eux, l'un après l'autre, flanquerait un violent coup de poing dans la mâchoire d'un élève détestable. La réponse à ceci, c'est que même si une telle punition était proposée à Summerhill, ce dont je doute, Neill et les autres adultes ne permettraient pas qu'elle soit appliquée. 

Dans toute communauté libre les droits de la majorité ne sont pas absolus. Ils doivent toujours être dominés par une idée de justice. Dans toute école digne de ce nom, il appartient aux adultes de pourvoir à cette limitation du droit de la majorité à faire ce qui lui plaît. 
Qu'est-ce donc qui aide les enfants à Summerhill à se remettre de leurs expériences antécédentes? Les enfants, là, font tout ce que la plupart des adultes à l'école ou à la maison ne leur avaient pas permis de faire - ils jurent, sont sales, portent des vêtements en lambeaux, cassent des objets. Lors de l'assemblée générale à laquelle j'assistai, une fillette de douze ans se suçait le pouce confortablement, le sortant de temps en temps pour faire des remarques avisées. Personne ne la taquinait ou ne semblait remarquer qu'elle suçait son pouce. Ya-t-il quelque chose d'intrinsèquement thérapeutique dans le fait de pouvoir dire des mots de cinq et trois lettres ou de pouvoir rester plusieurs jours sans se laver? J'en doute. Je crois plutôt que ce qui est important pour les enfants de Summerhill, c'est la libération des lourdes pressions auxquelles ils ont été soumis précédemment. Pour beaucoup d'entre eux la vie, avant de venir à Summerhill, n'avait été qu'un long conflit avec des adultes dont la plupart du temps ils recherchaient l'amour et la bonne volonté. Plus de cent fois par jour ils avaient dû faire face à cette décision pénible : Ferai-je ou ne ferai-je pas ce que Papa, Maman, mon maître (ou quelque autre autorité) me disent de faire? Qu'ai-je à y gagner? Qu'ai­je à y perdre? Il n'est pas si facile de décider. Il est certainement tout aussi épuisant pour des enfants que ce le serait pour nous adultes, de se trouver jour après jour devant cette alternative. Beaucoup d'entre eux avant de venir à Summerhill devaient passer tant de temps, dépenser tant d'énergie en vue de faire ou de ne pas faire ce que les autres leur disaient, qu'ils n'avaient plus ni temps ni énergie pour faire ce qui leur plaisait. D'une façon ou d'une autre ils étaient sans cesse contraints à réagir devant les autres soit en se rendant soit en résistant, mais dans un cas comme dans l'autre en agissant de façon dépendante, sans aucune autonomie, sans souci de leurs intérêts propres. 
A Summerhill ils sont libérés de tout cela. Ils n'ont pas à décider sans cesse de l'attitude qu'ils doivent prendre vis­à-vis de ceux qui les obligent à faire mille choses, parce que personne ne les oblige à faire quoi que ce soit. Aussi longtemps qu'ils ne gênent pas la vie des autres, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Enfin ils ont le temps! Même celui de « ne rien faire » - encore qu'en fait cela soit impossible, car quiconque est vivant ne peut pas « ne rien faire»; éveillés ou endormis nos esprits s'occupent généralement de ce qui nous est important. Que font donc les enfants qui ont l'air de « ne rien faire », et en quoi la liberté les aide-t-elle? Là, je ne peux que deviner, me remémorant les façons dont mes rêves et mes fantasmes m'ont aidé à assimiler des expériences qui tout d'abord m'avaient surpris ou troublé. Je soupçonne que les enfants repensent à leurs expériences passées, les revoient sans cesse comme un film, les vivent à nouveau et les remanient jusqu'à ce qu'elles soient quelque peu débarrassées de leur pouvoir. 
Il y a quelques années, j'eus l'occasion d'écouter le psychanalyste Theodore Reik donner à de jeunes amoureux ce qui me sembla alors le plus étonnant des conseils. Ne prenez pas l'habitude de vous entretenir, dit-il, de vos souvenirs heureux du temps où vous vous faisiez la cour, de vos premiers rendez­vous, etc. Ne dites pas avec sentiment: « Tu te souviens du jour où ... » Aussi longtemps que le souvenir vit dans votre subconscient, l'expérience garde son pouvoir magique et entretient votre amour réciproque. Mais si vous l'amenez au grand jour de la conscience, et si vous en parlez, vos souvenirs s'effaceront comme une vieille photo au soleil et perdront leur fraîcheur et leur intensité, ils deviendront du déjà vu, ou bien vous penserez qu'ils sont arrivés à d'autres. Il semblerait découler de ceci - que Reik l'ait dit ou non je n'en sais plus rien - que si nous voulons enlever à l'expérience son pouvoir il ne faut pas chercher à l'oublier, mais au contraire à la revivre. 

Essayez et vous verrez ce qui arrive. Tout d'abord, vous souvenant de l'expérience, vous la revivez littéralement, vous entrez en elle. Puis, graduellement, vous commencez à vous en éloigner, à en sortir. Quelle qu'ait été la nature de l'expérience, vous la voyez et vous l'entendez, mais de plus en plus comme un spectateur, un peu comme si vous regardiez un film de vous­même. Au début, ce film est vivide et douloureux, tout en gros plans, c'est vous qui êtes l'acteur. Mais au fur et à mesure que vous repassez le film il perd de son intensité, il devient moins réel, et la personne qui agit, à laquelle il arrive des choses pénibles, ou qui se conduit comme une sotte, n'est plus votre vrai moi mais quelqu'un que vous fûtes il y a longtemps, quelqu'un qui n'existe plus. 
Et au fur et à mesure que vous vous éloignez de l'expérience, vous pouvez commencer à faire jouer son rôle différemment au personnage du film, à lui faire éviter l'erreur qu'il avait faite précédemment, à lui faire dire autre chose que ce qu'il avait dit. Vous recréez le passé d'une nouvelle façon. C'est ce que nous faisons tous. Je pense à un exemple banal mais typique: l'hiver dernier, au début d'une série compliquée de voyages aériens, je mis mon billet d'avion dans ma poche. En arrivant près de l'aéroport, alors que je ne pouvais pas retourner chez moi sans risquer de manquer mon avion, je me rappelai tout à coup que j'avais des billets dans deux enveloppes différentes et que j'avais laissé la plus importante des deux chez moi. Pendant un moment je fus furieux, puis, en fantasme, je revécus la scène dans mon appartement comme j'aurais dû la jouer. Je me vis cherchant soigneusement mon second billet dans une enveloppe, le sortant et le mettant dans ma poche. Je me vis faire plusieurs choses qui, si je les avais réellement faites, m'auraient permis de me souvenir de prendre l'enveloppe contenant mon second billet. Après un moment ma colère avait disparu, je n'étais plus affligé par mon expérience, je la voyais tout simplement comme une erreur parmi tant d'autres, et j'étais prêt à affronter toute nouvelle expérience qui se présenterait. 
A quoi servent ces mécanismes mentaux? Comme je l'ai suggéré, ils nous permettent, entre autres choses, de sortir de l' expériènce. De plus, en reconstituant le passé nous le recréons à nouveau, mais cette fois nous sommes plus adroits, plus prudents, plus proches de la personne que nous aimerions être. Ce passé que nous refaçonnons peut être une sorte de préparation pour l'avenir. En quelque sorte il est peut-être la seule façon que nous ayons de profiter de nos erreurs. Non seulement nous nous préparons à mieux agir dans l'avenir, mais dans une certaine mesure nous arrivons même à nous convaincre que nous avons réellement agi mieux dans le passé. Nous voyons notre personne réelle, celle qui nous paraît la plus réelle, non pas comme la personne qui s'est trompée dans le passé, mais comme la personne qui a pensé - même si cela a été trop tard - à la chose sensée à faire. Aussi, m'imaginant moi-même n'oubliant pas au lieu d'oubliant mon billet d'avion ou, en une autre occasion, n'oubliant pas mes clés à l'intérieur de la voiture, je me permets d'avoir une meilleure opinion de moi-même. 

Il est probable que les enfants réfléchissent de cette manière. 
Il est probable aussi que les fantasmes à l'aide desquelles ils refaçonnent et recapturent le passé sont beaucoup plus imaginatifs que mes efforts pénibles d'adultes. Les petits enfants, dans leurs jeux dramatiques libérés de toute contrainte, remplissent toutes sortes de rôles mythiques; peut-être le font-ils aussi en secret dans leur esprit. En tout cas, quels que soient les mécanismes de l'enfant, l'expérience de Summerhil1 et de lieux du même genre a prouvé que l'esprit humain a des pouvoirs curatifs tout comme le corps. Si les blessures de notre âme ne sont ni ravivées ni rouvertes chaque jour, beaucoup d'entre elles se cicatriseront. C'est cette sorte de guérison qui est possible à Summerhill. 

Summerhill donne aussi aux enfants une nouvelle chance, et peut-être qu'en partie la guérison des enfants est due au fait qu'ils peuvent organiser une grande partie de leur vie, prendre des décisions et apprendre par leur propre expérience qui n'est ni pire ni meilleure que celle des autres; en vivant leur vie ils apprennent à prendre des décisions, ils apprennent aussi que celles-ci ne sont pas nécessairement mauvaises ou que si elles le sont ils peuvent les changer; ils réalisent qu'ils sont assez intelligents et capables pour comprendre quelque peu leur vie et savoir qu'ils n'ont pas besoin indéfiniment de dépendre des conseils et de l'orientation des autres. En somme, plus par son exemple que par ses sermons, Summerhill aide les enfants à sentir, et souvent pour la première fois à comprendre, qu'ils sont des êtres humains compétents et valables. Les enfants guérissent et croissent à Summerhill grâce à la liberté, au soutien et au respect qu'on leur accorde. Ces trois conditions sont essentielles à la croissance de l'enfant et devraient être reconnues dans toutes les écoles si nous voulons voir nos enfants s'épanouir sainement. Toute réforme éducative qui a priori ne s'appuie pas sur ces conditions ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête et n'apportera certainement aucune amélioration désirable à la vie et à l'éducation de nos enfants. 

Mais là doit s'arrêter l'imitation de Neill. La pire chose qui puisse arriver a tout grand pionnier de la pensée humaine, c'est que ses idées tombent entre les mains de disciples et d'adeptes qui, prenant la pensée vivante, dynamique et toujours prête à s'élargir de leur maître, essaient de la graver dans un granit impérissable afin que rien n'en soit perdu ou changé. Le reflet en reste alors mais pas l'esprit. Un de mes amis avait pour habitude de dire qu'un conservateur est un homme qui voue un culte à un révolutionnaire mort. 

Nulle part cela n'est plus vrai que dans l'éducation; et l'on ne peut s'empêcher de songer à ce qui est arrivé aux idées de Maria Montessori et de John Dewey. 
Il serait tragique que la même chose arrive à celles de Neill. 
La seule façon de prévenir cette éventualité et d'honorer Neill comme il le mérite, c'est d'essayer de continuer l'exploration qu'il a entreprise, de pénétrer plus avant encore dans le territoire inexploré de la liberté, du bonheur et de la croissance des êtres humains. Nous devons par conséquent nous inspirer de la pensée de Neill, de ses écrits, de son œuvre et de Summerhill elle-même, non pas comme d'une finalité mais comme d'un début. 

(1) Pygmalion in the Classroom, publié par HaIt, Rinehart & Winston
(2) En anglais: Operant Conditioning (N. d. T.) 


SUMMERHILL SCHOOLSUMMERHILL SCHOOL
"Un mélange confus d'autoritarisme,
de corruption, et de séduction,
maintient toujours les jeunes
sous la tutelle du monde adulte,
un monde qui a perdu le contact avec son élan vital."

Le droit d'apprendre.
"Je me suis replongée dans "Une société sans école" de Ivan Illich
que j'avais lu sans doute trop jeune, du temps que j'étais étudiante, non enseignante. 
Je n'ai pas, à l'époque suivi les réactions du corps enseignant,
mais je subodore que l'effet a été un peu analogue à celui produit sur le corps judiciaire 
par l'analyse de la prison proposée par Michel Foucault dans Surveiller et punir. 
En effet, dans les deux cas, ce qui est proposé est la description d'un échec.
La prison, comme l'école, aggrave ce qu'elle était censée améliorer. "


Ivan Illich dans 'Une société sans école' proposait,
dès les années 70,
une réflexion radicale sur l'échec de l'enseignement à l'école.
Cette dernière, outil d'un Etat,
peut-elle être pensée aujourd'hui autrement
comme il le suggérait il y a trente ans ?

Recréer un appétit du possible
tenter de recréer un sens des possibles, 
un appétit du possible
contre la conviction triste 
que le diagnostic d'Illich 
est à ce point confirmé que la voie qu'il proposait est bloquée. 

L'école, selon Illich, repose sur le postulat que les jeunes êtres humains 
sont comme des immigrés, de nouveaux venus
qui doivent se soumettre à un processus de naturalisation, 
un processus qui doit les mettre à l'écart de leur milieu naturel 
et les faire passer par une matrice sociale sous responsabilité de l'Etat, 
un Etat dont l'enseignant accrédité est d'abord le représentant

LE GUIDE ANNUAIRE DES ECOLES DIFFERENTES

| LE GUIDE-ANNUAIRE | Commande | Commande express sécurisée | Documentation| Présentation | SOMMAIRE |
| Le nouveau sirop-typhon : déplacements de populations ? chèque-éducation ? ou non-scolarisation ? |
| Pluralisme scolaire et "éducation alternative" | Jaune devant, marron derrière : du PQ pour le Q.I. |
| Le lycée "expérimental" de Saint-Nazaire | Le collège-lycée "expérimental" de Caen-Hérouville|
| L'heure de la... It's time for ... Re-creation | Freinet dans (?) le système "éducatif" (?) |
| Changer l'école | Des écoles différentes ? Oui, mais ... pas trop !| L'école Vitruve |
| Colloque Freinet à ... Londres | Des écoles publiques "expérimentales" |
| 68 - 98 : les 30 P-l-eureuses | Et l'horreur éducative ? |