L'inégalité des chances liée
au contexte familial se renforce fortement au travers des phénomènes
de pauvreté, de ségrégation
urbaine, d'éclatement des structures familiales et finalement d'échec
scolaire, reflet de la concentration géographique
de handicaps qui se cumulent. Comme l'a relevé le
rapport 2004 du Conseil de l'emploi, des revenus
et de la cohésion sociale (CERC), «la moitié des
jeunes sortis de l'école à 17 ans
sans diplôme vit dans le cinquième des ménages les
plus
pauvres».
Les élites de la société
française, de droite comme de gauche, se sont jusqu'ici refusées
à
regarder
la réalité en face. Il est vrai
que la statistique entretient la confusion et le doute sur la nature des
problèmes. La massification de l'accès
au bac et à l'enseignement supérieur n'est-elle pas la preuve
que l'égalité des chances s'est
renforcée ? En réalité, il n'en est rien et les enfants
des milieux les
plus favorisés accaparent plus que jamais
l'accès aux filières les plus prestigieuses de l'éducation,
avec la complicité objective des enseignants,
puisque leurs enfants sont les premiers à profiter de
dérogations qui permettent à plus
de 40 % d'entre eux d'échapper à la carte scolaire en Ile-de-
France. Les enfants issus de l'immigration, même
diplômés, restent soumis à un risque beaucoup
plus élevé de chômage et
de pauvreté.
Les handicaps ou les avantages liés aux
origines familiales ne s'effacent pas avec l'école, ils se
renforcent plutôt. La récente tendance
à encourager, au nom de l'équité, des discriminations
positives pour rattraper symboliquement quelques
individus à bon potentiel, ne change rien à la
tendance globale de notre société
: l'inégalité croissante des chances éducatives des
enfants
défavorisés, notamment ceux qui
vivent dans les zones urbaines sensibles et les quartiers
populaires. Notre système éducatif
a connu des évolutions considérables : depuis les années
60, le
nombre d'étudiants a été
multiplié par sept. Comment ne pas se réjouir de voir entrer
à l'université
le tiers des enfants d'ouvriers ! Mais cette
massification de l'enseignement général (près de 70
%
des jeunes accèdent au niveau du bac,
soit deux fois plus qu'en 1980) et supérieur s'est-elle
accompagnée d'une véritable démocratisation
?
Cette bonne nouvelle ne masque-t-elle pas une
réalité inchangée en profondeur ?
Si l'accès à l'enseignement supérieur
apparaît lui aussi moins inégalitaire, les enfants d'ouvriers
entreprenant des études supérieures
n'en restent pas moins minoritaires, par rapport à ceux de
cadres deux fois moins nombreux. Des écarts
sociaux très prononcés subsistent en matière de
réussite et d'obtention de diplômes
supérieurs : c'est le cas de 80 % des enfants de professeurs ou
professions libérales, de 20 % seulement
des enfants de personnel de service ou d'ouvriers les
moins qualifiés.
Dans les années 50, les enfants d'origine
moyenne ou supérieure avaient vingt-quatre fois plus de
chances d'entrer dans l'une des quatre grandes
écoles les plus prestigieuses que les enfants
d'origine populaire. Au début des années
90, ce ratio était toujours de vingt-trois ! Ce constat a
conduit Claude Thélot à écrire
: «L'examen du haut de la pyramide scolaire est révélateur
de
l'ampleur persistante des différences
sociales.»
Ainsi, Pierre Bourdieu avait raison : la classe
sociale dominante se reproduit par méritocratie
interposée pour constituer cette noblesse
d'Etat si décriée par ailleurs. Le plus grave est cependant
que si le système scolaire reste orienté
sur la sélection des champions olympiques de l'intelligence,
il continue à laisser au bord de la route
scolaire ceux qui sont éliminés par l'échec et qui
seront
d'autant plus exposés au risque du chômage,
que ce dernier n'épargne plus les diplômés.
En effet, depuis quelques années la rentabilité
marginale des études (mesurée par le risque
moindre de chômage) baisse, elle devient
même négative : le taux de chômage des bac + 2 est
devenu de deux points inférieur à
celui des bac + 4. La meilleure insertion et l'accès à
l'encadrement restent le fait de seulement deux
catégories de diplômés : ceux des grandes écoles
et des 3e cycles universitaires.
Les premiers affectés par cette désillusion
sont les enfants de milieux modestes qui se sont égarés
sans information ni préparation adéquate
dans des filières non sélectives et sans débouchés.
Leurs
parents étaient fiers d'avoir un premier
bachelier puis licencié dans la famille, ils se sont souvent
«saignés» pour financer leurs
études et voilà que l'ascenseur social n'est pas au rendez-vous.
Quand un diplôme est dévalué,
ce qui fait la différence c'est l'université d'obtention
(parisienne ou
périphérique) et les relations
familiales pour obtenir des stages valorisants et mieux accéder
au
marché du travail.
Une réduction importante des inégalités
a été obtenue pour les enfants d'agriculteurs : en 2002,
ils
représentaient 2 % des enfants qui entraient
en 6e, la même proportion dans les classes
préparatoires aux grandes écoles
et 2,4 % de l'ensemble des étudiants, ce qui montre l'effet positif
des politiques publiques d'attribution systématique
de bourses et de places en internat à cette
catégorie sociale que l'on voulait accompagner
dans son exode rural. Le même volontarisme public
au profit des enfants des milieux défavorisés
serait possible et payant, à condition d'y mettre les
moyens. Sinon, l'ascenseur social par le mérite
scolaire restera en panne.
Quand le laisser-faire et le laisser-aller conduisent
au renforcement de l'inégalité des chances, la
collectivité se doit d'intervenir et ne
pas se contenter de mesures de discriminations positives
intéressantes comme à Sciences-Po,
mais sans effet structurel. A terme, ces politiques de ciblage
sur certaines catégories sont aussi source
d'effets pervers, à commencer par l'atteinte au principe
d'universalité des droits des citoyens.
La ghettoïsation de la société française par
le haut, relevée
par Eric Maurin, conduit les différentes
classes sociales à vivre entre soi, à se regrouper dans les
mêmes quartiers. Dans ce contexte d'apartheid
urbain, la carte scolaire qui entendait favoriser la
mixité sociale produit exactement le contraire.
Dernier ouvrage paru: le Choc de 2006 (Odile
Jacob).