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La
colère d'André Glucksmann
Le philosophe croyait
avoir obtenu de Nicolas Sarkozy des garanties pour ses protégés.
Après avoir entrouvert
la porte aux réfugiés de Tchétchénie,
la France l'a brutalement
refermée
Point de vue.
Le nouveau tsar vous dit merci... André Glucksmann Le Monde - 0/03/2005
Messieurs Chirac, Bush et Schröder, merci. Aslan Maskhadov, président élu sous contrôle international de la Tchétchénie, est mort. Assassiné. Le plan des autorités russes a réussi : les voilà seules face à Chamil Bassaev, leader extrémiste formé par elles et maintes fois par elles épargné, de Boudienovsk au Daghestan. M. Poutine, l'agent soviétique qui passe ses vacances en compagnie de MM. Schröder et Berlusconi, se retrouve face à un autre lui-même, un terroriste qui n'a pas encore sa trempe mais déjà sa cruauté. Le massacre va pouvoir continuer, et les attentats reprendre. Aslan Maskhadov venait de décréter un cessez-le-feu unilatéral et de proclamer qu'il représentait les valeurs de l'Occident et non celles de l'islamisme radical. Ce cessez-le-feu d'un mois avait été respecté par l'ensemble des boeviki - combattants tchétchènes -. Maskhadov avait montré sa force. C'était le moment de le tuer. Pour empêcher que l'esprit des "révolutions permanentes" que notre ami le tsar abhorre ne gagne le Caucase nord. Pas un dirigeant occidental n'a osé appeler le Kremlin à négocier avec le seul leader légitime d'un peuple martyr et héroïque. Souvenez-vous du commandant Massoud en Afghanistan. Il avait résisté aux Russes puis aux islamistes ; il fut abandonné par les démocraties et assassiné, au profit de Ben Laden. Bis : pas un de nos représentants n'a contredit Vladimir Poutine lorsqu'il assimilait la résistance militaire des indépendantistes tchétchènes au terrorisme international. Au contraire, Chirac et Schröder ont proclamé le maître du Kremlin archange de la paix, eu égard à ses sympathies envers Saddam Hussein. C'était un chèque en blanc, et l'homme du KGB vient de l'utiliser. Dénués de morale, nos dirigeants manifestent de surcroît une remarquable imbécillité politique. Quel dirigeant va maintenant pouvoir calmer ces milliers de torturés qui ne rêvent que de vengeance ? Quel leader sera en mesure de négocier si les Russes ne se rendent un jour compte de la folie meurtrière qui les habite ? Comment trouver dans cette jeune génération qui n'a connu que la guerre et l'oppression un homme de la stature et de la tempérance de Maskhadov ? La Tchétchénie va s'enfoncer plus encore dans l'horreur. Elle ne plongera pas seule. Qui retenait les combattants fous de douleur de faire sauter une centrale nucléaire en Russie ? Des services secrets corrompus ? Evidemment pas. Qui contenait l'influence de Bassaev, cet ex-agent du GRU, les services spéciaux de l'armée russe, au sein de la résistance tchétchène ? Qui, sinon Aslan Maskhadov ? Yasser Arafat mourant a eu droit à tous les honneurs de la France et de l'Europe. Le président tchétchène, qui n'a jamais appelé au meurtre des civils, lui, mourra seul, comme il a combattu. Délaissé par le monde, isolé dans ses montagnes rebelles, voyant son peuple massacré dans l'indifférence générale, Maskhadov condamna sans condition la prise d'otages du théâtre de Moscou et l'horreur de Beslan, offrant de venir sur place interdire le massacre des innocents. Comme il avait stigmatisé d'emblée les attentats du 11-Septembre. Héros indépendantiste, il a proposé un plan de paix antiterroriste qui remettait à plus tard la question de l'indépendance. Au nom de la paix. Ce plan prévoyait la démilitarisation des combattants sous contrôle international. L'ONU, l'UE, l'OSCE, l'OTAN et tous les "machins" censés préserver la paix des peuples et garantir l'autodétermination des nations n'ont pas même daigné discuter de ce plan vieux de trois ans et sans cesse réitéré. Malgré les camps de filtration, les opérations de nettoyage, les viols et vols, la mort de près du quart de sa population - imaginez, en Italie ou en France, une saignée de 10 à 15 millions d'individus -, l'exil d'autant de civils apeurés, la Tchétchénie résiste, tant à la barbarie des Russes qu'aux sirènes du fanatisme religieux. Pourquoi tant d'acharnement contre un peuple d'un million de personnes (autrefois) ? Si peu de compassion ? L'obstination de Moscou ne relève ni de motifs stratégiques ni de simples intérêts énergétiques. La principale raison de trois siècles de guerre coloniale et de cruauté russe au Caucase est pédagogique. Les grands poètes russes l'avaient repérée : il s'agit de faire un exemple et d'enseigner aux Russes eux-mêmes ce qu'il en coûte de ne pas obtempérer aux oukases. En 1818, le général Ermolov livrait à Nicolas Ier la clé de ce combat : "Ce peuple tchétchène inspire par son exemple un esprit de rébellion et d'amour de la liberté jusque dans les sujets les plus dévoués de Votre Majesté." Poutine a traduit en ses termes de sous-officier soviétique les leçons de l'impérialisme tsariste : il faut "buter jusque dans les chiottes" ces éternels rebelles. Alors oui, Aslan Maskhadov avait du sang sur les mains, comme tous les résistants de France et d'ailleurs. Il combattait un ennemi armé et guidé par des pulsions génocidaires. De nos jours, il ne fait pas bon être un résistant, un vrai. Il est aussi mort de nos incapacités lexicales. Nous parlons de génocide à cor et à cri sauf lorsque s'en produit un véritable, comme au Rwanda en 1994. Nous qualifions de "résistants"les salafistes ou saddamistes qui égorgent les agents électoraux et les votants en Irak, mais refusons de désigner ainsi les combattants de la liberté qui n'acceptent pas la disparition de leur peuple. En refusant de le nommer pour ce qu'il est, un président et un patriote, les dirigeants occidentaux ont consenti d'avance à son assassinat. Il m'aimait bien. Pendant mes pérégrinations en Tchétchénie (juin 2000) nous ne pûmes vraiment discuter : à trois reprises nos rencontres furent interrompues par les bombes. Je lui transmis mes questions. Il me répondit par cassette une très longue lettre, où il dénonçait l'islamisme, pour conclure : "Jamais dans une Tchétchénie libre une femme tchétchène ne sera obligée de porter le voile." A la fin de sa dernière nouvelle, Hadji Mourat,Tolstoï peint,
en forme de testament littéraire et politique, une scène
hallucinée : on apporte sur un plateau à un tsar veule la
tête coupée du noble chef tchétchène. Aslan
Maskhadov est mort hier dans le village de Tolstoï, Iourt. La Tchétchénie
a perdu son de Gaulle. Nous avons perdu, encore un peu plus, notre honneur.
André Glucksmann est philosophe.
La colère d'André Glucksmann
«On dit non aux Tchétchènes» - Le Nouvel Observateur - Nº2261 - 06
Mars 2008
Le philosophe croyait avoir obtenu de Nicolas Sarkozy des garanties pour ses protégés. Après avoir entrouvert la porte aux réfugiés de Tchétchénie, la France l'a brutalement refermée André Glucksmann est amer, indigné, comme s'il avait été dupé. «Je le dirai à Sarkozy, quand je l'aurai au téléphone, proclame-t-il. C'est scandaleux, c'est totalement contradictoire avec ce qu'il avait promis et accompli jusque-là !» La raison de sa colère ? Les barrières mises en place par le gouvernement pour empêcher l'afflux de réfugiés tchétchènes, son obsession, son grand combat. Le philosophe dénonce des mesures «discriminatoires»,une «fermeture des frontières», pis, un alignement sur la Russie honnie. «Moscou ne veut pas que les Tchétchènes sortent. Et la France ne s'honore pas en participant a ce blocus.» Il en ferait presque un motif de rupture. «Vous savez, prévient-il, je ne suis pas entré en religion.» N'avait-il pas rallié Nicolas Sarkozy avec fracas, un an plus tôt, en partie à cause de cette tragédie qui le taraude ? Et de rappeler avec émotion les paroles du candidat de l'UMP : «250 000 morts, ce n'est pas un détail.» Il est d'autant plus furieux qu'il croyait avoir obtenu du président des garanties pour ses protégés, une reconnaissance de «l'exceptionnalité du cas tchétchène», un traitement de faveur à la mesure des atrocités commises dans ce pays grand comme un mouchoir de poche. Quand un sujet lui tient à coeur, l'ancien mao sait être
persuasif. Il avait déjà plaidé sa cause auprès
du ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy. Il revient à
la charge pendant la campagne présidentielle et après la
victoire de son champion. Avec succès. Malgré une politique
d'immigration très stricte, malgré les reconduites aux frontières,
la France montre une grande mansuétude à l'égard des
Tchétchènes. «On s'était mis d'accord sur le
fait que ce n'étaient pas des réfugiés de la misère
mais de la persécution et de la guerre», dit André
Glucksmann. Il intervient sans cesse pour des personnes en instance d'expulsion.
«Je
Au-delà des cas individuels, il réclame le droit pour
tous les Tchétchènes de requérir l'asile politique
en France. «Ils peuvent ne pas l'obtenir, tout dépend de leur
cas, mais je voulais qu'ils aient au moins la possibilité de le
faire chez nous.» Or, au terme d'un règlement européen
appelé Dublin II, le demandeur d'asile doit déposer son dossier
dans le premier Etat membre de l'Union qu'il traverse. Un principe qui
piège les candidats à l'exil aux marches de l'Europe.
A la demande de Glucksmann, il est donc décidé d'appliquer
une clause dérogatoire aux «ressortissants tchétchènes».
Le 10 juillet 2007, le tout nouveau ministre de l'Immigration, de l'Intégration
et de l'Identité nationale, Brice Hortefeux, s'empresse de
Les «problèmes» éclatent vite. A partir de la mi-décembre, le rite devient immuable. Jour après jour, de 30 à 40 Tchétchènes débarquent par le vol Air France AF 2623 de 15h 10 en provenance de Kiev. Des passagers en transit pour Rabat, qui, à chaque fois, demandent à rester en France. Ils sont retenus à l'aéroport dans un lieu d'hébergement gardé par la Police de l'Air et des Frontières (PAF), appelé zone d'attente pour personnes en instance, ou Zapi III. Une sorte de dépôt, le temps d'être refoulé ou admis sur le sol français. Le bâtiment, limité à 163 places, explose. «Ils étaient tellement nombreux, on a dû ouvrir une zone d'attente supplémentaire», explique un policier. La PAF réquisitionne en catastrophe une salle d'embarquement,
la B33, le 26 décembre, puis un salon Air France le 10 janvier.
Au début, il n'y a ni lits ni douches. Les réfugiés
dorment sur les sièges en fer ou à même le sol, dans
le froid et les odeurs de kérosène qui émanent de
la piste toute proche. Ils n'ont pas accès à un téléphone
pour appeler un avocat.
L'arrêté du 1er février instaure un visa de transit
aéroportuaire (VTA) aux «Russes provenant d'un aéroport
situé en Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Turquie ou Egypte».
Une première en Europe. La mesure consulaire frappe une population
à travers les
Au regard des chiffres, cette panique paraît disproportionnée.
Fin décembre, les Tchétchènes n'étaient que
1200 à avoir atterri à Roissy. Reste l'image de cette brèche
dans la forteresse France.
Maldika est désespérée. Son fils, Timur, 22 ans, est sous le coup d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Elle redoute de subir le même sort. A Grozny, son mari militait pour une organisation de défense des droits de l'homme, Koalitia. Il a disparu en 2005. Elle soupçonne le FSB de l'avoir assassiné. «Il visitait une prison. Au téléphone, il m'a dit
: «Je rentre» et puis plus rien.» Sa fille, 6 ans, a
perdu l'usage de la parole depuis une descente de la milice dans leur maison.
Le 25 mars 2007, après de nouvelles menaces, Maldika a pris ses
quatre enfants
Elle croise même deux agents du FSB qui l'avaient persécutée. C'est alors qu'elle entend dire que «Sarkozy ne renvoie pas les Tchétchènes». Elle expédie Timur en France, par camion, le 18 décembre, et le rejoint un mois plus tard. Lors d'une convocation à la Préfecture, il est arrêté et placé au centre de rétention de Vincennes. «Le juge m'a dit que j'étais «Dublin», raconte le garçon. J'ai rien compris.» Il vient d'être libéré le matin même, après neuf jours derrière les grillages. Il ignore pourquoi. «Peut-être a-t-il bénéficié de l'intervention d'une personnalité comme Glucksmann ?», hasarde Annabella Orange. Cette animatrice du Comité Tchétchénie ne sait plus quoi répondre aux interrogations de plus en plus grandes des réfugiés. «Ils nous demandent pourquoi untel a eu ses papiers et pas eux ? Et comment leur expliquer qu'à l'automne Us étaient les bienvenus et qu'aujourd'hui ce n'est plus le cas ?» (1)Prénom changé à la demande de l'intéressé. Christophe Boltanski
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