La réforme de l'apprentissage rompt avec l'éducation
de l'égalité des chances instaurée dans les années
50.
Formation à 14 ans: l'école capitule par Emmanuel DAVIDENKOFF - Libération -
vendredi 30 décembre 2005
Quelques semaines, en cette fin d'année 2005, auront donc suffi à enterrer soixante ans de politiques publiques d'éducation. Sans que cette réforme, qui n'assume pas sa portée, suscite le moindre mouvement de contestation de la part d'une «forteresse Education nationale» apparemment anesthésiée par douze années de combats perdus ; à la rigueur budgétaire des années Bayrou (1993-1997) ont succédé les dévastatrices années Allègre (1997-2000), des années Lang foisonnantes en projet (et prolixes en moyens) mais sans lendemains (2000-2002), de cacophoniques années Ferry (2002-2004) marquées par le plus long mouvement social dans le secteur (printemps 2003), et une discrète année Fillon (2004-2005) consacrée à l'accouchement d'une loi adoptée dans sa lettre au printemps, démantelée dans son esprit aux premiers frimas. Pourtant, aucun de ces ministres n'était revenu sur la dynamique inaugurée dans les années 1950 : tenter d'accroître le niveau de formation du plus grand nombre de jeunes, objectif des principaux textes qui structurent l'architecture scolaire, de la réforme Berthoin de 1959 (scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans) à la loi Fillon de 2005 (50 % d'une classe d'âge diplômée du supérieur) en passant par la loi Haby de 1975 (collège unique), la création du baccalauréat professionnel par Chevènement en 1985 et la loi Jospin de 1989 (80 % d'une classe d'âge au niveau du bac, 100 % de jeunes qualifiés). A l'évidence, ces politiques n'ont pas atteint leurs objectifs formels. La France, comme tous les pays développés, reste confrontée à une poche apparemment irréductible de 10 % à 20 % d'élèves en très grande difficulté. Son école se révèle incapable de compenser les inégalités de tous ordres (social, urbain, culturel, etc.), hormis via des dispositifs dérogatoires, coûteux et qui ne bénéficient qu'à une poignée de jeunes. Surtout, les acteurs du système n'ont jamais joué le jeu qu'«imposent» les textes pour assurer un minimum de justice scolaire. Du côté des parents : contournement de la carte scolaire, stratégies sans cesse renouvelées de choix d'options ou de filières réputées plus protectrices, demandes de constitution de classes de niveaux, «zapping» entre secteurs public et privé, recours croissant aux cours particuliers payants, etc. Du côté des professionnels de l'éducation, la résistance est plus diffuse mais peut se résumer au résultat, constant, des sondages portant sur l'objectif du «collège unique» : la majorité des enseignants a toujours jugé irréaliste l'idée d'amener tous les jeunes en fin de troisième. Elle s'illustre aussi par l'impuissance du système à raisonner autrement qu'en termes hiérarchiques et en alternatives binaires : la «réussite» se définit en fonction d'un modèle uniforme (les grandes écoles) qui impose, dès le collège voire dès le primaire, l'excellence dans les matières générales et abstraites (et encore, pas toutes), les autres choix se faisant par défaut... quand ils existent (orientations non désirées). Elle se manifeste encore par les réticences de l'Education nationale à diffuser des approches d'enseignement alternatives, ce qui ne serait pas absurde une fois établi le fait que le système dominant fonctionne pour une majorité d'élèves mais laisse de côté une minorité assez nombreuse pour mériter mieux que des «expérimentations» parcellaires soumises au stop and go, intenables pour les équipes, qu'imposent les fluctuations budgétaires et politiques. A l'arrivée, un échec, analysé sous toutes ses coutures par vingt ans au moins de discours sur l'éducation. Au nom du «pragmatisme», Gilles de Robien, aiguillonné par Dominique de Villepin, a donc décidé de tirer un trait sur les vieilles lunes de la démocratisation en autorisant l'apprentissage à 14 ans avec signature du premier contrat de travail à 15, décisions qui signent la fin de l'obligation scolaire à 16 ans et du «collège unique». Dans une vision du monde non moins idéale que celle qui portait le projet d'un collège efficace à 100 %, une telle mesure ne manquerait pas de vertus : après tout, si les enfants en difficulté à 14 ans pouvaient trouver une voie de réussite en entrant dans le monde du travail, pourquoi ne pas renoncer à leur inculquer, au moins momentanément, au moins sous la forme traditionnelle, des savoirs auxquels ils se montrent rétifs ? Le hic, relevé par nombre de défenseurs de l'apprentissage, est que plonger dans le monde du travail sans en dominer les codes (qui ne sont pas moins stricts litote que ceux du collège) condamne à un échec annoncé, d'autant plus douloureux qu'il est présenté comme une «dernière chance». Mais le «bénéfice» collatéral ne manque pas d'attrait : le collège et avec lui le système éducatif ne sera plus tenu comptable de ces échecs, dont la responsabilité incombera avant tout au jeune qui «n'aura pas voulu». Car c'est bien une morale du «quand on veut, on peut» qui sous-tend cette vision de l'éducation, comme si aucun paramètre exogène n'affectait le rapport au monde des individus, comme si les conditions dans lesquelles les enfants se présentent le matin aux portes de l'école étaient suffisamment homogènes pour que tous soient également prêts à accéder aux beautés du savoir et à goûter aux vertus du travail et de l'effort émancipateurs. Cette morale se double d'une logique utilitariste qui réduit l'école à un instrument de production de main-d'oeuvre plus ou moins qualifiée puisque cette morale, pour les élèves «qui s'ennuient» (dixit Villepin), s'appliquera à l'apprentissage d'un métier, non à l'acquisition de connaissances et à l'entrée dans les richesses du patrimoine culturel (il est ici entendu que, si l'élève «ne veut pas» à 14 ans, il ne «pourra» jamais). La réforme actuelle réconciliera peut-être l'école et le «parler vrai» (de fait, en l'état, le système «marche mal»). Mais en oubliant que la principale vertu de la politique de démocratisation de l'accès au savoir menée depuis soixante ans était d'inscrire la mission quotidienne de 1,3 million de personnels de l'Education nationale dans un cadre non négociable : jusqu'à l'âge de 16 ans et l'obtention d'un diplôme ou d'un titre qualifiant, tout enfant méritait que le service public d'éducation se mobilise pour lui. Mission impossible ? A l'évidence oui, si l'on prend au pied de la lettre les objectifs chiffrés tels que «100 % de réussite» ; à l'évidence non, si l'on reformule l'exigence en termes d'obligation de moyens et non de résultats. Or, plutôt que d'aider les personnels à dépasser un sentiment d'échec de plus en plus délétère au fil de la dégradation des conditions d'enseignement et du niveau des élèves en français ou en sciences, le gouvernement a fait le choix de légitimer la tentation de renoncer face à l'ampleur, il est vrai titanesque, de la tâche. Rien n'indique que les moins favorisés tireront profit de la réforme que leur révolte a suscitée, ni qu'un système qui se désintéresse de ses moutons noirs produira plus d'égalité qu'un système qui, même imparfaitement, prétendait offrir à tous une chance d'accéder au savoir, à la culture, à la citoyenneté. Au moins, l'Education nationale semble dormir sur ses deux oreilles : la générosité dont ses personnels, individuellement, ne sont pas avares est aujourd'hui muette, tout comme elle l'a été quand la prise en charge des élèves en échec a été externalisée en direction des associations (via les ateliers-relais) ou des collectivités (via le plan Borloo), autant de décisions qui font système avec celle de renvoyer aux entreprises la formation des jeunes dès 14 ans. Si l'on veut croire que ce silence n'exprime pas le renoncement de centaines de milliers d'éducateurs à (tenter d') éduquer tous les enfants, force est de constater qu'il ne dément pas l'Etat qui, lui, affiche son renoncement. Au motif, pied de nez ultime et dérisoire, de favoriser une «égalité des chances» qui risque de devenir d'autant plus incantatoire que la puissance publique aura dégagé l'école de toute responsabilité dans son avènement. |