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L'harmonisation des diplômes à l'échelle européenne limite l'intelligence à un produit marchand.
La foire aux cerveaux

Par Cédrick ALLMANG - Libération - vendredi 17 juin 2005
Cédrick ALLMANG, professeur en classes préparatoires aux concours d'entrée des ENS Lyon et Ulm.
 
 

Le «combien ça coûte» ou plutôt «combien ça rapporte» de l'intelligence secoue les vénérables structures de l'enseignement supérieur français. Derrière la réforme LMD (licence, master, doctorat) visant à harmoniser les diplômes à l'échelle européenne, voire mondiale, nous assistons autant à une marchandisation de l'intelligence, qu'à une véritable guerre pour son industrialisation (au sens productiviste) et sa commercialisation.

En effet, depuis quelques années, tous les établissements européens d'enseignement supérieur tentent leur harmonisation pour aboutir à une norme qualitative qui permette d'opérer un classement efficace. A terme, cela devrait aboutir à une espèce de bourse aux diplômes, avec suffisamment de clarté pour permettre aux étudiants de s'orienter dans ce qui reste aujourd'hui une brousse touffue.

La plupart, pour ne pas dire tous les Etats, organisent déjà leurs filières autour d'une dualité structurelle, avec, d'une part, des filières communes ou peu sélectives et, de l'autre, ce que certains détracteurs appelleraient des filières «élitistes». En France, cette double structure correspond aux universités, d'un côté, et aux grandes écoles, de l'autre. Cette classification est d'ailleurs extrêmement floue puisqu'elle met en évidence la très grande diversité des formations (notamment en terme de qualité), des cours proposés à l'université, mais aussi des niveaux des «grandes écoles», qui, malgré le classement périodique de la presse économique, ne correspond pas à un «label qualité» très clair.

Derrière cette structure correspondent en fait trois stratégies autour de ce que l'on pourrait appeler l'intelligence. Soit l'intelligence est donnée et, dans ce cas, il faut la sélectionner. Comme il s'agit d'un produit rare, la sélection la plus forte doit permettre d'obtenir le meilleur résultat. Soit l'intelligence est fabriquée, auquel cas, la qualité de la formation est primordiale. Soit l'intelligence ne peut être mesurée et reste une notion vague que le marketing peut, en revanche, transformer en emballage attractif pour le vendre au meilleur prix.

Les filières ultrasélectives, à l'image de certaines grandes écoles françaises comme les écoles normales supérieures ou l'Ecole polytechnique, donnent à penser que l'intelligence est un fruit rare qu'il faut sélectionner au milieu de la population par toute une série d'opérations d'écrémage. Ici, les effets de mode sur telle ou telle discipline ou le degré de spécialisation ne comptent pas, mais c'est le niveau général des étudiants qui est évalué. L'exemple dans les sciences humaines est flagrant. Autour de 3 % des bacheliers L se retrouvent en première année de classe préparatoire, un peu plus de la moitié passe dans la classe supérieure et sur ces 1,5 % de bacheliers, 3 ou 4 % intègrent une ENS, soit autour d'un étudiant pour 2000 bacheliers littéraires. Ici, d'ailleurs, la formation n'est pas le fait des grandes écoles, mais des classes préparatoires rattachées aux lycées. L'objectif est clairement de choisir des étudiants aux aptitudes exceptionnelles et de développer ses dernières pour former des cadres capables à la fois de s'adapter, de critiquer et d'inventer.

Le parti pris des universités est nécessairement différent. Ne pratiquant aucune sélection à l'entrée (bien que cela change à l'image de l'université Paris-Dauphine) elles tablent sur le contenu et la spécialisation. Chaque grade universitaire sanctionne «des acquis» plus qu'un niveau ou une méthode. Le degré de diplôme marque le degré de spécialisation dans un domaine.

Enfin, certains organismes d'enseignement supérieur ont bien compris que l'intelligence pouvait représenter un marché juteux autant qu'un outil de pouvoir. En effet, les classes les plus aisées sont capables d'investir lourdement dans l'avenir social de leurs enfants et, de la même façon, les réseaux d'influences des anciens élèves peuvent constituer des lobbies puissants. Ici, la stratégie est celle de la promotion de l'intelligence, au service de la réussite. Les grandes écoles de commerce, qui sont toutes des écoles privées extrêmement coûteuses, labellisent l'intelligence autour des notions de «performances», de «professionnalisme», voire, comme on le trouve dans la plaquette de l'Institut d'études politiques de Paris, d'«excellence». Ici, la capacité à critiquer ou à créer, le contenu et la densité des savoirs ne sont nullement mis en avant, ils seraient même parfois plutôt freinés.

Ces trois approches de la relation à l'intelligence ont été complémentaires ou ont vécu de manière séparée et en «bonne intelligence» depuis la Révolution française. Cependant, aujourd'hui, la mise en économie de toute activité humaine, y compris celle de l'esprit, les oblige à entrer dans le même système. Le «tri», la «fabrication» et la «commercialisation» des cerveaux deviennent une affaire globale avec la création des masters. Certains établissements l'ont parfaitement compris, voire l'ont anticipé, à l'image de la direction de l'IEP de Paris. En laissant ouverte l'école aux bacheliers ayant obtenu une mention très bien, en créant des passerelles d'accès tout le long de la scolarité, Sciences po a atteint une masse critique de près de 5 000 étudiants, débordant de ses locaux dans tout Paris et vers la province. L'ambition de devenir un «Harvard à la française» est clairement posée, le tout ponctué de «coups» médiatiques comme l'ouverture de l'institut aux élèves de banlieue ou la mise en place de quelques heures d'enseignement par des «stars» médiatisées. Le label Sciences po est l'un de ceux qui se vend le mieux auprès des élèves de lycée et de leurs parents, indépendamment de la qualité de la formation.

Les universités suivent le mouvement avec des masters aux titres les plus attractifs possibles, derrière quelques professeurs en vue qui, souvent, ne dispensent que peu d'heures de cours. La stratégie universitaire, qui conserve encore (mais pour combien de temps ?) le monopole de la collation des grades, est de s'attacher l'image de qualité des grandes écoles, en lançant des masters en coopération avec ces dernières.

De leur côté, les ENS sont très en retard. Elles vivent de l'image et de leurs anciens élèves les plus prestigieux, avec un nombre d'étudiants qui frôle le ridicule. L'ENS Lyon s'est déjà lancée dans une réforme importante visant à intégrer plus d'étudiants et à se rendre plus attractive, mais l'idée d'une carrière d'enseignant ou de chercheur n'enthousiasme pas les élites en herbes.

Si l'on ajoute à cela que des masses considérables d'argent public et privé sont en jeu, il est clair qu'une guerre des «usines à cerveaux» a commencé. Le véritable enjeu est cependant celui du pouvoir, parce que l'intelligence est avant tout cela : pouvoir du savoir sur l'ignorance, pouvoir de la compréhension sur la non-maîtrise d'un monde en mouvement et surtout, accès aux fonctions de pouvoir, économiques, politiques et culturelles.

Penser que le diplôme ou la formation est le reflet de l'intelligence est une attitude très française. La course actuelle ne risque pas de mettre fin à cela. D'un côté, l'étiquetage des diplômes sera plus lisible auprès d'étudiants devenus de véritables consommateurs. La classification des formations aura le mérite d'être jaugée à l'aune du marché. Ainsi tel master de telle école ou de telle université vaudra tel salaire d'embauche et ce, à l'échelle européenne et bientôt mondiale. Les entreprises comme les administrations seront mieux quelle compétence acheter.

Est-ce un progrès ? L'intelligence a pour principale vocation l'exercice de la liberté. De la même façon, il n'y a progrès de l'intelligence que lorsque la capacité à questionner et à remettre en cause se diffuse le mieux possible dans la population. Mais «l'harmonisation» en cours ne fait aucunement référence à cela. Il n'y a aucun débat, tant le mot intelligence est devenu tabou. Tout se négocie dans les alcôves de la Conférence des présidents d'université ou des directions du ministère de l'Education. La «privatisation» de l'intelligence remet en cause l'idée qu'elle doit être partagée par tous ; or c'est peut-être justement dans ce partage que l'on trouve l'un des critères d'évolution ou de régression d'une civilisation.

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