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La motivation découragée de deux profs

Ils s'impliquent dans leur lycée. 
Mais leur côté franc-tireur déplaît à l'administration. 
Qui le leur fait payer.

par Emmanuel DAVIDENKOFF - Libération -  vendredi 21 octobre 2005

Laurent Binet et Christophe Yvetot. Deux professeurs de français, le premier à Pierrefitte (Seine-Saint-Denis), le second à Honfleur (Calvados). Les médias se sont déjà intéressés à eux ­ notamment Libération ­ ; Laurent Binet pour un journal de bord au vitriol sur la vie d'un jeune prof en banlieue parisienne (1), Christophe Yvetot pour un ambitieux projet pédagogique intitulé «En quête d'école». Aujourd'hui, l'administration leur fait payer au prix fort leur singularité.

Barème. Laurent d'abord. Professeur au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) jusqu'en juin dernier. Son proviseur se félicite à la fois de son «implication» dans les projets de l'établissement, classé en ZEP, et de son travail ­ l'an passé, 23 des 24 élèves de sa terminale L ont obtenu le bac. Mais Laurent est TZR : titulaire sur zone de remplacement. A la rentrée, il apprend qu'il est affecté ailleurs. L'explication ? Il y en aura deux. Celle que l'on donne d'abord à l'intéressé : un autre enseignant, qui a plus de points au barème, a demandé la place. Ah, si seulement le proviseur avait «taillé sur mesure» le poste pour Laurent Binet... Or c'est ce qui a été fait. Furieux, Laurent rédige un texte qui dénonce le double discours de l'Education nationale, laquelle ne jure que par la «stabilisation des équipes pédagogiques» dans les zones difficiles, mais ne la pratique pas dans son cas. Bernard Saint-Girons, recteur de l'académie de Créteil, apprend que ce texte a été envoyé à quelques médias, dont Libération. Il décroche son téléphone et appelle le journal pour le dissuader de publier. Et donne une autre explication : un conflit oppose Laurent à un autre enseignant du lycée, un professeur de philosophie qui s'estime diffamé dans le livre de Laurent ­ un procès est même en cours. Le recteur affirme qu'il ne peut pas laisser dans le même établissement deux enseignants en conflit (quand bien même, selon plusieurs sources, ce conflit n'affecte pas la bonne marche de l'établissement). Le recteur tranche : le plus ancien, titulaire de son poste, «l'emporte» sur le TZR, qui est prié de dégager le plancher. Laurent apprend aussi, par l'intermédiaire de son proviseur, qu'il s'expose à des sanctions s'il choisit de publier son texte (2). Evidemment, ces menaces sont verbales : interrogé à trois reprises par courrier électronique, le recteur enverra une «note» ne répondant que partiellement aux questions posées, ne donnera pas suite aux demandes de précisions qui suivirent et ­ pas fou ­ n'assumera pas sa tentative de censure par écrit. Laurent renonce à publier, rage au ventre, mais pas à ce que son histoire soit racontée ­ «De toute façon, ils ne peuvent pas me faire plus mal.»

Christophe Yvetot, maintenant. Récidiviste du projet pédagogique. Un premier travail sur la Shoah donne lieu à la réalisation par les élèves d'une revue sobre et dense. Il enchaîne, avec la complicité de Martine Prévost, proviseure du lycée Albert-Sorel, sur «En quête d'école», un projet qui mêle productions des élèves (en radio, photo, écriture, etc.) et rencontres avec des personnalités ­ Charles Baron, rescapé d'Auschwitz ; les ouvrières licenciées de Levi's dans le Pas-de-Calais qui ont monté la troupe Les Mains bleues ; le conteur Yannick Jaulin... Les élèves, rencontrés en 2004, parlent de leur «plaisir», de leur «fierté», de quelque chose qui «fait grandir»(3).

Ecoeurer. Pour mener «En quête d'école», Christophe bénéficie de neuf heures de «décharge» (il enseigne 9 heures au lieu de 18), ce qui est loin de couvrir le temps consacré au dispositif mais rend la chose gérable et, surtout, signe la reconnaissance par l'institution des dizaines d'heures consacrées à l'expérience. Cette année, elles n'ont pas été renouvelées : le rectorat n'accorde que 4 h 30 à son lycée, et 4 h 30 au collège qui lui est rattaché, mais avec instruction de les répartir sur d'autres enseignants intéressés. Ces économies de bout de chandelle, humiliantes, achèvent d'écoeurer Christophe, qui se demande comment continuer à croire en un système qui croit si peu dans ceux qui s'engagent pour les élèves ­ «Je n'arrive pas à imaginer que, même en période de récession, on ne trouve pas 4 h 30 par semaine pour un tel projet, auquel le recteur a pourtant manifesté son "attachement", par écrit, début septembre.»

Ces deux cas ne sont pas uniques. Pourtant, face aux pressions de l'administration, nombre d'enseignants choisissent de se taire. D'autant plus qu'une fois passée la période d'exposition médiatique, le système ne se gêne pas pour faire payer ceux dont il estime qu'ils ont outrepassé un «devoir de réserve» qui, bien souvent, n'est que l'habillage d'une efficace omerta. Qui tait le caractère mortifiant d'une «gestion des ressources humaines» bien peu humaine.
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(1) La Vie professionnelle de Laurent B (Little Big Man, 2004).

(2) Au passage, le recteur accuse Libé de «prendre parti» pour Laurent Binet au motif qu'un procès oppose, sur une tout autre affaire, un journaliste de Libé à ce même professeur de philosophie.

(3) Libération du 26 juin 2004.

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