La difficile prise en compte
des idées suicidaires chez les jeunes
Le Monde - 29.01.05
De multiples questions sur la prévention
du suicide des adolescents se posent après la
découverte des appels de détresse
lancés sur Internet ou auprès de leurs copains par
Clémence, 14 ans, et Noémie, 15
ans, qui se sont probablement jetées d'une falaise dans le
Pas-de-Calais, mardi.
Pourquoi ? Pourquoi Clémence, 14 ans, et
Noémie, 15 ans, décrites par leurs camarades d'école
comme des jeunes filles "sans problème
particulier", ont-elles décidé de se donner la mort ?
Mardi 25 janvier, les deux adolescentes ont fugué
après les cours. Le lendemain, le corps de
Noémie a été retrouvé
au pied d'une falaise à Sangatte (Pas-de-Calais). Clémence,
elle, demeure
introuvable (Le Monde du 29 janvier). Les deux
copines auraient scellé un pacte suicidaire, sans
rien cacher de leurs intentions. "Je veux mourir",
a longuement expliqué Clémence sur son "blog",
le journal intime qu'elle tenait sur Internet.
Pourquoi, si jeunes, en venir à une telle extrémité
? Le
chagrin d'amour, qu'elles vivaient toutes les
deux, n'apparaît pas suffisant pour expliquer leur
geste.
L'histoire dramatique de ces deux adolescentes
repose la question du suicide chez les jeunes et de sa prévention.
Avec environ 650 décès par an (dont deux tiers de garçons),
le suicide demeure la deuxième cause de mortalité (après
les accidents) chez les 15-24 ans. Si le taux de suicide est en diminution
depuis 1985, en revanche, la morbidité suicidaire demeure élevée.
Ainsi, selon le "Baromètre santé 2000" de l'Institut national
de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes),
les tentatives de suicide parmi les 15-19 ans sont passées de 3,7
% en 1997 à 4,3 % en 1999. Dans cette tranche d'âge, 12 %
des filles déclarent avoir eu des pensées suicidaires au
cours des douze derniers mois. "Les propos ou écrits faisant directement
allusion au suicide ("je veux en finir", etc.) font partie des signes avant-coureurs
du geste suicidaire", rappelle une brochure publiée par l'assurance-maladie
et différents organismes d'aide psychologique pour les jeunes gens.
"SOUFFRANCES MULTIPLES"
Que ce soit Clémence, en écrivant
ses tourments sur Internet et en scarifiant sa peau, ou Noémie,
en inscrivant sur un de ses bras "J - 5, J -
4...", toutes les deux ont lancé un appel. "On croit
toujours que les jeunes qui disent les choses
ne vont pas passer à l'acte, on pense à tort que la
verbalisation suffit à évacuer
le problème", regrette Marie Choquet, épidémiologiste
à l'Inserm,
spécialiste des questions de santé
de l'adolescent. Pour cette chercheuse, "les idées suicidaires,
trop souvent banalisées parce que considérées comme
"normales" à l'adolescence", doivent davantage être prises
en considération. Dans une enquête publiée en février
2004, et réalisée avec la pédopsychiatre Virginie
Granboulan auprès de 582 adolescents accueillis à l'hôpital
après leur tentative de suicide, Marie Choquet a montré que,
"à première vue, les jeunes suicidants sont des jeunes comme
les autres".
Derrière un panorama social, amical et
sentimental ordinaire - ils ont des amis, une relation
amoureuse, sortent régulièrement...
- se cachent des "souffrances multiples" parmi lesquelles il est
impossible d'en distinguer une comme cause déterminante
de la tentative de suicide. "Un chagrin
d'amour peut être une occasion mais pas
la seule cause", cite-t-elle comme exemple. Tout se passe comme si le passage
à l'acte était lié à une "goutte d'eau" qui
fait déborder un vase déjà bien rempli de multiples
troubles. Dans l'enquête de Marie Choquet, 61 % des suicidants jugent
leur vie familiale "tendue", 50 % estiment que leurs parents ne s'intéressent
pas à ce qu'ils font et 30 % ont fait une fugue dans l'année
précédant leur passage à l'acte.
Sur les 1 000 appels reçus chaque jour
par le "Fil santé jeunes" (numéro vert 0800 235 236,
d'écoute et d'orientation), environ 14
% - essentiellement des filles - évoquent le "mal-être". "Il
ne
s'agit pas de coups de blues, de difficultés
relationnelles liées à une dispute avec des copains ou les
parents mais d'idées suicidaires, d'angoisse, de peur, de fugue,
explique Brigitte Cadéac,
responsable du plateau téléphonique.
L'adolescent veut qu'une situation s'arrête parce qu'elle le fait
souffrir." Parmi les éléments qui "déclenchent" l'appel,
Mme Cadéac relève, par ordre d'importance, "un conflit familial
grave, une rupture sentimentale, un échec scolaire ou une agression
sexuelle".
Mais, ajoute-t-elle, l'envie de se suicider est
toujours "multifactorielle, la majorité des appelants ne
vont pas bien depuis un moment".
"VIVRE AUTREMENT"
"L'adolescent suicidaire n'est pas un malade
mais quelqu'un qui se pose à un moment la question
du sens", insiste Jean-Marie Petitclerc qui vient
de publier Et si on parlait du suicide des jeunes
(Presses de la Renaissance). De son expérience
d'éducateur spécialisé, ce prêtre a acquis "la
certitude que l'adolescent suicidaire n'a pas
le désir de mourir mais de vivre autrement". Quant au
développement des journaux intimes sur
Internet, "ils révèlent le paradoxe de notre société
: d'un
côté, des moyens de communication
très développés et, de l'autre, l'adolescent renvoyé
à son
extrême solitude", résume-t-il.
Selon lui, le problème de santé publique que constitue le
suicide
chez les jeunes est "l'affaire de tous, on se
trompe en faisant du médecin le seul agent de
prévention".
Face à l'augmentation du nombre de tentatives
de suicide, notamment chez les filles, Marie Choquet déplore que
ces comportements soient "beaucoup moins étudiés que la consommation
de drogues".
Comme si le sujet, relève-t-elle, "intéressait
moins".
Sandrine Blanchard - Luc
Bronner
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