Il ne suffit
pas de restaurer l'autorité traditionnelle pour affronter les élèves
d'un monde de plus en plus démocratique et individualiste.
École,
l'illusion d'un ordre ancien
Depuis
Savary en 1981, toutes les réformes scolaires ont été
refusées.
Avant la prochaine Université d'été de la communication, une réflexion sur l'école qui, loin du modèle républicain, doit aujourd'hui faire face aux multiples identités.
A l'école des individus
De même que l'hôpital a appris à reconnaître les malades derrière leur maladie,
l'école doit apprendre à reconnaître les élèves derrière leurs apprentissages
et leurs performances.
Elle doit aider chacun à produire son identité individuelle.
Par François DUBET - Libération - mercredi 20 août 2003
François Dubet est sociologue.
Dernier ouvrage publié : «le Déclin de l'institution», Seuil, 2002.
Partenaire de la 24e Université d'été de la communication qui se tiendra à Hourtin (Gironde) du 25 au 29 août, «Libération» publie plusieurs interventions de chercheurs et de personnalités sur le thème de la manifestation de cette année : la communication et les identités. Pour plus d'informations, consulter le site officiel : www.crepac.com.
L'école française semble aujourd'hui désarmée devant ce qu'elle perçoit comme une multiplication des identités : identités ethniques et religieuses bien sûr, identités régionales aussi, et surtout, identités individuelles des élèves qui veulent être reconnus et traités comme des «consommateurs». Alors se profile une menace multiforme, celle du communautarisme, de l'émiettement social, du «jeunisme» et de l'individualisme narcissique qui finiraient par détruire l'école elle-même. Il est loin le temps de la critique de «l'école caserne» et beaucoup, à droite et à gauche, réclament, à plus ou moins haute voix, un retour à l'âge d'or d'une école républicaine capable de tenir à distance toutes ces identités et tous ces désordres.
Il est vrai que l'école républicaine et nationale fondée à la fin du XIXe siècle a construit un modèle de l'identité parti culièrement efficace. Longtemps, l'école républicaine française s'est attachée à construire une double identité. D'un côté, elle voulait former des Français en inscrivant les enfants dans une culture et une histoire nationales les arrachant aux particularismes religieux et sociaux. D'un autre côté, cette école était celle des Lumières, de la Raison, de l'esprit critique, et tous ces petits Français devaient construire une identité plus personnelle, plus autonome, une identité démocratique et citoyenne. Ce double projet a longtemps été vécu comme parfaitement harmonieux puisque la civilisation française portait une culture universelle dont chacun pouvait être membre à condition de reléguer les identités particulières dans le domaine privé. Surtout, l'école, comme l'Église, était conçue comme une institution dans laquelle les élèves ne devenaient de véritables sujets qu'en étant soumis à la discipline objective de la vie scolaire, celle des exercices et de l'autorité des maîtres. Cette école était un sanctuaire excluant les passions et les intérêts sociaux, mais aussi tous les élèves peu aptes à en jouer le jeu ou peu portés à y croire.
Quels que soient l'attachement ou l'admiration que l'on porte à ce modèle, force est de constater qu'il ne fonctionne plus. La nation française est faite et nous savons qu'elle sera «pluriculturelle». L'ouverture d'une scolarisation longue à tous les élèves, ou presque, a lézardé les murs du sanctuaire : les problèmes sociaux et ceux des adolescents sont entrés dans l'école. Quelles que soient nos nostalgies, la «gratuité» du rapport aux études résiste mal au fait que les diplômes sont devenus indispensables à l'entrée dans la vie professionnelle et que chacun en recherche l'utilité. La culture scolaire elle-même doit affronter la concurrence d'une culture de masse bien plus puissante aujourd'hui que l'étaient «les moeurs et les coutumes locales» combattues par l'école républicaine. Quant à la discipline, elle ne peut plus s'imposer de la même manière indiscutable et sacrée dans une société où chacun considère qu'il doit être autonome et libre, une société dans laquelle chacun entend être reconnu comme un sujet singulier dans sa vie professionnelle, familiale et dans la plupart de ses activités.
En plaçant «l'élève au centre du système», la loi d'orientation de 1989 a essayé de tenir compte de cette mutation. Cependant, devant les difficultés et les épreuves de l'école, beaucoup sont aujourd'hui tentés de rejeter cette orientation et de revenir vers les vieux principes, quand les normes et les règles de l'institution étaient le centre du système. Dès lors, on veut retourner aux anciennes disciplines, aux orientations précoces, aux bonnes vieilles méthodes, à la clôture du sanctuaire. On légiférera sur le voile, c'est-à-dire contre, on abandonnera les «chimères» pédagogiques centrées sur l'activité de l'élève, on sélectionnera plus fermement... Bref, on se protégera de toutes ces identités qui menacent l'école et, au-delà, la société elle-même. De cette manière, on se rassurera et on croira rassurer tous les enseignants qui ont manifesté leur désarroi au printemps dernier. Cette voie est une impasse car les identités ne sont pas des êtres, des natures, mais des tensions et du «travail», celui que les individus réalisent sur eux-mêmes afin de se construire.
Bien sûr, sauf à se dissoudre dans le vide, il n'existe pas d'identité individuelle indépendante d'un «nous», d'une identité collective et l'école doit être en mesure de définir cette culture commune. Pourtant, il faut aussi admettre que cette culture commune ne sera plus jamais celle de la nation que nous avons connue entre «nos ancêtres les Gaulois» et la Résistance. Que devons-nous garder de nos traditions ? Quelle place faire aux religions quand la culture, fut-elle laïque, n'est plus tout irriguée de christianisme ? Quelle doit être aujourd'hui l'identité commune défendue par l'école si l'on ne veut pas laisser à la télévision le monopole de cette définition ? Il nous faut définir cette identité commune, mais cela ne suffit pas.
Quand on s'éloigne du modèle institutionnel de l'école républicaine, on ne peut plus croire que l'identité individuelle est la seule déclinaison privée des identités collectives. Parce que l'espace des choix s'est ouvert, parce que bien des identités perçues comme naturelles ne le sont plus, parce qu'il ne suffit pas d'hériter pour être, l'identité individuelle est aussi une construction continue de soi-même, et chaque individu est obligé d'être libre, ce qui le force à se construire lui-même de façon singulière. A l'école, chaque élève est tenu de s'engager, de donner du sens à ses études, de se produire comme élève et comme étudiant à travers ses projets et sa personnalité. C'est là le plus grand des changements, l'école ne peut plus se borner à «cloner» les élèves dans une culture commune, elle doit aussi les aider à se former comme des sujets au sein de cette culture commune. De même que l'hôpital a progressivement appris à reconnaître les malades derrière leur maladie, l'école doit apprendre à reconnaître les élèves derrière leurs apprentissages et leurs performances. Elle doit aider chacun à produire son identité individuelle.
La seule manière de résister aux menaces identitaires et au patchwork communautaire n'est pas d'imposer une identité supérieure : c'est de permettre à chacun d'entrer dans une culture à sa propre manière, selon sa propre façon, en tant que fille ou que garçon, en tant que croyant ou qu'athée, en tant qu'individu capable de se construire lui-même. Pour que l'école de masse ne se réduise pas au seul marché des diplômes et des utilités scolaires abrités par la défense des traditions, il faut que l'école devienne celle des individus, il faut que l'égalité visée ne soit pas seulement celle des résultats, mais aussi celle des capacités de produire soi-même sa propre identité. C'est pour cette raison, que les élèves, aussi singuliers soient-ils, doivent être véritablement au «centre du système».
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