Christian Papilloud,
sociologue, a étudié le «happy slapping», phénomène
qui consiste à filmer une agression mise en scène, comme
lundi à Porcheville :
«Les images des soldats à Abou Ghraib ont fait des émules» par Ludovic
BLECHER - Libération - vendredi 28 avril 2006
Il
y a d'abord eu Jackass,
une série télévisée diffusée en 2001
sur MTV aux Etats-Unis, qui mettait en scène des jeunes dans des
situations grotesques, avec, parfois, des accidents graves à la
clé. D'autres émissions de «trash TV», comme
Dirty Sanchez en Grande Bretagne, ont suivi. Elles montraient, par exemple,
des ados dévalant une pente dans un chariot de supermarché
ou s'agrafant les testicules à une table. Avec le développement
de la photo et de la vidéo sur les téléphones portables,
des jeunes se sont inspirés de ces émissions pour filmer
des violences exercées sur eux-mêmes ou sur d'autres personnes.
Il y a deux ans, un nouveau «jeu» est apparu outre-Manche : le «happy slapping», ou «joyeuse baffe», qui consiste en une attaque surprise d'un passant choisi au hasard, filmée puis diffusée sur le Net. Le film de l'agression d'une l'enseignante (lire ci-contre), lundi, dans un lycée de Porcheville (Yvelines), qui a fait le tour de la cité du Val-Fourré, illustre le goût de certains jeunes pour cette mise en scène de la violence. Christian Papilloud, sociologue à l'université allemande de Lüneburg et auteur de l'une des rares études sur le «happy slapping», détaille le phénomène. La violence qui a visé l'enseignante des Yvelines s'apparente-t-elle à du «happy slapping» ? Certains éléments se rapprochent de ce type de fait d'arme, où c'est à celui qui produira le film le plus gore : le fait de mettre en publicité l'agression, de ne pas s'inscrire dans une logique de contestation d'un ordre établi car, ici, il ne s'agit pas d'une réponse immédiate à un acte sanctionné par la professeur ou, enfin, le fait de chercher à susciter une réaction de surprise et de désarroi de la victime. Dans ce type d'action, moins la personne s'attend à la violence, plus elle est désarmée, et plus le film sera jugé bon. Dans ce cas précis, la victime n'a pas été choisie au hasard. L'agression, voire sa mise en scène, semble même avoir été préméditée... C'est en effet ce qui distingue cette affaire du «happy slapping» traditionnel. C'est une personne bien identifiée qui était visée, et, en plus, il y a eu acharnement. Dans le «happy slapping», on peut cogner très violemment, mettre une gifle, mais en principe c'est un acte furtif qui ne dure pas plus de deux à trois secondes. A l'origine, ces actions visaient d'ailleurs les membres d'un groupe donné. Des jeunes filmaient l'agression d'un de leurs copains, considérant cette scène comme une prouesse de résistance à la douleur ou de stylisation de la brutalité. Ensuite, le «happy slapping» s'est étendu à la rue : en frappant des anonymes, l'effet de surprise a donné une sorte de valeur ajoutée à la vidéo mise en ligne sur le Net. Et si ces agressions gratuites ont été répertoriées dans de nombreux pays (Angleterre, France, Allemagne, Suisse, Etats-Unis...), le phénomène n'a jamais été massif. Sur l'Internet, ce sont toujours les mêmes spots qui circulent. Mais, selon vous, utilise-t-on de plus en plus l'étiquette de «happy slapping» ? Le terme s'est banalisé, et la pratique a dégénéré vers la mise en scène de formes de délinquances plus traditionnelles. On filme des vols à l'arraché, voire un viol. Durant la crise des banlieues en novembre, on a aussi vu des jeunes filmer des voitures en train de brûler pour exhiber ces trophées sur des blogs. Y a-t-il une surenchère des images que l'on produit ? Il y a incontestablement eu un effet Abou Ghraib. Les images de soldats américains assis sur des prisonniers qu'ils ont prises eux-mêmes et pour eux même ont fait des émules. De nombreux jeunes ont alors pris conscience de façon individuelle du pouvoir de l'image. Ils ont compris que, eux aussi, avec un simple téléphone portable, pouvaient reproduire dans un autre contexte des scènes de violence filmées : d'abord pour leurs copains, ensuite pour les valoriser à l'égard des médias ou des autres cités. Est-ce l'idée du film qui précède l'agression ? Sortir son portable dès qu'il se passe quelque chose est devenu un réflexe. Pendant le mouvement anti-CPE, des jeunes filmaient eux mêmes des actes de violence qui se déroulaient autour d'eux ou auxquels ils participaient. Mais avec l'agression de l'enseignante de Porcheville, on va encore plus loin. Le fait de dire à un copain «sors ton portable, il va se passer quelque chose» montre à quel point la mise en scène compte. S'il se confirme que celui qui a filmé a été prévenu avant et qu'il était dans le coup, l'agresseur a probablement été d'autant plus stimulé qu'il se savait au centre d'un dispositif de violence spectacle. D'ailleurs, il avait annoncé qu'il voulait faire quelque chose contre sa professeur, mais il n'avait rien entrepris jusque-là. On peut se poser la question de savoir s'il y aurait eu l'agression sans la caméra. Le but n'était pas d'attirer l'attention de l'école, mais celles des copains qui vont visionner le film. Indépendamment du mal qui est causé, on voit à quel point la déstabilisation gratuite par la violence est en passe de devenir un acte fun, mais aussi, paradoxalement, un acte intégrateur dans le sens où il crée du lien avec ceux qui verront le film. (1) www.libertysecurity.org/article
560.html
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