Education
Parents-profs la déchirure
Le Nouvel Observateur - Semaine du jeudi 28 septembre
2006 - n°2186
Ils se regardent, s'épient, se jaugent depuis des années.
Parents-enseignants : le couple impossible ? Au moment où l'école
se met en grève, ce 28 septembre, Caroline Brizard revient sur les
raisons d'un désamour
La scène se déroule à Paris, un matin de septembre.
Il fait chaud. Julie, l'institutrice de petite section, 54 ans, trente-trois
ans de métier, assure un remplacement dans une école maternelle
du 13e arrondissement. Hugo refuse d'ôter son manteau. Elle le lui
enlève d'autorité. Une mère la voit faire. Sur le
trottoir, elle témoigne : «La remplaçante a «arraché»
le manteau d'Hugo!» Ainsi naît la rumeur.
Or la classe d'Hugo est tout sauf facile. Tous les jours Julie, qui
fait aussi office de directrice, doit séparer des gamins qui se
battent. Ses interventions alimentent les soupçons de maltraitance.
La voilà dénoncée à l'inspection. Une rencontre
avec des parents tourne au tribunal révolutionnaire. «Ils
avaient tous quelque chose à me reprocher.» Sa «confession»
est déformée, envoyée à la mairie, à
l'inspection, au ministre. «Ces gens essayaient de me coincer, ils
s'étaient arrogés le droit de me juger en deux minutes»,
se défend l'institutrice. Exceptionnelle, cette histoire ? En tout
cas significative d'un état de crise chronique entre parents et
enseignants. Une guerre de tranchées où chacun attend les
missiles de l'autre camp.
D'un côté les profs, mi-victimes, mi-héros. Ils
supportent à longueur d'année des élèves remuants,
des programmes intenables et des méthodes discutables. De l'autre,
les parents d'élèves, une espèce indisciplinée
et hétéroclite, réunie par une seule obsession : la
réussite de leurs rejetons. Les enseignants les accueillent en traînant
les pieds. Un signe ? Une circulaire ministérielle du 31 août
les oblige à organiser trois rencontres par an avec les parents.
Selon un sondage Sofres réalisé au lendemain de la rentrée
scolaire, 80% des parents d'élèves la trouvent «utile».
Côté enseignants, ils ne sont que 53%.
Pauvres profs ! Ils se vivent comme les soldats d'une forteresse assiégée,
cernée par des parents de plus en plus pressants. Jean-Louis Jutant,
médiateur de l'Education nationale, chargé de mettre de l'huile
dans les rouages du « mammouth », témoigne : «En
2005, 60% des 5500saisines émanent de parents qui demandent des
comptes aux professeurs.» Une suspicion qui peut «dégénérer
en agressivité si le professeur ne donne pas de réponse»,
poursuit-il. «Il y a une exigence accrue de qualité, un droit
au questionnement, dans l'intérêt de l'enfant», tranche
Faride Hamana, président de la FCPE, première fédération
de parents d'élèves, classée à gauche.
Est-ce pour cela que les enseignants se sentent mal aimés ?
Quand le ministère sonde ses professeurs sur le «malaise enseignant»,
une majorité d'entre eux l'attribuent à «la dégradation
de leur image dans la société». Or il n'en est rien.
Près de 80% des Français les jugent compétents dans
leur discipline, et au hit-parade des métiers recommandés
par les parents celui d'enseignant arrive en troisième position,
selon un sondage Sofres/« le Monde de l'éducation »/«
Télérama » de juin 2005.
Seulement voilà, l'enseignant ne s'y fait pas, il doit faire
face à un « alien » dans son univers : le parent nouveau.
Une espèce qu'on commence à mieux identifier. Le parent nouveau
est moins confit de respect devant l'institution. Il est plutôt usager,
plus revendicatif, pour ne pas dire client d'un service public auquel il
s'estime en droit de demander des comptes. «L'attitude du cadre diplômé
vis-à-vis de l'école est à peu près la même
que celle qu'il a adoptée à l'égard de la Poste: ça
doit mieux fonctionner», analysait il y a quelque temps Claude Thélot,
grand organisateur de la consultation sur l'école en 2004. Et quand
les résultats ne suivent pas,le parent nouveau râle. Il veut
contrôler, participer, et même juger les enseignants : «On
nous dit qu'on est membre de la communauté éducative, mais
on est cantonné aux questions de papier toilette qui manque, de
poids du cartable, de suppression ou non du porc à la cantine...»
Réaction épidermique des profs : pas question de laisser
le parent nouveau pénétrer dans la « grande citadelle
»et de regarder de trop près les méthodes pédagogiques
des uns ou des autres. Le prof réagit en écorché vif.
L'antienne entendue régulièrement ? «On ne va tout
de même pas m'apprendre mon métier.»
Lucile, 50 ans, mère de quatre enfants, à Neuilly, témoigne
de ces rapports à la limite de la paranoïa : «Léa
est en quatrième. Un soir, elle est rentrée sans avoir rien
compris au dernier cours de maths. Elle n'avait pas osé le dire
au professeur. J'étais furieuse contre lui. Après tout, c'est
son rôle d'expliquer correctement et de s'assurer que tout le monde
suit.» A la réunion de rentrée, le lendemain, Lucile
met les pieds dans le plat. Avec mille précautions pour que le professeur,
une dame un peu sèche, ne se vexe pas.
Comment éviter ces crispations qui entretiennent les petites
guérillas entre parents et profs ? Monique, mère d'un garçon
de 15 ans inscrit au lycée du Parc à Lyon, se moque de ce
modèle de relation suranné, où «il faut écrire
au professeur principal pour obtenir un rendez-vous». Patrick Gonthier,
le secrétaire général de l'UNSA Education, deuxième
syndicat de l'enseignement secondaire, l'admet volontiers : «On peut
trouver des formules plus simples.»
Le parent nouveau peste aussi contre le professeur élitiste,
limite adjudant-chef. Exemple, cette réponse entendue par une mère
d'un établissement parisien : «C'est une classe de première
très brillante, si je ralentis pour votre fils, les autres vont
s'ennuyer.» Il tempête aussi contre tous ces donneurs de leçons
qui s'arrogent des droits qu'ils refusent à leurs élèves
: celui d'être en retard, de ne pas s'excuser d'une absence au cours
précédent ou encore de répondre à leur portable
en cours ?
Les absences ? Le sujet est explosif. Qu'il soit en formation, malade,
en grève ou juste négligent, le résultat est le même
: la chaise du prof est vide.Et le parent nouveau s'arrache les cheveux,
vitupère ces «flemmards de fonctionnaires», toujours
prêts à tirer au flanc. Il vit ces absences comme une rupture
de contrat (voir encadré p. 90). Car, sauf faute grave, l'absent
est intouchable : «Il n'y a aucune sanction pour le professeur qui
fait mal son boulot. Pour quelques moutons noirs, que l'institution néglige,
c'est un voile de discrédit jeté sur tous les professeurs»,
regrette Anne Kerkhove, présidente de la Peep, deuxième fédération
de parents d'élèves, classée à droite. Or le
parent nouveau est un anxieux. Il abhorre le laxisme. Il a surinvesti l'école.
«Aujourd'hui, où le seul capital qui tienne, c'est le diplôme,
explique le sociologue François de Singly, il faut réussir
à l'école pour avoir une chance d'entrer dans la compétition
sur le marché du travail. Alors les parents interviennent à
tout bout de champ.»
Comment résister à ces assauts de pères et mères
stressés, obsédés par le résultat, en un mot
insupportables ? Les professeurs balancent entre flegme, ironie et agacement.
Coincés dans un système si difficile à transformer,
ils font l'autruche. Et se défoulent en salle des profs : «Qu'est-ce
qu'on y bave sur les parents!», s'amuse une institutrice de centre-ville.
En conseil de classe, ils les cantonnent au rôle de potiche : «Quand
les parents délégués prennent la parole, on a tendance
à leur dire qu'ils ne connaissent pas le problème»,
résume une ancienne principale d'un collège en ZEP, à
Paris.
Derrière la désinvolture apparente, l'inquiétude
est là : la grande invasion a bel et bien commencé. Béatrice,
institutrice de CE2 dans une école privée à Saint-Gervais,
est une femme énergique, avec un bel aplomb. Elle reconnaît
que la nouvelle donne traumatise les enseignants : «On a toujours
peur des parents. Peur du conflit qui risque de dégénérer
on ne sait comment.»
Parfois les petits conflits du quotidien dégénèrent
et finissent au tribunal. La Fédération des Autonomes de
Solidarité (FAS), qui fournit une aide juridique aux professeurs
en cas de conflit, relève une augmentation sensible des contentieux
: «Nous avons 700affaires en cours, précise son vice-président
Roger Crucq. Des conflits entre parents et enseignants qui donnent lieu
au moins à une consultation chez un avocat.» Sur 18 millions
de parents et 880 000 professeurs, c'est une goutte d'eau, mais elle empoisonne
la relation parents-profs. Diffamation, coups portés, menaces, accusations
de brutalité...
Parfois le ton monte. A Saint-Brieuc, un père irascible renverse
le bureau du directeur de l'école parce que le short de son gamin
a été remplacé sans qu'on le prévienne. «En
Seine-Saint-Denis, la fracture culturelle avec les parents issus de l'immigration
est telle que les parents sont totalement absents, résume Alice
Dralliac (1). Il n'y a pas d'échange tout simplement parce qu'ils
ne sont pas là. Par contre, dans le 5e arrondissement de Paris,
les professeurs souffrent presque d'une trop grande proximité avec
des parents diplômés, omniprésents, qui se mêlent
de tout.» Le parent nouveau tendance bobo, qui rêve de faire
partie de « l'équipe pédagogique ». Ainsi cette
mère de famille d'un enfant de CE2 du 13e arrondissement : «Max
ne fera pas le travail que vous avez demandé parce que je ne suis
pas d'accord», écrit-elle dans le cahier de liaison de son
fils. Le parent nouveau est un adepte du cahier de doléances. Il
réclame en permanence des devoirs adaptés au niveau «exceptionnel»
de son enfant. Et puis il y a les familles monoparentales, où la
mère, surprotectrice, met une pression d'enfer sur le prof. «Beaucoup
de mères seules avec un enfant ne supportent pas qu'on le frustre,
poursuit une autre institutrice. Elles ont un enfant roi à la maison.
Le problème, c'est qu'il devient vite un enfant tyran à l'école...»
Quadrature du cercle, de la maternelle à la terminale, les parents
veulent tout et son contraire : le prof est sommé d'aider leur enfant
à s'épanouir, à prendre confiance en lui, et en même
temps il doit évaluer, noter et classer. Sans traumatiser les chérubins.
Mais il doit aussi, en matière d'autorité, se substituer
aux parents accaparés par leur carrière ou dépassés
par les événements. «On veut que les professeurs fassent
respecter par les élèves des interdictions que les parents
ne sont plus capables d'imposer», analyse l'historien Antoine Prost.
Conséquence : la réunion annuelle entre parents et professeurs
est un théâtre d'ombres où se concentrent tous ces
paradoxes. On pourrait s'attendre à une partie de boxe entre deux
camps au bord de la crise de nerfs. En fait, tout est feutré, lisse.
Comme si l'heure du grand déballage n'avait pas encore sonné.Comme
si tout le monde avait peur de tout se dire.Hypocrisie suprême ou
courtoisie élémentaire ? «Certains parents se déplacent
uniquement pour voir à quoi ressemble le crétin qui martyrise
leur fils à coups de mauvaises notes», s'amuse Christian Muzyk
(2).Les parents de « cancres », eux, sont absents. Trop démissionnaires.
Trop largués. Les autres viennent entendre que tout va bien. A moins
qu'ils n'en profitent pour s'épancher un peu sur leur progéniture
et beaucoup sur eux-mêmes ? Au fond, parents et profs ont du mal
à s'entendre. Ils se cherchent, mais n'osent pas se regarder en
face. Il leur faudrait une bonne crise. Pour ne plus avoir le bonnet d'âne
des pays de l'OCDE. Dans le domaine de la coopération de l'école
avec les familles, la France est au dernier rang. Parents-profs... Et si
on se parlait ?
(1) « Carnets/chronique ordinaire d'une école primaire
en Seine-Daint-Denis », par Alice Dralliac (Anne Carrière,
septembre 2006).
(2) « Bienvenue en salle des profs ! », par Christian Muzyk
(Albin Michel, août 2006).
Caroline Brizard
La plaie de l'absentéisme
Sur les 233 millions d'heures de cours dispensées chaque année
par les 440 000 enseignants de collège et lycée, 2 millions
d'heures ne sont pas assurées pour absence prévisible (formation,
problème de santé...). En 2005-2006, une moitié seulement
des absents étaient remplacés. En ajoutant les absences imprévisibles
(grèves ou accidents), le ministère de l'Education recense
en fait 5 millions d'heures. Le taux de remplacement des enseignants tombe
alors à 20%. Traduction : 4 professeurs sur 5 ne sont ainsi jamais
remplacés. Pour connaître le vrai chiffre de l'absentéisme,
il faut ajouter les « longue durée » (congé maternité...).
On atteint alors les 8 millions d'heures...
Léna Mauger
Ce soir, on s'fait une
bouffe !
Rien de tel qu'un bon repas pour délier les langues et apprendre
à se connaître. Depuis six ans, des professeurs du collège
André-Malraux d'Asnières (Hauts-de-Seine) organisent régulièrement
des dîners-rencontres avec les parents d'élèves. Un
geste simple destiné à restaurer le dialogue au sein de cet
établissement du nord de la ville, classé « ZEP ambition
réussite ».
C'est en terrain neutre, en dehors du collège, au club des Chardons,
qu'on ripaille : un mot dans le cahier de correspondance, un coup de fil
la semaine précédente, puis un autre, l'avant-veille. Le
jour J, la moitié des parents répondent à l'invitation.
«Chacun apporte un plat, toujours très copieux, raconte Marie-Christine
Faubert, la présidente de l'association. Souvent des spécialités
de son pays. Malgré la gêne au départ, c'est vite convivial.»
L'initiative, atypique, est née d'un désir commun. «Peu
familiarisées avec le système scolaire, les familles n'osent
pas
nous contacter, explique Marguerite Graff, enseignante d'histoire-géographie.
Or, pour mieux comprendre le comportement des élèves, il
faut comprendre comment ils vivent.»
Les professeurs, eux, ont le sentiment que leur autorité a été
renforcée auprès des familles et des enfants. «Ils
nous font davantage confiance», confirme Delphine Delas, une autre
enseignante d'histoire-géographie. Les parents, pour la plupart
d'origine étrangère, viennent plus nombreux aux rencontres
classiques, type remise de bulletin. Nicolas Renard, le principal de l'établissement,
regarde d'un bon oeil ces rencontres « hors cadre ». Et note
une «amélioration du climat dans le collège. Le nombre
d'incidents entre jeunes et adultes est en baisse. On a eu 23 conseils
de discipline il y a six ans, 5 l'an dernier».
Léna Mauger
Léna Mauger
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