TABLE
DES MATIÈRES
Introduction
1 Contre tout ce qui est obligatoire
2 Contre les canons de la pensée
3 Contre la très manifeste injustice de l'école
4 Contre la trouille
5 Contre l'oppression des adultes sur les enfants
6 Contre les maîtres
7 Contre la confusion entre apprendre, savoir, connaître
8 Contre l'assujettissement du sexe mineur
9 Contre le manque à vivre
10 Contre la normalisation
11 Parce que je t'aime et qu'on n'a rien à perdre
chapitre 1
CONTRE TOUT CE QUI EST OBLIGATOIRE
Il m'est d'abord agréable, mon amour, de
te faire remarquer que l'enseignement est un droit, non un devoir. Mais
il semblerait que ce n'est pas de cette oreille que l'entendent nos mentors.
L'école en France n'est pas obligatoire, le serait-elle que bien
entendu cela ne changerait rien à mes batteries. L'instruction l'est.
C'est bien pourquoi je ne t'en donne absolument aucune. Mais que m'importe
la loi française puisque c'est mondialement qu'on exploite la cervelle
des petits. Partout, on enseigne de gré ou de force «pour
le bien de l'humanité». Partout, tu trouveras, sous toutes
les latitudes, les mêmes règles scolaires: on te fait entrer
dans le troupeau des gens nés la même année que toi,
on t'oblige à écouter quelqu'un, ce quelqu'un que tu n'as
pas choisi qui ne t'a pas choisie est payé pour te mettre, quels
qu'en soient les moyens, certaines choses dans le crâne, lesquelles
choses sont choisies par les États qui, en fin de course, sélectionnent
par les diplômes la place qu'ils t'assignent dans leur société.
Ton espace est aussi clôturé que ton temps : tu ne peux participer
d'aucune manière à la vie de ceux qui ne sont pas en âge
d'être scolairement conscrits.
«Les enfants d'abord!» fut l'appel
de Christiane Rochefort en 1976. Nous sommes en danger; Illich a raison
d'en parler en termes d'écologie: «[...] il serait peut-être
temps de s'apercevoir qu'il existe d'autres formes de pollution. La
vie sociale, l'existence de l'individu sont empoisonnées par les
sousproduits de la Sécurité sociale, de l'éducation,
de la santé, considérées comme des produits de consommation
obligatoire et concurrentielle. Cette " escalade" dans le domaine scolaire
est aussi dangereuse que celle des armements, sans que nous en ayons suffisamment
conscience (1).»
Il a bien dit «aussi dangereuse», le père Illich, et
ça me fait drôlement plaisir de tirer la langue à ceux
qui se croient malins de le dire démodé. Quiconque reconnaît
la nécessité de l'école devient la pâtée
des autres institutions.
1. Une société
sans école, Ivan ILLICH, Seuil, 1971
Il y a dans la Constitution du 24 juin 1793
un article que je trouve tout à fait délicieux: «La
loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre
l'oppression de ceux qui gouvernent.» (Article 9.)
Des lois je me sers à ma convenance. Je
ne reconnais à personne par exemple le droit de dire ce qu'est pour
moi la liberté : «La liberté consiste à pouvoir
faire ce qui ne nuit pas à autrui [ ... ] », article 4 de
la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août
1789. C'est un peu court, ce me semble ... Et de plus, je me réserve
le plaisir de nuire par ce livre à ceux qui l'estimeraient nuisible.
C'est pourquoi je peux avec duplicité nous offrir le luxe de jouer
autant que cela nous arrangera de l'article suivant: «La loi n'a
le droit de défendre que les actions nuisibles à la société.
Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché,
et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne
pas.» (Article 5.) Que les procureurs
se le tiennent pour dit, si je suis appelée un jour à faire
l'équilibriste devant un tribunal, je me servirai de ceci : «Les
parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation
à donner à leurs enfants.» (Déclaration universelle
des droits de l'homme de 1948.)
À dire vrai, je n'ai pas grand-chose à
craindre et je me fais un plaisir de donner des éclaircissements
aux personnes irresponsables qui auraient quelque envie de soustraire leurs
gosses à l'État mangeur d'enfants.
On remarque donc, dans la loi du 28 mars 1882,
qu'aucun titre ni diplôme n'est exigé pour les parents ou
«toute autre personne de leur choix» prenant en charge l'instruction
de l'enfant. Que recouvre cette instruction obligatoire? Savoir lire, écrire
et compter, et avoir « des éléments de culture générale»
à douze ans. Jusque-là, on peut ne rien savoir mais dire
qu'on apprend. Comme les «éléments de culture générale»
ne sont heureusement pas précisés, on conçoit bien
que devant l'éventuel inspecteur (les cas de visites sont rarissimes)
n'importe quel enfant sera apte à fournir « ses» éléments
de culture générale.
Je salue en passant les kamikazes qui ne l'ont
pas fait, mais la plupart d'entre nous se sont « couverts »,
juridiquement parlant. C'est simple comme tout. Dans le mois qui précède
la rentrée scolaire d'un enfant âgé de six ans, on
déclare au maire et à l'inspecteur d'académie que
l'enfant sera instruit à la maison. Quelques-uns donnent des raisons
(on peut les inventer), moi aucune. L'inspecteur est tenu d'accuser réception
en envoyant aux parents un certificat. Les allocations familiales sont
alors versées normalement puisqu'on est «en règle»
avec la loi sur l'obligation scolaire.
Ne t'inquiète pas, petite; l'assemblée
rose ne prendra pas prétexte de la publicité que je donne
à cette loi offerte aux objecteurs et objectrices de conscience.
Elle n'en a rien à faire: en France, 99 % des enfants de cinq ans,
95 % des enfants de quatre ans, 85 % des enfants de trois ans (l)
vont à l'école alors qu'elle n'est pas encore pour eux obligatoire
!
Ah ! la maternelle! Proprette et gaie où
les enfants s'amusent et chantent et font des rondes ... 85 à 99
% des petits enfants suivent le joueur de flûte, petit troupeau de
rats qu'on emmène au désastre.
Dans une circulaire du 7 décembre 1982,
le ministre de l'Éducation nationale consacre son attention aux
tout-petits. Et l'on peut lire cette phrase scandaleuse: « [...]
L'école maternelle pourrait ainsi mieux assumer son rôle de
pivot éducatif, c'est-à-dire de base d'organisation de la
vie de l'enfant, à l'école et hors de l'école [ ...
]. » (C'est moi qui souligne.)
Ça va peut-être encore mieux en
le disant, ce n'est pas parce que nous n'avons pas été heureux
à l'école que nous voulons en sauver nos enfants, mais parce
que nous avons pris conscience qu'on s'était servi de notre jeunesse
à des fins mercantiles de rentabilisation de notre société.
Qu'on ne nous répète pas alors, de grâce: «Mais
vous savez, ce n'est plus comme de votre temps! C'est très joli
et gentil.» Ce n'est pas la question.
Marie, si tu savais comme cela m'a affligée
d'entendre tant de fois tant d'années tant de gens différents
m'assurer que «les enfants sont heureux à l'école».
Je le sais bien! J'en étais le plus bel exemple! Le petit voyage
que nous avons fait chez ceux qui avaient choisi la liberté d'instruction
m'a confrrmée dans une chose que j'avais déjà constatée
à la Barque (2);
quand j'ai interrogé les parents sur leur scolarité, j'ai
eu deux réponses: il y avait ceux qui avaient adoré l'école,
avaient fait des études brillantes et puis, en minorité,
les cancres, ceux qui avaient toujours refusé l'agacement scolaire.
Les premiers avaient pris conscience de leur aliénation plus tard
que les seconds et savaient bien que c'était cette «satisfaction»
même d'être à l'école qui les avait empêchés
de voir clair. Alors? Alors, plus encore que les «élèves
moyens» qu'on retrouve très peu dans le «profil du parent
déscolarisant», les anciens élèves brillants
«qui aimaient la classe» estiment avoir été bernés
à l'école.
1. « Les rôles des
femmes en Europe dans les années 70 », Évelyne SULLEROT,
dans Le Fait féminin, Fayard, 1978.
2. La Barque était un lieu d'enfants
déscolarisés qui exista à Paris de 1973 à 1977.
Marie et moi en étions.
On commence, dans les pays qu'on dit «avancés»,
comme ceux de Scandinavie, en réduisant déjà les horaires,
à remettre en question l'obligation scolaire. C'est un sujet qu'on
se permet d'aborder dans les médias en Islande ou au Danemark, m'écriton.
Des voix, et non des moindres, dans le monde
entier, toujours se sont élevées contre l'école. Comme
celles de William Blake et surtout de Charles Dickens dont on ose vicieusement
se servir pour décrire la condition en laquelle tomberaient nos
pauvres gosses si on les laissait travailler. Dickens a dénoncé
le travail obligatoire et l'école obligatoire. Plus près
de nous, Krishnamurti a demandé instamment aux personnes qui aimaient
les enfants de soustraire ceux-ci à l'école et de leur donner
l'instruction «quelque part, au coin de la rue ou dans leurs propres
maisons (1)».
1. De l'éducation, KRISHNAMURTI,
Delachaux et Niestlé, 1980. Voir aussi Réponses sur l'éducation,
Stock, 1982.
Depuis qu'a été promulguée
la loi de 1882, il y a toujours eu, en France, une sourde opposition à
celle-ci et les écoles parallèles ou perpendiculaires ne
datent pas d'aujourd'hui.
C'est en 1967 qu'on trouve les premiers mouvements
militants de contestation scolaire aux États-Unis, puis en Italie
que devait sérieusement secouer « Il Manifesto ». Les
syndicats français pendant ce temps s'occupaient des broutilles
habituelles.
La gauche cisalpine n'est pas d'accord? Oui,
je connais la chanson : même si l'école est le lieu de
reproduction de la division de la société en classes, elle
demeure utile dans un processus d'unification politique des différentes
couches sociales contre le système capitaliste pourvu simplement
qu'on veuille bien la démocratiser.
Mes petits camarades militants ne se sont guère
privés de me dire qu'on faisait honneur à la classe ouvrière
en envoyant son môme à la communale! À l'enquête
que Jules Chancel et moi avions menée en 1977 sur le refus de l'école,
un membre du comité directeur du P.S., Jacques Guyard, répliquait:
«Comme toute institution de masse, l'école est un champ de
forces contradictoires, où la bourgeoisie tente de briser dans l'œuf
toute réflexion critique, mais aussi où, par l'action des
éducateurs et des parents, et par le jeu même du développement
des mécanismes intellectuels, un esprit d'analyse autonome et de
contestation naît sans cesse.
«Ce serait un singulier mépris pour
les travailleurs de ce pays que de supposer qu'ils se battent depuis un
siècle pour une institution dont le seul but serait de les enfoncer
...» C'est spirituel !
Je ne crois pas du tout qu'une volonté
perverse de nos dirigeants ait fait de l'école ce lieu d'oppression
réservé aux enfants. Si cela était, un complot aussi
génial, une organisation aussi subtile de l'exploitation des intelligences
et des énergies ne pourrait provoquer de ma part, devant un tel
machiavélisme, qu'une admiration étonnée. Mais ce
n'est pas le cas. L'institution scolaire est la résultante de plusieurs
dynamiques. John Holt a écrit cette phrase que je trouve infiniment
juste: «L'école est beaucoup plus mauvaise que la somme de
ses parties (1).»
1. S'évader de l'enfance,
John HOLT, Petite bibliothèque Payot, 1976.
C'est pourquoi quand un ami enseignant me dit: «Ne
suis-je pas gentil avec mes élèves?», je lui réponds
qu'il joue les imbéciles. Qu'il y ait des gens bien intentionnés
dans l'Éducation nationale n'empêche pas le carnage. À
l'école, une foule de gens apprend à se taire, à penser
au son de cloche, à se croire bête. Et jamais ils ne s'en
relèveront. Alors c'est vrai qu'ils ont été moulés
de façon à mettre leurs gosses à l'école et
qu'ils le font sans se poser de questions, mais les cicatrices sont là.
D'où ce cri du cœur d'une institutrice, toute «Freinet»
qu'elle soit: «N'empêche que j'ai souvent le sentiment d'une
solitude, liée avant tout à l'idée même d'École,
comme si chacun des adultes, d'une facon inconsciente bien sûr, rejetait
cette École en soi parce que c'est l'École et que, fondamentalement,
c'est connu, on préfère les vacances au boulot (1)
!»
(1) Écoute, maîtresse,
Suzanne ROPERT, Stock, 1980.
J'apprécie que ce soit elle qui le dise, elle
dont la naïveté, pour être polie, ne peut être
une excuse au livre qu'elle a commis et sur lequel je reviendrai.
Imagine un instant que l'obligation scolaire
tombe et que les parents n'aient aucun moyen de faire pression sur leurs
rejetons, pense à tes copains et copines, quel serait le taux de
l'absentéisme en classe? Dis un chiffre ...
Les enfants vont à l'école parce
qu'on les y oblige. C'est la première chose à regarder en
face.
Mais le pire, c'est qu'on nous oblige, adultes,
à ne pas y aller!
Si elle n'était jamais obligatoire, une
école qu'il resterait à imaginer pourrait intéresser
l'un ou l'autre à un moment de sa vie.
Et qu'on ne me parle pas de formation permanente!
Dans l'état actuel des choses, on continue à bien séparer
les loisirs, les études, le travail et on ne pourra jamais être
en unité de soi tant qu'on nous découpera la vie de cette
manière. On a tout lieu de penser que cette formation permanente
devient petit à petit obligatoire et qu'elle sert bien d'autres
desseins que notre «accomplissement personnel». Les signataires
du Manifeste de Cuernavaca (1)
ont vu avec une prodigieuse acuité ce qui nous attend et s'élèvent
contre une scolarisation sournoise qui ne fera qu'indéfmiment renforcer
le pouvoir de ceux dont le savoir est «certifié» par
l'État et estampillé. Ils proposent que chacun bénéficie
«d'un temps égal, de ressources fmancières égales
et d'une liberté égale pour apprendre», car «chacun
doit avoir accès à toutes sortes de connaissances ».
(1) Cf. L'École à
perpétuité, H. DAUBER, E. VERNE, Seuil, 1977.
Pour cela, bien entendu, le plus urgent à
faire est de rendre illégaux les diplômes. Illich avec les
signataires du Manifeste de Cuernavaca insiste beaucoup là-dessus.
Il faut empêcher toute discrimination fondée sur la scolarité.
Il est absurde et injuste de juger (en bien ou en mal) un homme sur son
passé scolaire. Qu'est-ce que c'est que cette pratique qui consiste
à se renseigner sur tel ou tel pour savoir s'il s'est montré
dans son jeune âge capable de répéter ce qu'on lui
demandait de répéter? Ça rime à quoi?
Il faut supprimer les diplômes comme le
casier judiciaire et pour les mêmes raisons.
N'importe qui pourrait accéder aux facultés
et à tout ce qui devrait fort à propos les remplacer. Craindrait-on,
par extraordinaire, qu'il n'y ait trop de monde? Si l'on supprimait les
diplômes, gageons qu'on ne se bousculerait pas aux portes ...
Tout le monde sait que les diplômes n'ont
ordinairement aucun rapport, même lointain, avec la qualification
qu'on demande pour un emploi. Pour un travail réclamant telle ou
telle compétence, le désir de réussir et une période
d'essai ne seraient-ils pas des gages plus sérieux que le casier
scolaire? Nous connaissons tous des gens qui seraient profondément
heureux de pouvoir en former d'autres autour d'eux à ce qu'ils aiment
faire.
Mais ne comprend-on pas que cela nous est rendu
impossible dans la très exacte mesure où l'on nous oblige
à vivre l'enseignement sur un mode scolaire et uniquement?
Encore une fois, en te gardant de l'école,
c'est moi aussi que je défends contre le rôle qu'on voudrait
me forcer à jouer, mais aussi tous ceux, grands et petits, qui ont
envie de nous apprendre quelque chose, à qui je reconnais cette
libertélà.
L'obligation scolaire n'est pas, bien sûr,
l'obligation d'apprendre mais d'apprendre à l'école.
Pourquoi ce temps de six à seize ans? Et pourquoi cet espace divisé
en des classes et une cour?
De six à seize ans, c'est clair et personne
ne s'en cache, «parce que l'esprit de l'enfant est malléable»,
c'est toujours cette idée de la cire molle qu'il faut marquer d'un
sceau. Les diplômes font de l'esprit scellé une lettre qu'on
peut envoyer dès lors à son employeur destinataire.
Quant au lieu ... «Qui vit en classe vit
nécessairement dans un lieu commun (1).»
Edmond Gilliard dit bien d'autres belles évidences. Lieu commun
de la banalisation et d'un dispositif de contrôle que Michel Foucault
a décrit avec perspicacité. Avant même de former l'esprit,
on forme le corps qui doit se lever, s'asseoir, manger, chier, pisser,
dormir aux heures convenues.
(1). L'École contre la
vie, Edmond GILLIARD, Delachaux et Niestlé, 1970, souligné
par l'auteur.
Il y a deux ans, un prof de philo s'est fait
suspendre de ses fonctions. Dans le rapport que la directrice a remis à
qui de droit, on lit : «Il a incité les élèves
à demander une liberté totale de mouvement dans les classes,
dans les clubs, les couloirs, en ville, sans surveillance, sans souci de
la sécurité des élèves et de la sauvegarde
des locaux et du matériel (2).»
2. Cf. Chronique des flagrants
délires, Jean-Pierre BLACHE, diffusion Alternative, 1981.
Je voudrais que chacun puisse réagir
comme toi et s'indigner de cette manière à la lecture que
je viens de te faire ... C'est vrai que tu n'es pas «habituée».
Il m'a fallu à moi beaucoup de temps et de travail pour me désaccoutumer
du pire et il n'y a pas de repos en cette entreprise. J'aime aussi cette
autre phrase de Gilliard : «Ce qu'on appelle l'ordre établi
n'est qu'un état de violence entré dans l'habitude. Il n'y
a pas d'injustice, d'injure, d'iniquité, d'indignité, de
brutalité, de barbarie à qui la durée ne puisse conférer,
par l'accoutumance «morale», une apparence de civilité,
un air de décence, des dehors de bienséance [ ... ]»
On envoie ses mômes à l'école
parce que ça se fait. «La tradition ne cesse de couvrir des
trahisons» Mais ce qui me renverse, c'est de voir comment, quand
on a pris l'habitude d'accepter, on accepte tout et pas seulement ce que
le poids du passé entérine. Ainsi une longue panoplie de
moyens de coercition «psy» se met en place et tout le monde
trouve ça normal ! Personne ne s'étonne que dans les écoles
maternelles fleurissent des «dessins de bonshommes». Et moi
je dis que chez les enfants déscolarisés du même âge,
là où on est moins hanté par la paranoïa de l'
« interprétation », on ne trouve que rarement ce genre
de dessins (vérification faite de visu dans une dizaine de lieux
!). Quand on dit «Tous les psychologues sont d'accord pour dire que
le meilleur âge pour apprendre à lire, c'est six ans»,
pas un qui bronche. Et à mes questions naïves, la seule réponse
que je me sois jamais attirée de la part des spécialistes
a été: «C'est scientifiquement prouvé.»
Alors, après ça, ceux qui savent encore s'intéresser
à ce qui les contredit (race bien rare) s'étonnent d'apprendre
que la plupart des difficultés d'apprentissage de la lecture ont
disparu en Suède depuis qu'on en a fait passer l'âge à
sept, huit ou neuf ans (1).
(1) Cf. La Fatigue à l'école,
Dr Guy VERMEIL, Éd. sociales de France.
En général, et dans le domaine
du mental en particulier, « ce qui est scientifiquement prouvé»
me met toujours en état d'alerte. Car je veux connaître l'étalon
des mesures, savoir au juste sa valeur, qui l'a établi, qui s'en
sert et à quelles fins.
Sans tergiverser, je présume coupable
toute tentative d'extorsion de renseignements telle que le questionnaire
ci-dessous tiré à quatre mille exemplaires, adressé
à des parents d'élèves d'écoles publiques à
Paris.
Il y a quatre feuillets sous en-tête du
ministère de l'Éducation nationale, Titre: questionnaire
aux familles. L'introduction a le mérite d'être outrageusement
claire: «Vous savez combien il est important de bien connaître
votre enfant pour mieux diriger sa formation. Les renseignements qui vous
sont demandés le sont uniquement pour le bien de votre enfant, Ils
nous permettront d'unir nos efforts aux vôtres pour réussir
son éducation par une action commune, Par avance, nous vous remercions
de votre aide.»
Suit l'enquête d'état civil habituelle
et on passe aux questions proprement dites du genre de : «À
quoi joue-t-il?» et autres tout aussi innocentes, Puis ceci : «Votre
enfant est-il tranquille ou vif, docile ou difficile, renfermé ou
expansif, lent ou rapide, sensible aux réprimandes ou non (1)
? »
(1) « Soulignez les mots
qui vous paraissent le mieux convenir. »
Mais c'est la question suivante que j'aurais
pu mettre en exergue de ce livre : « Quelle est à votre avis
la meilleure façon de le "prendre" ? »
Ça se termine par « [ .. ,] Répondez
sans tarder, l'école a besoin de la coopération (moi j'aurais
mis collaboration) des parents. Votre réponse restera confidentielle
(2),
Elle servira seulement à mieux connaître votre enfant, dont
l'éducation sera ainsi mieux assurée, »
2. «Confidentielle! »
Je suppose qu'ils veulent dire que ce ne sera pas publié ni affiché
dans les gares.
Que les psychologues s'intéressent
à l'enfant ne date pas d'aujourd'hui. Stanley Hall, Binet puis Piaget
s'absorbèrent dans l'analyse de l'intelligence, mais c'est beaucoup
plus récemment qu'on a commencé à regarder comment
l'enfant, petit à petit, prenait conscience de son identité
et par quelle autorité on pouvait l'amener à «devenir
lui-même»,
L'investigation médico-psychologique est
une arme terrifiante. Quand on dit d'un enfant qu'il est «insupportable»,
ça passe, mais ça ne passera plus quand du même enfant
quelqu'un aura dit un jour qu'il est psychotique. Et l'horreur de ces jugements,
c'est que personne ne peut apporter la preuve de son innocence. N'importe
qui peut prétendre que je t'aime trop ou pas assez, qu'un enfant
est pervers ou non. Face à ce pouvoir absolu nous ne pouvons opposer
qu'un scepticisme absolu. Du moins jusqu'à un certain point qui,
franchi, ne peut que nous provoquer à l'action armée. Je
pense ici à ce que raconte Illich qui n'a jamais eu la réputation
d'être un plaisantin: «Un psychanalyste, le docteur Hutschnecker,
qui avait comme patient M. Nixon avant sa désignation comme candidat
républicain à la présidence, soumit à ce dernier
un projet qui lui était cher. Il fallait, selon lui, que tout enfant
entre six et huit ans fût examiné par des spécialistes
en psychiatrie pour déterminer ses tendances agressives et prescrire
des traitements obligatoires. Si nécessaire, il faudrait avoir recours
à des périodes de rééducation dans des institutions
spécialisées. M. Nixon, devenu président, soumit à
son secrétaire à la Santé, à l'Éducation
et aux Affaires sociales, la thèse de son médecin traitant.
Je ne sais ce qu'il en advint, mais il faut reconnaître que, dans
une certaine perspective, des camps de concentration préventifs
pour pré-délinquants représenteraient une amélioration
logique du système scolaire (1)
... »
(1). Une société
sans école, op. cit.
Le dépistage, en France, s'effectue
bel et bien par le système G.A.M.I.N. (gestion automatisée
en médecine infantile) et la loi d'orientation de 1975. Les examens
médicaux étaient obligatoires pour tous les enfants depuis
la loi du 15 juillet 1970; à partir de 1974, les renseignements
médicaux et administratifs ainsi obtenus ont été mis
sur ordinateurs et gérés. Les enfants à «risques»
sont surveillés par les travailleurs sociaux.
La loi d'orientation en faveur des personnes handicapées
de 1975 abandonne le terme devenu officiel en 1956 d' «inadaptation
infantile» pour celui de «handicap mental».
Je ne perds jamais de vue que par cette loi est
reconnu handicapé mental l'enfant qui ne peut pas suivre à
l'école. L'enseignant à qui l'enfant pose un problème
(« il ne comprend rien» ou « il bouge sans arrêt)}
ou « il ne sait pas s'arranger avec les autres ») passe le
témoin au psychologue qui prend le relais et c'est parti ... L'enfant
« normal» est celui qui s'adapte bien à l'institution
scolaire. (Tout cela couvait déjà depuis longtemps: entre
1880 et 1890, au moment de la mise en place de l'école obligatoire,
la psychiatrie s'était d'abord soudain intéressé à
l'enfant vagabond, «dégénéré impulsif».)
Illich dit encore: «Les hommes qui s'en
remettent à une unité de mesure défInie par d'autres
pour juger de leur développement personnel ne savent bientôt
plus que passer sous la toise.» Il parlait là des examens
et c'est moi qui étends sa formule à tous les examens. Avec
l'entrée des «psy» à l'école, on a l'incontestable
preuve, s'il en était besoin, que l'école juge et sanctionne.
Le judiciaire et le scolaire sont mariés pour longtemps. Philippe
Meyer a écrit un livre dont le contenu est à la hauteur du
titre: L'Enfant et la raison d'État (1).
Il n'y parle pas de l'école mais du contrôle social, qui relève
de la même normalisation. Il est d'ailleurs bien facile de se rendre
compte qu'en temps de «vacances» la police prend le relais
des «surveillants».
«Tout mouvement incontrôlé
est corollairement proclamé suspect», dit Meyer qui en donne
d'abord cette illustration:
Un pionnier de l'introduction des sciences humaines
dans la pratique judiciaire, le juge Chazal, s'inquiète qu'à
l'été 1960, «pour trois millions de jeunes urbains
de quatorze à dix-huit ans, 1074000 mois de vacances [se soient]
déroulés sous le contrôle effectif de la famille ou
d'organismes sociaux, contre 4349000 mois de vacances exempts de tout contrôle,
qu'il soit social ou familial (2)»
(1) L'Enfant et la raison d'État,
Philippe MEYER, Seuil, 1977.
(2). Revue Rééducation, 1er
trimestre 1960, n° 117-118, cité dans L'Enfant et la raison
d'Etat.
Et plus loin, il ajoute qu'à la même
époque, le président des Équipes d'action, Jean Scelles,
donnait à la revue Rééducation un petit manuel
de bonne conduite à l'usage des automobilistes sollicités
par des auto-stoppeurs dans lequel on pouvait lire: «Une mise en
garde par voie de presse contre l'admission des mineurs dans les voitures
privées et camions est nécessaire, car l'usage de l'automobile
est général, et les mineurs (garçon ou fille) l'emploient
habituellement dans des fugues très nombreuses pour échapper
à leur famille ou aux maisons de rééducation. Lorsqu'un
mineur (garçon ou fille) fait de l'autostop, il est utile de
lui demander son identité de façon précise (production
de la carte d'identité) et de le signaler à la gendarmerie.
Car il faut aider les familles de disparus.»
De la «coopération» demandée
aux familles jusqu'à la délation, il n'y a qu'une suite logique
voulue par le contrôle de l'État.
Parmi mes amis taulards, j'ai souvent été
frappée d'entendre : «On nous traite en prison pire qu'à
l'école!» Il s'agit bien de normaliser et de faire rentrer
dans le rang, L'enfant et le délinquant «font des bêtises»,
l'un et l'autre «doivent être l'objet d'une surveillance constante»,
il faut leur «serrer la vis» car «ils se croient tout
permis », «ils ne se rendent même pas compte de ce qu'ils
font»,
Il n'y pas trente-six manières de surveiller;
quant à la discipline, je connais des centrales moins dures que
certains internats.
Je n'ai pas l'intention d'insister sur ce qu'est
la discipline.
Michel Foucault a fait dans Surveiller et
punir une étude en tous points remarquable sur la question.
Il a parfaitement rendu compte du pouvoir de la Norme qui s'érige
au XVIIIe siècle: «Le Normal s'établit comme principe
de coercition dans l'enseignement avec l'instauration d'une éducation
standardisée et l'établissement des écoles normales.
[ ... ]. Aux marques qui traduisaient des statuts, des privilèges,
des appartenances, on tend à substituer ou du moins à ajouter
tout un jeu de degrés de normalité, qui sont des signes d'appartenance
à un corps social homogène, mais qui sont en eux-mêmes
un rôle de classification, de hiérarchisation et de distribution
des rangs. En un sens, le pouvoir de normalisation contraint à l'homogénéité;
mais il individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer
les niveaux, de fIxer les spécialités et de rendre les différences
utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir
de la norme fonctionne facilement à l'intérieur d'un système
de l'égalité formelle, puisque à l'intérieur
d'une homogénéité qui est la règle, il introduit,
comme un impératif utile et le résultat d'une mesure, tout
le dégradé des différences individuelles
(1)»
Le pouvoir disciplinaire, on voit bien ce que
c'est; tous les parents savent comment on «dresse» leur gosse
à l'école, si «libérale» soit-elle. Là
où ils croient trouver une excuse à leur aveuglement, c'est
que la discipline normative ne rend pas vraiment leur mioche identique
à celui du voisin; l'un continuera à aimer le disco,
Fautre préférera le reggae. C'est là le piège,
car « au lieu de plier uniformément et par masse tout ce qui
lui est soumis, il [le pouvoir disciplinaire] sépare, analyse, différencie,
pousse ses procédés de décomposition jusqu'aux singularités
nécessaires et suffisantes [ ... ].» La discipline «fabrique
des individus; elle est la technique spécifique d'un pouvoir qui
se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments
de son exercice» (2).
(1) Surveiller et punir, Michel
FOUCAULT, Gallimard, 1975.
(2) Ibid.
Tu comprends bien que si l'école ne
formait qu'une collectivité, nous aurions quelques réflexes
de défense contre la confection en série. Mais c'est bien
pire que ça, c'est en tant qu'individu que chacun est surveillé,
moulé, «orienté» et fmalement isolé des
autres. À l'école, on n'est jamais seul et on est toujours
isolé. Tu imagines ce qu'est une salle d'examen ou de concours?
Chacun abandonné à ce qu'on veut soutirer de lui comme preuve
de sa conformité. Je ne résiste pas à te citer encore
une fois Foucault - c'est toujours un bonheur pour moi d'induire mes aimés
en tentation de lecture - : «L'examen combine les techniques de la
hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise.
Il est un regard norrnalisateur, une surveillance qui permet de qualifier,
de classer et de punir. Il établit sur les individus une visibilité
à travers laquelle on les différencie et on les sanctionne.
C'est pourquoi, dans tous les dispositifs de discipline, l'examen est hautement
ritualisé. En lui viennent se rejoindre la cérémonie
du pouvoir et la forme de l'expérience, le déploiement de
la force et l'établissement de la vérité. Au cœur
des procédures de discipline, il manifeste l'assujettissement de
ceux qui sont perçus comme des objets et l'objectivation de ceux
qui sont assujettis».
La production des preuves établit ici
l'aveu que je prends en son sens originel de «remise de soi au seigneur
féodal».
Nous sommes propriété d'État.
Chacun. Et nous n'en saisissons pas immédiatement l'horreur parce
que nous avons été bel et bien formés à tel
servage. Depuis Constantin et Théodose au IV° siècle,
et pendant environ mille trois cents ans, l'Église a été
l'âme de l'État. Mais dès que le déclin de l'Église
s'est manifesté, il a fallu que l'État trouve de toute urgence
le moyen de se faire admettre dans les esprits et ce de facon aussi totalitaire
que l'Église y était parvenue. La tâche était
rude. Comment plier les esprits à la convenance des nécessités
étatiques? Il s'agissait de rien moins que de créer en quelque
sorte des superstitions.
Les «serviteurs» et «commis»
de l'État rendirent alors l'école obligatoire et le «programme»
(entends la programmation) uniforme pour tout citoyen. Désormais,
chacun est entraîné à penser comme les maîtres
et à obéir.
Le 5 mars 1880, Jules Ferry déclare au
Sénat: «Il y a deux choses dans lesquelles l'État enseignant
et surveillant ne peut pas être indifférent: c'est la morale
et c'est la politique, car en morale comme en politique, l'État
est chez lui, c'est son domaine, et par conséquent c'est sa responsabilité
(1)
»
(1). Cité par Paul NIZAN
dans Les Chiens de garde, Petite collection Maspero, 1982.
D'emblée il a été très
clairement expliqué aux pédagogues quelle était leur
fonction. Buisson, dans le Dictionnaire de pédagogie, balance
ces inanités que les enseignants ont parfaitement intégrées
: « Si [ ... ] l'éducation a avant tout une fonction collective,
si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu social où il est
destiné à vivre, il est impossible que la société
se désintéresse d'une telle opération [ ... ]. En
dépit de toutes les dissidences, il y a dès à présent,
à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes
qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien
peu en tout cas osent nier ouvertement et en face: respect de la raison,
de la science, des idées et des sentiments qui sont à la
base de la morale démocratique. Le rôle de l'État est
de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans
ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les laisse
ignorer des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec
le respect qui leur est dû [ ... ]. »
L'État a raison. L'État a raison
de nous. Il dispose du monopole du droit et de la force. Concrètement
il décide si je suis majeure ou non, dans quelle mesure je peux
ou non sortir de mon pays, ce qu'on m'aidera ou non à faire (des
enfants, des études, des rencontres), si j'ai le droit de me suicider
ou de prêter assistance à qui veut disposer librement de sa
mort, etc.
C'est encore Jules Ferry «libérateur
des petits enfants» qui disait (avec quelle outrecuidance!) que l'État
s'occupait de l'éducation «pour y maintenir une certaine morale
d'État, certaines doctrines d'État qui importent à
sa conservation (1)
».
(1). Cité dans Les Chiens
de garde, op. cit.
Dans les pays occidentaux, la liberté
de pensée est surveillée bien plus étroitement qu'on
ne veut le croire. Un livre qui ne va pas dans son sens peut être
publié mais autant que l'État a intérêt à
un certain libéralisme. Prenons, au hasard, un pays républicain
et démocrate, un pays par exemple où la presse peut se permettre
de contrôler les agissements d'un chef de l'État, disons les
États-Unis. Situons-le à un moment précis de son histoire,
quand l'Honnêteté triomphe du vilain méchant président
et que les Américains se félicitent de proclamer au monde
leur attachement aux libertés. Eh bien, dans la foulée de
l'affaire du Watergate, l'État n'entend pas se laisser menacer à
travers ses gouvernements et réagit immédiatement. Un rapport
(2),
vraisemblablement réalisé par les services d'espionnage,
est demandé sur ce qui a pu causer un tel débordement (pas
du président bien sûr, mais de la presse). Conclusion: la
démocratie souffre d'un excès de démocratie. Je cite
(c'est moi qui souligne) : « Plus un système est démocratique,
et plus il est exposé à des menaces intrinsèques [
... ]. Au cours des années récentes, le fonctionnement de
la démocratie semble incontestablement avoir provoqué un
effondrement des moyens traditionnels de contrôle social, une délégitimation
de l'autorité politique et des autres formes d'autorité [
... ]. »
(2). Rapport n° 8 de la Commission
trilatérale sur la crise de la démocratie, 1975, cité
dans Sauve qui peut les libertés, Comité contre la répression,
Editions Que faire?, Genève. 1982
Pour les auteurs du rapport, depuis ses origines
et jusqu'ici, la démocratie avait fonctionné de manière
satisfaisante parce qu'elle n'était pas réservée à
tout le monde; je cite encore et il y a de quoi être éberlué
d'un pareil cynisme : «Le fonctionnement effectif du système
politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure
d'apathie et de non-participation de quelques individus et groupes. Dans
le passé, chaque société démocratique a eu
une population marginale, numériquement plus ou moins importante,
qui n'a pas activement participé à la vie politique. En elle-même,
cette marginalisation de certains groupes est antidémocratique par
nature, mais elle a été aussi l'un des facteurs qui ont permis
à la démocratie de fonctionner effectivement. Des groupes
sociaux marginaux, les Noirs par exemple, participent maintenant pleinement
au système politique. Et le danger demeure de surcharger le système
politique d'exigences qui étendent ses fonctions et sapent son autorité.»
Il est clairement dit ensuite que1a liberté
de pensée et de critique met en péril l'État et que
certains se permettent même de réfléchir aux lois qu'on
fait voter: « La valeur morale de l'obéissance aux lois dépend
du contenu de la loi et non pas de la régularité de la procédure
qui a permis de la voter.»
Le rapport dénonce alors les coupables,
ce sont les penseurs.
Parmi eux (car on n'est pas en France), les journalistes;
la presse, dit le rapport, «est une source très importante
de désintégration des vieilles formes de contrôle social».
Malheureusement, on n'a pas laissé filtrer
les moyens de remédier à cet excès de démocratie.
Dommage, ça nous aurait intéressés.
Je lutte contre l'État d'abord parce qu'il
m'opprime (son droit est sa morale, sa force est par nature violente) et
que j'ai besoin de mon intégrale liberté pour juger, seule,
des limites temporaires qu'en vue d'une autre plus large je veux bien parfois
imposer à celle-ci. Je lutte ensuite parce que intellectuellement
je ne puis admettre l'aberration mentale et sociale de sa quelconque défmition.
Ce serpent qui se mord la queue, qui légitime sa force par ses coups
(qu'est-ce qu'un coup d'État?) est une institution n'ayant d'autre
fmalité qu'elle-même. Je ne veux pas que l'État suce
ma moelle, J'ai besoin de toutes mes énergies pour vivre et mourir.
Pas seulement. J'ai aussi besoin de toutes les énergies des autres
pour pouvoir les aimer, car je ne peux les aimer que dans leur souveraineté.
Chère petite fIlle, un jour peut-être
voudras-tu «servir l'État», cela ne me regarde pas;
au moins ne t' aura-t-il pas prise de force à six ans. Si tu étais
un garçon ou s'il était décidé de rendre le
service militaire obligatoire pour les filles, pareillement tu pourrais
compter sur moi pour t'aider par tous les moyens à ne pas y aller.
Quand les uns s'insoumettent, pourquoi si peu de parents accueillent-ils
les gendarmes à coups de fusil? Avis à la maréchaussée
et autres assistantes sociales: si l'État tente contre ton gré
de te prendre, je passe à la guerre offensive. Seule ou non.
Mais je ne suis pas seule et Christine et bien
d'autres feraient tout comme moi. Nous refusons tout service national,
scolaire ou militaire; d'abord parce qu'il est obligatoire, ensuite seulement
parce qu'il est malfaisant. Foucault a fait remarquer que notre État
moderne avait gardé la plupart des caractéristiques du régime
napoléonien qui est autant l'œuvre de soldats que de juristes. Et
l'on peut sans peine concevoir que l'école est l'avant-poste des
armées, J'exagère? Le 11 juillet 1981, le ministre de la
Défense, Charles Hernu, s'exprimait ainsi dans Le Monde:
«Il faut arriver à l'armée préparé, et
préparé par l'école, le lycée et l'université.
Il faut une symbiose avec l'Éducation nationale.» Le ministre
de l'Éducation nationale l'a-t-il contredit? Certes non, puisqu'il
signe le 23 septembre 1982 un protocole d'accord entre l'Éducation
nationale et la Défense. C'est même lui qui dit : «L'École
comme l'armée est toujours le reflet d'une société
qui attend d'elle beaucoup sur le plan de l'adaptation à l'évolution
de la vie sociale comme de la place de notre pays dans le concert des nations
[ ... ]. L'ouverture de l'école, c'est aussi l'ouverture sur les
problèmes et les réalités de la défense [ ...
]. C'est l'examen de la place, dans le temps privilégié qu'est
le service national, des enseignants et des personnels de l'Éducation
nationale au sein de la mission de défense, avec leur richesse et
leur devenir d'éducateur. »
Quant au protocole d'accord: « [ ... ]
La mission de l'Éducation nationale est d'assurer sous la conduite
des maîtres et des professeurs une éducation globale visant
à former de futurs citoyens responsables, prêts à contribuer
au développement et au rayonnement de leur pays.
« [ ... ] L'ambition de former des citoyens
responsables suppose donc que soit engagée une collaboration entre
le ministère de l'Éducation nationale et le ministère
de la Défense, aux points de rencontre de leurs missions respectives
et au service de cette ambition globale.»
On se réjouit d'apprendre que «les
actions permettant aux élèves, dans le cadre des activités
éducatives, d'obtenir une free.frrmation directe, dans les unités,
sur la vie des armées ou d'entrer en contact avec des militaires
du contingent ou d'active seront développées»
(II, 2, 3).
J'ai déjà fait allusion à
l'excellent ouvrage de Philippe Meyer (1)
qui montre l'enfant face au contrôle social. Ainsi tu vois l'armée,
la police et l'école «encadrer la jeunesse» et prendre
en charge les élèves. (Au niveau des ministères, tu
noteras qu'en revanche le secrétariat d'État à la
Culture n'est pas concerné par la scolarité de l'enfant et,
de fait, la «culture» est bien le dernier souci de l'Éducation
nationale!)
1. L'Enfant et la raison à'État,
op. cit.
Cet encadrement dont je parle maintient aussi
en toile de fond certaines formes de la famille, laquelle dépend
d'eux. Barère, à la Convention, a dit les choses une fois
pour toutes: «Les principes qui doivent diriger les parents, c'est
que les enfants appartiennent à la famille générale
avant d'appartenir aux familles particulières. Sans ce principe,
il n'y a pas d'éducation nationale.» Meyer montre parfaitement
que l'autorité parentale est «un instrument distribué
par l'État et que l'État peut donc reprendre».
Les parents reçoivent des allocations à
la mesure de leur soumission à certaines règles du comportement
(ceux des écoles parallèles n'étant pas moins que
d'autres sensibles à ce chantage). On achète ainsi le silence
de la famille qui accepte qu'on fiche son enfant, qu'on lui fasse apprendre
n'importe quoi, qu'on le collectivise et l'isole, qu'on lui fasse peur,
qu'on le séduise, qu'on le punisse.
La gauche traditionnelle râle (et encore!)
contre une école qu'elle ne peut pas ne pas juger ségrégative,
mais il va de soi que le parti communiste freine des quatre fers dès
qu'on s'interroge sur les prérogatives de l'État. Il y a
belle lurette qu'il a « oublié» ce passage de la Critique
du programme de Gotha où Marx s'indigne de «la folie qui consiste
à confier l'enfant de l'exploité aux bons soins de l'exploiteur».
Quant aux partis socialistes, ils pourraient à la rigueur concevoir
que l'État prenne en charge l'aspect matériel de l'éducation
et non son contenu. C'est aussi, en réalité, la position
des parents qui créent un lieu du genre école parallèle
pour lequel ils demandent la fameuse «reconnaissance» ; ils
disent fréquemment que c'est pour obtenir des subventions ou «ne
pas perdre le bénéfice des allocations familiales (1).
1. On a vu que c'était
une pessimiste erreur au regard de la loi.
Cependant, l'État qui jouait le rôle
du protecteur à l'inépuisable providence est devenu un État
clientélaire qui vend ses services et les rentabilise; quand il
achète telle ou telle école parallèle, ce n'est pas
pour la mettre dans un bas de laine. En affaires, l'État est intraitable
et on n'a jamais vu qu'un prétendu «devoir» de l'État
(comme «dispenser un enseignement») ne s'accompagnât
pas d'autant de sujétions y afférentes.
Le «lieu pour enfants» qui se fait
reconnaître par l'État devient une «école de
pointe». Si elle sert l'État, en inventant par exemple des
méthodes d'éducation plus efficaces, elle deviendra exemplaire
et perdra tout caractère contestataire (pour autant qu'elle en ait
jamais eu) ou bien elle sera isolée, contrôlée jusqu'à
ce que mort s'ensuive.
Il est toujours bon de prendre du pouvoir même
si on ne prend pas le pouvoir, Et je suis réformiste quand ça
me plaît de réformer. En attendant l'abolition de l'école,
je suis pour sa séparation d'avec l'État. Pour les écoles
privées? Oui, pour les écoles privées de tout. Qu'il
soit interdit de payer l'enseignement ni en espèces comme dans les
écoles dites libres, ni en nature comme dans les écoles laïques.
Je ne suis pas plus anarchiste que française,
mère de famille ou homosexuelle. Les étiquettes sont toujours
petites, singulièrement trop petites. Je ne t'ai jamais formée
à quelque contestation que ce soit. Ces choses-là ne s'apprennent
pas, serait-ce entre frères. Même les écoles créées
par de vrais anars garantis, comme la Ruche, se sont toujours refusé
à «fabriquer des anarchistes».
De moi je ne saurais rien dire, de nos amis,
je dirai qu'ils sont rebelles, au sens où Jean Sulivan l'entendait:
« J'appelle " rebelle" qui est conduit, à cause d'une certaine
santé, à relativiser les idées et automatismes produits
en lui-même par la société [ ... ]. Sa mission est
de désigner l'absence. Ce n'est pas sa mission.
« C'est sa nature (1).
»
(1). Jean SULlVAN, Matinale,
Gallimard, 1979.
Dans nos sociétés récupératrices,
il faut avoir une sacrée imagination pour se croire subversif et
mes amies(is) insoumises et insoumis ont autant le dégoût
que moi des mots comme «expérimentation sociale », Il
semblerait qu'on entende par là trois démarches possibles
qui visent à des changements soit ayant pour but d'assurer l'invariance
des structures sociales, soit se proposant de modifier les structures sociales,
soit ne modifiant pas les structures mais s'attaquant aux fondements de
ces structures (on peut très bien imaginer un mouvement de refus
de déclarer son gosse à la naissance, par exemple). Dans
l'expression «expérimentation sociale», il y a l'idée
d'une méthode scientifique sur fond de laboratoire et cette autre
qu'on se responsabilise par rapport à la société.
Ces mondanités ne nous intéressent pas et si j'explicite
mes raisons de ne pas te scolariser, ce n'est rien que pour le précieux
plaisir de partager ce que j'ai su avant même que de me l'être
formulé. Dans mon attitude, quelque chose d'immédiat et d'instinctif.
On admet communément dans les milieux de la «nouvelle gauche»
que le seul moyen de ne pas se faire récupérer est d'articuler
le projet à d'autres forces politiques; «articuler»
évoque une interaction, une interdépendance. Très
peu pour moi! Mais j'ai des alliés, connus et inconnus; ce sont
des gens singuliers. Cette alliance-là est intransigeante, profonde,
aimante. Ceux qui parlent d'ordre et de désordre ne connaissent
rien aux mots. Parce qu'il y a un autre ordre des choses auquel il me convient
d'obéir.
Que ce soit par l'incendie des bahuts ou par
la déscolarisation, «il y a une critique en actes de l'école
qu'il ne faut pas sous-estimer», a écrit Paul Rozenberg dans
un très bel article des Temps Modernes (1).
Il se passe là des événements dont il m'importe peu
qu'on les dise signes ou signaux.
1. «La normalisation et
les modalités du refus », Paul ROZENBERG, dans Les Temps Modernes,
novembre 1974
Quoi de plus cocasse que ces gens qui nous
demandent si nous sommes nombreux? Le fait d'être un ou plusieurs
ne change les choses que pour les rnass media, sauf à reprendre
cette idée que l'union fait la force (maxime dont on peut vérifier
à chaque instant l'absurdité). Il ne s'agit pas là
de valeur quantitative. La femme qui se croise soudain les bras dans l'atelier
et refuse de finir le centième col de chemise de la journée
ne joue pas le même rôle que d'autres qui ensemble arrêteront
les machines et, par exemple, se les approprieront. L'action de la première
n'est pas plus ni moins utile; elle peut être plus révolutionnaire
que celle des autres (parce que dans tel ou tel cas plus consciente, plus
déterminée, plus personnelle), pas forcément d'ailleurs
car l'échec est toujours possible, qu'on soit une ou dix mille,
c'est-à-dire quand d'arrêter les machines ne donne à
gagner ni en joie ni en intelligence. En l'occurrence, Marie, chacune de
nous deux, dans cette grève contre l'école, sait où
sont ses gains.
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