QUESTIONS
POUR
UN
PROJET
Comme toute Institution, l'Ecole a une histoire.
L'ignorer rend incompréhensible son (dys-) fonctionnement
actuel, et quasi impossible l'idée même d'une nouvelle conception
: d'un projet.
Ayant une histoire, elle a un certain âge - un
âge certain - et donc une naturelle tendance à la routine,
la sclérose, et la paralysie. Comme beaucoup d'autres institutions.
Depuis quelques décennies, on entend les uns, surtout
ceux qui la font "fonctionner", réclamer inlassablement "plus de
moyens" pour l'améliorer, tandis que d'autres énumérant
ses défauts et ses piètres résultats en les comparant
à ses coûts, souhaitent sa restructuration, entendue le plus
souvent au sens de "privatisation".
Les "usagers", ou plus exactement leurs parents, sont
de plus en plus nombreux, mais rarement au même moment, ni pour les
mêmes raisons, à penser qu'il faudrait effectivement trouver
quelque chose d'autre : pour leur enfant, et tout de suite.
Cela se traduit généralement par un passage
du public au privé, ou vice-versa, et c'est quelquefois le début
d'une longue série de zappings entre les établissements les
plus divers, dans une démarche individualiste et de consommation.
A la recherche éperdue du "zéro défaut".
D'autres, beaucoup plus rares, se posent la question,
parfois même avant la naissance, en tout cas bien avant qu'il ne
soit trop tard, du choix de l'école où leur enfant passera
les premières années de sa vie. Cette démarche peut
être suscitée soit par une mauvaise réputation, justifiée
ou pas, de l'école du quartier, soit parce que les parents entendent
dès la petite enfance s'assurer la collaboration d'une pédagogie
conforme à leur conception de l'éducation.
Dans les deux cas, et dans toutes les situations intermédiaires,
on s'expose à des difficultés de tous ordres : isolement,
indifférence, incompréhension, parfois même hostilité,
de l'entourage immédiat, des voisins, et des "autorités",
éloignement, coût, et rareté des places dans des écoles
dont le nombre paraît loin de satisfaire une demande en hausse.
Mais dès qu'une amorce de débat public semble
pouvoir s'instaurer, le Grand Orchestre Cacophonique des lobbies (en
français : corporations), couvre instantanément toute
proposition, court-circuite toute réflexion de fond. Mêmes
partitions au plan local, avec l'Orchestre de Chambre ou la fanfare municipale.
Jusqu'aux vacances, qui ne sont jamais très loin.
Ou jusqu'à la prochaine "crise" qui fera refleurir
processions et manifestations réglées selon un rite immuable,
avec pancartes et slogans, cantiques et banderoles, soigneusement remisés
dans les bunkers, les tranchées, et les sacristies, entre deux assauts.
Passent les ministres (plus d'une quarantaine depuis
la Libération), et leurs au moins aussi nombreuses réformes.
Passent les générations, leurs espoirs
et leurs illusions.
S'installe depuis plus de trente ans une crise dont
tout le monde voit bien qu'il s'agit en fait d'une redistribution cynique
et planétaire des capitaux. Et de la folie criminelle de la spéculation
qui en est devenue le principal levain; l'autre restant l'exploitation
sans vergogne de continents pas encore trop dérangés par
les Droits de l'Homme.
Si les téléphones
cellulaires et leurs ondes sont nuisibles pour notre santé,
les conditions d’extraction
des métaux nécessaires à leur fonctionnement
font bien plus de dégâts
sur la santé des africains !
Le
Coltan (Colombo-Tantale), un minerai qui tue
Et demeure ici la question de plus en plus sans réponse
crédible :
à quoi sert l'école ?
et son inévitable corollaire : pour
quel avenir ?
Peut-être devrait-on poser d'abord la deuxième
question.
Et sous-jacente, affleurant à peine sous un début
de migraine :
Quoi d'autre, à la place, de différent
? Quelles alternatives ?
Car il n'est bien sûr pas concevable, pour l'immense
majorité - des décideurs comme des décidés
- de la supprimer ou de la laisser disparaître, sans la remplacer
par quelque chose d'autre.
Que diable ferait-on des enfants toute la journée
?
Et comment, fichtre, trouveraient-ils un (bon) emploi
plus tard ?
Pourtant, on sait de plus en plus, même et surtout
dans les milieux pas spécialement favorisés, que les diplômes
qu'elle distribue plus généreusement qu'autrefois sont devenus
du même coup de la fausse monnaie : ils ne donnent plus automatiquement
accès à un emploi et un salaire et donc à une relative
autonomie - faut-il parler de "bonheur" ? -, comme c'était encore
le cas jusqu'à la fin des années soixante-dix.
Tout juste s'agit-il aujourd'hui de certificats d'études,
ou de présence, billets d'entrée pour une faculté
où l'on retrouve désormais un jeune sur deux, espérant
obtenir une place dans la file d'attente. Le nombre de sièges disponibles
diminuant jusqu'au Grand Jeu final, bâti sur un nouveau concept,
comme disent les animateurs-gougnafiers de nos télévisions
publiques ou privées, mais bien connu des enfants ayant bénéficié
d'au moins une soirée en centre de loisirs : celui des chaises musicales.
où
trouver les conseils ? Rencontrer le conseiller d'orientation au
lycée était une galère.
Pourraient-ils en parler
avec leurs professeurs ? «On
ne sait pas où les trouver»
Le marché du travail étant devenu ce
qu'il est, on connaît la suite, mise en scène sur le concept,
fort, de Fort Boyard : les heureux candidats sélectionnés
doivent en très peu de temps accomplir le maximum d'exploits, en
évitant de tomber dans la fosse aux lions ou aux reptiles, et donc
en y poussant les autres. Même gagnants, ils seront de toute façon
remplacés très vite par de nouveaux sélectionnés
attendant impatiemment leur tour.
Etudiant ou stagiaire, hébergé jusqu'à
trente ans aux frais des parents qui en ont la possibilité, bizuté
jusqu'à trente-cinq ou quarante ans, on est désormais prié
dès qu'approche la cinquantaine, de laisser la place aux suivants.
Eliminé.
Si on en est arrivés là, c'est parce que
les "usagers" l'ont voulu activement, ou passivement laissé faire.
Citoyens usagés, ils sont aussi tous, peu ou prou,
d'anciens élèves de ce système scolaire : ceci explique
peut-être cela.
Système "que le monde nous envie" : on peut effectivement
toujours trouver pire dans le temps ou l'espace.
Système qui n'est pourtant pas né par hasard
ou par philanthropie, mais a été conçu et organisé
selon une logique et avec un discours qui ont pu, et peuvent encore, faire
illusion.
Mais combien de temps, et à quel prix ?
Car ses concepteurs et commanditaires, ou leurs successeurs
et héritiers contemporains se joignent désormais bruyamment
au concert de lamentations. Pour eux non plus, le rapport qualité-prix
n'est plus satisfaisant du tout. Et des détraqués de la calculette
rêvent d’une école livrée au Marché, du moins
sa partie solvable et rentable ; le reste étant abandonné
à l’Etat, les Eglises et autres philanthropes.
Des associations et des o.n.g. créées ou
manipulées par des groupes financiers, politiques et religieux,
inondent les parlementaires et diverses commissions nationales et européennes
de rapports d’experts, ou prétendus tels, notamment en faveur du
chèque-éducation,
présenté comme la panacée.
Pour libérer l’école de l’emprise étatique,
la rendre plus performante et même plus juste.
Rien que ça ! Mais les expériences recensées
et étudiées par l’O.C.D.E. sont loin d’être concluantes.
(1)
Des écoles ? Différentes
?
De quoi ? En quoi ? Pourquoi
et pour Quoi ? Comment ? Jusqu'où, et à quel prix ?
Autrement dit, si l'école a une histoire : laquelle
?
A-t-elle encore un projet : lequel ?
Questions que chacun doit prendre le temps, et
donc la liberté, de se poser, pour pouvoir les poser à d'autres
parents-usagers, afin que suffisamment de parents-citoyens puissent les
poser à leurs élus et à tous ceux qui rêvent
- parfois depuis tout-petits - de l'être bientôt, et le plus
longtemps possible.
Questions posées par ce guide-annuaire
à un certain nombre d'écoles, publiques et privées,
qui à des degrés divers, ont entrepris de les examiner et
de proposer des amorces de réponses.
Des amorces seulement ?
Eh oui, car certaines leçons et déceptions
post-soixante-huitardes ont tout de même porté leurs fruits.
Rien ne sert de claironner des proclamations radicalement définitives
si l'on n'est pas certain de s'en souvenir le lendemain matin, ni d'avoir
utilisé le même dictionnaire pour donner un sens aux mots
(parallèle,
alternative, autogestion, pour les nostalgiques des seventies, expérimental,
autonomie, épanouissement, équipe, projet ... ou citoyenneté,
partenariat, libre choix, pluralisme, voire même innovation
pour
ceux qui viennent d'arriver).
On pourrait aussi, élargissant le strict secteur
scolaire, et on le devra bien avant qu'il ne soit définitivement
trop tard, s'intéresser au sens communément admis, ou pas,
de mots-valeurs fondateurs, puisque constituant, ou pas, une nation, et
légitimant, ou pas, ses institutions : république,
démocratie, liberté, égalité, fraternité.
On pourrait aussi, quittant le strict terrain franco-français,
et on le devra bien avant qu'il ne soit définitivement trop tard,
s'intéresser au moins autant que les multinationales, mais différemment,
aux rapports entre des peuples issus de la même terre et que relie,
entre eux et aux éléments, une même origine et une
même fin : l'univers.
1 - Différentes : de quoi
?
Vieilles pierres et parchemins.
L'école traditionnelle, publique ou privée,
fait tellement partie du paysage, de nos habitudes, de notre culture, qu'on
ne la "voit" plus. Ni le bâtiment qui a toujours été
dans cette rue, ou très vite intégré au quartier de
construction plus récente; ni son agencement intérieur, fait
de couloirs, salles vitrées et cour de récréation,
qu'on ne traverse que très rapidement, sur invitation, autorisation
ou convocation, à l'occasion d'une réunion de parents ou
d'une fête de fin d'année. Les enfants eux-mêmes n'y
entrent et n'en sortent qu'à jours et heures fixes, déterminés
par le calendrier scolaire et l'emploi du temps.
Il s'agit de toute évidence d'un espace fermé,
et l'actualité récente n'a fait que renforcer l'argumentation
simpliste des partisans du "sanctuaire". C'est aussi un espace très
cloisonné et on ne passe pas impunément d'une salle à
une autre, d'un étage à l'autre, en dehors des convois groupés
ou d'un laisser-passer exceptionnel. Les effectifs, les consignes de sécurité,
et l'habitude dictent les règles de séjour et de circulation
dans l'école et à l'intérieur de la classe. Le mobilier
y est administratif, comme sa disposition à l'intérieur de
l'espace-classe, comme les couleurs des murs et des couloirs. Dehors, la
végétation ne survit que sous forme de quelques platanes
ou marronniers encerclés de goudron.
En matière d'architecture, il existe bien sûr
des exceptions, notamment depuis la prise en charge de la construction
et de la rénovation des lycées par les régions et
des collèges par les départements. Au hasard des luxueuses
plaquettes disponibles surtout en période pré-électorale,
on peut découvrir des réalisations sortant de l'ordinaire.
Ce n'est pas la pyramide du Louvre ni la grande Arche, mais on y voit des
bâtiments de verre abritant des salles sans doute plus lumineuses,
avec une nouvelle conception des espaces attribués à la cafétéria,
au C.D.I., voire au "forum". Architectures audacieuses pouvant sans doute
permettre d'autres rapports entre les occupants des lieux.
Mais l'audace et l'innovation autorisées à
l'architecte ne le sont pas toujours - et ne peuvent être imposées
- au personnel enseignant ou administratif. Et on a déjà
vu des bâtiments conçus presque sur mesures pour "une autre
pédagogie", détournés plus ou moins vite, rétrécis
aux dimensions étriquées d'un réglement intérieur
ou d'un laisser-faire sans foi ni loi, faute d'une équipe suffisamment
stable et redimensionnée, elle aussi, elle d'abord, à la
hauteur d'un nouveau et ambitieux cahier des charges, pédagogique
celui-ci.
Une nouvelle architecture n'induit pas forcément
une éducation nouvelle.
Le personnel, d'enseignement, d'administration ou de service,
n'a en effet généralement pas choisi de travailler ensemble
dans une école plutôt que dans une autre : c'est le système
des "mouvements" cogéré par le ministère et les syndicats
qui en décide, en fonction des diplômes, de l'ancienneté,
et des places vacantes. Qui sont toujours plus nombreuses dans la moitié
nord du pays, et particulièrement dans les quartiers dont on dit
qu'ils sont en difficulté et dont on se demande bien pourquoi.
La formation et la sélection des enseignants,
malgré la mise en route des I.U.F.M. - très contestée
dans les salons et à l'académie - n'ont guère évolué
depuis l'époque où le ministère employeur était
celui de l'Instruction publique. Déserté jusqu'au début
de cette décennie, le métier attire de plus en plus de jeunes
et de moins jeunes, notamment d'anciens salariés du privé,
parfois multi-diplômés, au chômage et donc séduits
par la garantie de l'emploi et les horaires. On y recrute sur diplômes
et par concours : les forts en maths se retrouvent profs de maths à
vie, idem pour chaque matière, et tant pis s'ils n'ont aucune compétence
pédagogique; à eux de se débrouiller avec quelques
règles de maintien de l'ordre, et aux élèves de s'adapter,
ou de mourir d'ennui.
Ou de mépris : ils peuvent aussi très jeunes
intérioriser les multiples violences dont ils sont l'objet de la
part d'adultes incompétents ou prématurément aigris.
Bien que réclamé par voie de circulaires officielles, le
"projet" n'est souvent qu'un antique réglement intérieur
dont on a changé le titre et la forme en l'agrémentant de
phrases ronflantes empruntées au discours pédagogique. Vieille
carcasse travestie à coups de P.A.E. plaqués d'autorité
pour faire plaisir à l'inspecteur, puisqu'il faut y passer et que
les subventions doivent être dépensées dans les délais.
On fera donc du patin à roulettes, en sixième, le mardi de
dix à onze, et un aller-retour à Londres pour les troisièmes,
trois jours avant les vacances. C'est obligatoire, on innove, taisez-vous,
je veux les autorisations signées des parents lundi dernier délai.
Y a longtemps que ...
Logée dans du neuf ou de l'ancien, l'école
traditionnelle, publique comme privée, n'aurait de toute façon
de leçon à recevoir de personne. Et surtout pas de "l'Éducation
Nouvelle", maugrée-t-on lorsqu'un journal ou une émission
de radio ou de télévision attire l'attention du public sur
un des grands courants pédagogiques ou l'une de ses écoles.
"C'est
complètement dépassé" entend-on parfois à
propos de la pédagogie Freinet. Les "méthodes actives"
? Mais voyons, il y a longtemps que l'Education Nationale les a adoptées,
soupire-t-on plus loin. "D'ailleurs, elles ont largement fait la preuve
de leur échec" affirme-t-on en face. Placer l'enfant au coeur
du système éducatif ? Mais il y est, depuis longtemps,
depuis toujours, en tout cas depuis 1989, date de la proclamation.
La réalité est pourtant bien visible, dès
tôt le matin, avant même que sonne l'heure des cours : sur
le chemin de l'école - et souvent le nez au ras des gazs d'échappement
- des enfants de dix ans portent des sacs de dix kilos, comme ont pu le
constater des associations de parents à l’aide de balances posées
à l’entrée des écoles ! L'école étant
un lieu de socialisation, il y a bien quelques bricoles, tout au fond,
pour le troc, plus ou moins volontaire, de la récré. Mais
l'essentiel est tout-à-fait homologué. Les prorammes restent
encyclopédiques, et le découpage horaire de l'emploi du temps
achevé in extremis la veille de la rentrée par une direction
exténuée d'avoir tenté de tenir compte des exigences
ou prérogatives des professeurs désirant regrouper leurs
horaires, ressemble à un mille-feuilles. Les enfants du collège
sont des librairies ambulantes, même si un sur cinq ne sait pas encore
lire à l'issue de six à huit années de scolarité.
Et gare à lui s'il-elle oublie son matériel pour l'heure
hebdomadaire d'éducation (?) physique ou artistique.
La réalité pour beaucoup d'enfants, c'est
aussi jusque tard le soir des devoirs à faire à la maison
alors qu'ils sont interdits depuis près de quarante ans. D'autres
ont fait un crochet par les cours de soutien scolaire animés par
des bénévoles du quartier : heures supplémentaires
non payées, ni aux enfants ni aux bénévoles. D'autres,
ou les mêmes, jusque très tard dans la nuit, zappent entre
les dizaines de chaînes et les jeux vidéo sur l'écran
du salon ou de leur chambre.
Les rythmes biologiques, que tout le monde connaît
depuis que les spécialistes se succèdent et accusent, tout
le monde s'en contre-fiche. En quelques années, la France bascule
de fait dans la semaine de quatre jours. Qui sont interminables puisqu'il
faut y caser l'intégralité du programme. Mais ça arrange
tellement les enseignants, les parents, et les lobbies du loisir de ouikende
qu'on ne pourra probablement plus faire marche arrière.
A peine adoptée, l'alternance cinq semaines d'école
- deux semaines de congé était contournée sous la
pression des stations de sports d'hiver et des compagnies d'autocars, qui,
si elles le pouvaient, dicteraient souverainement les dates de vacances
en fonction de l'enneigement et répartiraient les zones itou.
Les droits de l'enfant à l'expression
et à l'association, y compris dans l'école, ont été
ratifiés par la France en novembre 1989, mais elle en freine encore
l'application en émettant des réserves sur leur opportunité
(cf au chapitre Freinet, la lettre de Jean Le Gal au ministre de l'Éducation).
A douze ans, la seule formalité étant que papa ait pensé
à approvisionner le compte - mais il doit bien y avoir encore des
parents distraits ou rétrogrades, et pas que dans les quartiers
déshérités - ils peuvent disposer d'une carte bancaire
leur permettant de retirer jusqu'à deux mille francs par semaine.
Et il faudrait en plus qu'ils aient le droit, au même âge ou
à quinze, ou dix-sept, de donner leur avis sur une décision
les concernant, d'y participer ? Le droit de se réunir, de s'associer,
à l'intérieur des établissements scolaires ?
Allez, circulez, et consommez.
Sur le petit écran, films, actualités,
jeux, hit-parades et diverses exhibitions plus ou moins sportives sont
entrelardés de clips et de spots incitant les enfants et adolescents,
et dès petit matin, à participer à l'effort de croissance
: sucreries multicolores, jeux électroniques, fringues, CD, sont
disponibles au centre commercial, souvent à la porte de l'école,
et sans doute bientôt en télé-achat pour ceux qui disposent
de la carte magique.
Parking gratuit.
L'école n'est pas responsable des programmes de
télévision ni des multiples sollicitations mercantiles dont
les enfants sont la cible privilégiée. Mais on voit mal comment
elle pourrait encore croire ou prétendre devoir continuer imperturbablement
à distribuer du savoir en tranches de matières, d'âges
et d'horaires, d'une voix monocorde, à des enfants et adolescents
récepteurs-enregistreurs passifs et figés en rangs d'oignons.
A des élèves priés de recracher à dates fixes
la bouillie prédigérée en échange de bons points
démonétisés.
On voit mal comment elle pourra encore longtemps justifier
son coût, l'espace qu'elle occupe au sol et le temps dans la vie
d'un enfant, et en conserver le monopole, si elle continue son oeuvre de
non-assistance à personne en danger.
C'est d'ailleurs en fait le rôle a minima qui lui
est déjà abandonné : celui d'une gigantesque garderie,
d'un parking gratuit où l'on sait les enfants en principe à
l'abri pendant que papa ou/et maman tentent de gagner leur vie. Dans certains
quartiers, ils sont en effet, pendant quelques heures, à l'écart
du climat morbide et violent dans lequel vivotent ceux qui en sont déjà
sortis, volontairement ou pas.
Mais la société étant devenue ce
que nous l'avons laissée devenir, l'Institution Ecole n'a-t-elle
pas aujourd'hui d'autres obligations que celle d'un très artificiel
et très provisoire abri pour enfants et adolescents en péril
?
Enseignants et parents, fussent-ils de gauche, ne peuvent
plus se contenter de psalmodier des slogans sur la laïcité
ou l'égalité des chances, ni des formules incantatoires du
genre
"Passe ton bac d'abord !".
Ils savent bien que leurs cours, fussent-ils assurés,
parfois, avec génie et passion, ne profitent vraiment qu'à
ceux bénéficiant d'un environnement familial, social et culturel
favorable. Cette inégalité des chances, c'est-à-dire
de l'aptitude à recevoir, ou même à supporter, l'enseignement
tel qu'il est encore assuré, ne date pas d'hier. Mais ils deviennent
de plus en plus rares, et dans tous les milieux, les enfants ou adolescents
arrivant en cours le matin après une vraie nuit réparatrice,
l'esprit non encombré de mille parasites, l'estomac correctement
rempli, et avec la possibilité de trouver en rentrant chez eux,
une présence, des repères, une continuité avec ce
qui s'est dit en cours.
Ils savent bien que le monde a changé et poursuit
sa mutation. Tout autour du lieu clos qu'est l'école, le décor
se métamorphose à vue d'oeil : les champs sont mis en jachère,
les usines deviennent friches industrielles, et voici que les bureaux se
vident à leur tour. Certains enseignants eux-mêmes viennent
de ce monde disparu se réfugier dans l'école. N'auront-ils
plus d'autre objectif que de former leurs élèves à
devenir eux-mêmes enseignants ?
Ce n'est pas qu'une boutade; cela pourrait même
(re-) devenir une idée intéressante.
2 - Différentes : pourquoi
? (= depuis quand ?)
Réservée pendant des siècles
à une infime minorité, d'abord affaire d'Eglise (comme la
justice ou la charité), l'instruction n'est devenue affaire d'Etat,
sous la forme d'obligation scolaire généralisée, que
pour des raisons ... d'Etat, c'est-à-dire avant tout militaires
et économiques, ce qui revient à peu près à
la même chose, tant en matière d'idéologie que de pratiques.
L'école, telle qu'elle fonctionne encore aujourd'hui
dans la plupart des pays occidentaux, n'a pas été instituée
- ni donc financée par les pouvoirs publics ou les puissances privées
- pour des raisons philanthropiques ou culturelles. Et elle s'est toujours
souciée comme d'une guigne de la nature, des besoins et des capacités
d'un enfant.
Rappel des épisodes précédents.
Au lendemain de la défaite de Iéna infligée
à la Prusse par l'armée napoléonienne, le philosophe
Fichte lance son "Appel à la nation allemande". Treize ans
plus tard, en 1819, le premier système au monde de scolarité
obligatoire est institué en Prusse. Les objectifs qui lui sont assignés
sont clairs : former des soldats, des fonctionnaires, des employés,
des ouvriers obéissants, et des citoyens pensant à l'identique
sur la majorité des sujets; cette mise en conformité recevant
- déjà - le doux nom de "socialisation".
Les résultats sont rapides : l'industrie s'emballe,
accélérant l'unification allemande et l'influence du Roi
de Prusse qui est même prié d'arbitrer le conflit frontalier
entre le Canada et les U.S.A. Des milliers d'étudiants américains
sont formés dans les universités de Leipzig et de Iéna,
ramenant au pays le modèle de scolarisation-socialisation-sélection
à la prussienne.
En Europe, ce sera bientôt la revanche de 1870
à Sedan, prélude aux massacres de 14 - 18 et 39 - 45.
Avec de part et d'autre, des conscrits obéissants
et socialisés.
Car la France a "inventé" à son tour, en
1882, l'école obligatoire. Mais Jules Ferry est aussi le colonisateur
du Tonkin, et le gouvernement a besoin de soldats pour son empire colonial,
de fonctionnaires, d'employés et d'ouvriers obéissants pour
son administration et son industrie. Les hussards noirs sont là
pour servir la première devise de la Ligue de l'Enseignement: "Pour
la Patrie, par le livre et par l'épée".
Et pour ne pas être en reste en matière
de préparation militaire, les patronages paroissiaux entraînent
des bataillons de gymnastes au son martial de batteries-fanfares dans des
parades destinées à impressionner au moins autant l'ennemi
intérieur que l'envahisseur.
Rituels traversant les décennies pour, encore
de nos jours, déverser sur le pavé parisien, successivement
processions et manifestations au son de cantiques et slogans éculés,
chaque fois qu'un ministre, de droite ou de gauche, semble vouloir remettre
en cause le partage du monopole de l'enseignement.
L'Institution scolaire, telle qu'elle fut créée
- ou plus exactement reprise en mains - et développée par
l'Etat tout au long du siècle dernier jusqu'aux fameuses lois de
Jules Ferry, de 1881-82-83, la rendant gratuite, laïque et obligatoire,
répondait à un besoin économique et à une volonté
politique. L'entrée dans l'ère industrielle nécessitait
un redéploiement mondial des capitaux, l'expérimentation
et la mise en place rapide de nouveaux modes de production, de nouvelles
infrastructures de communications, quelques déplacements de population,
pour la conquête de nouveaux marchés. Les deux guerres mondiales
avec leurs saignées et le coup de fouet donné à la
recherche et à l'industrie lourde établirent solidement les
puissances industrielles qui se partagèrent le gâteau mondial
à Yalta et Postdam.
La France entrait elle aussi dans l'ère industrielle,
et les idéaux républicains s'accommodant fort bien de nouvelles
conquêtes coloniales, il fallait des militaires et des fonctionnaires
pour administrer l'intérieur et l'outre-mer. Des ouvriers pas trop
instruits pour les manufactures, de modestes artisans et commerçants,
et encore beaucoup de paysans dans les champs. Un minimum d'alphabétisation
était alors nécessaire et suffisant. Les règles de
morale personnelle et de vie sociale étaient inculquées à
coups de règles sur les doigts et de taloches vigoureusement distribuées
par deux hommes en noir : celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait
pas.
L'un était missionnaire, et l'autre fonctionnaire.
Etonnant, non ?
Mais avant 1870, plus de 80% des ouvriers parisiens savaient
lire et écrire. La plupart avaient appris grâce à l'école
mutuelle : ceux qui savent quelque chose l'apprenant à ceux qui
ne savent pas, quel que soit l'âge des uns et des autres. Sans doute
trop simple, trop rapide, trop efficace, trop dangereux pour l'ordre (?)
social, religieux, politique, économique et militaire. On choisit
donc plutôt de généraliser en les laïcisant, les
méthodes
plus directives, notamment celles des frères des écoles chrétiennes,
et comme en Prusse, aux U.S.A et plus tard en U.R.S.S., de séparer
rigoureusement les enfants en classes d'âge, saucissonner les connaissances
en rondelles de "matières" et de "programmes" répartis tout
au long de cours et d'années pour opérer une sélection
par éliminations successives. Tous les enfants du même âge
devant à la même heure et dans le même décor
réciter par coeur la même leçon, et progresser de concert.
Comme à la parade.
Et comme dans le monde industriel et administratif, c'est
une organisation bureaucratique qui distribue hiérarchiquement l'autorité
et détermine souverainement le contenu, les méthodes du travail
scolaire, et le cadre : des bâtiments quasi identiques à ceux
de l'univers militaro-industriel.
Dès l'instauration de ce système, à
la fin du siècle dernier, des voix s'étaient élevées
contre le nivellement. Les plus lucides percevaient bien que sous couvert
d'instruction-socialisation, ce système portait déjà
les germes d'un "socialisme" qui, jumelé à "nationalisme",
allait devenir un mot composé criminel.
"Plus jamais ça" ?
A vingt ans d'intervalle, le ciel s'obscurcit à
deux reprises pendant quatre ans : nuages d'obus, villes en feu, fours
crématoires et champignon atomique. Deux générations
de veuves et d'orphelins pour plus de cinquante millions de morts. Dix
à vingt fois plus de mutilés par cent à mille fois
plus d'actes de barbarie. Perpétrés au nom de la Patrie,
de l'Honneur, de la Liberté, ou de Dieu. Au bénéfice
exclusif de groupes militaro-industriels et de leurs filiales bancaires.
Au mépris des valeurs enseignées et pourtant gravées
au fronton des écoles et des églises. Au désespoir
d'enseignants, de part et d'autre du Rhin, du Channel, du Danube et de
l'Atlantique : "Plus jamais ça !". Comment des hommes avaient-ils
pu se laisser entraîner dans une telle "logique" de haine et d'aveuglement
? Leur instruction et leur éducation devaient être remises
en cause.
Depuis l'instauration de ce système scolaire à
peu près identique dans toute l'Europe, au siècle dernier
(mais on pourrait remonter à Montaigne : "une tête bien faite
plutôt que bien pleine", et à bien d'autres...), des pédagogues,
des médecins dénoncent les méfaits de cette scolarisation
mécanique, cet usinage, cette uniformisation quasi militaire (tous
les enfants devant apprendre au même âge, de la même
façon, le même jour et à la même heure, la même
page du même programme !).
Freinet insiste sur le nécessaire "tâtonnement
expérimental" permettant, avec droit à l'erreur, à
l'enfant de refaire lui-même le chemin mental aboutissant à
un savoir, et donc de graver définitivement le processus pour l'utiliser
et le relier à d'autres dans d'autres domaines; ce "tâtonnement"
étant aussi appliqué aux lois régissant la vie de
tout groupe humain, fût-il composé d'enfants.
Maria Montessori affirme - en 1920 ! - qu'il est
stupide d'enseigner aux enfants en prévision d'un métier,
car on ne sait pas lesquels existeront dix ou vingt ans plus tard. Et invente
une pédagogie visant à satisfaire au bon moment l'appêtit
d'apprendre.
Steiner comparant l'enseignant-éducateur
à un jardinier insiste sur les périodes de croissance, et
propose une vision globale de l'éducation, reliée à
une philosophie de la vie.
Cousinet, Decroly, utilisant à bon escient
les centres d'intérêts des enfants les amènent
naturellement au "savoir scolaire", en portant une attention particulière
à la vie du groupe.
Leurs successeurs sont bien vivants et font vivre des
écoles "différentes" où enfants et adolescents sont
respectés pour ce qu'ils sont : des individus à part entière,
tous différents.
D'autres écoles, publiques ou privées,
sans être rattachées à un courant, travaillent avec
des équipes cohérentes autour d'un véritable projet
pédagogique ... et non d'un simple "réglement intérieur".
3 - Différentes : pour
quoi ? (= vers quoi ?)
Dans tous les pays occidentaux, l'ère industrielle
se termine. Non pas que nous n'ayions plus besoin de produits "manufacturés"
: bien au contraire, nous en consommons plus que jamais, et qui ont une
durée de vie de plus en plus courte. Mais plusieurs facteurs ont
accéléré le transfert des sites de production. Les
progrès technologiques permettent de se passer en partie d'une main
d'oeuvre devenue ici, progrès social aidant, trop onéreuse.
Alors qu'il fallait par exemple cinquante heures pour assembler une voiture,
il n'en faut plus que vingt aujourd'hui, et bientôt quinze ou même
dix suffiront. Beaucoup de ces industries engendraient différentes
formes de pollution que l'on supporte moins, chez nous, pour des motifs
écologiques ou de simple qualité de vie. Enfin, et par conséquent
les capitaux investis ne pouvaient plus rapporter les vingt ou trente pour
cent dégagés, après amortissement, à la déjà
lointaine "belle époque".
Transfert, donc, des usines, de la pollution et des capitaux
vers des pays moins exigeants en matière de salaire, de protection
sociale, d'environnement et d'imposition, et dont les populations sont
invitées elles aussi à dépenser aussitôt gagnées
leurs quelques roupies - de sansonnet - en accèdant aux bonheurs
de la consommation.
Et vive l'ère de la communication. A laquelle chacun
est invité, ou plutôt sommé de participer puisque,
merveille des merveilles, elle est à la fois sujet et objet, ayant
par essence les moyens de vanter ses mérites pour se dire indispensable.
Et Gigogne illimitée puisque chaque composant, très vite
saturé, incompatible ou démodé, exige sans cesse d'être
raccordé ou adapté à un autre qui permettra de nouvelles
prouesses.
D'ores et déjà, les progrès rapides
de l'ordinateur, sa miniaturisation, ses capacités de stockage,
la facilité et la rapidité des transferts de données
d'un point à l'autre du globe par câbles, fibres optiques
et satellites, ont considérablement changé les conditions
de travail de multiples secteurs de l'activité humaine. Nos statisticiens
eux aussi ont remplacé le boulier et même les cartes perforées
par de puissants ordinateurs. Alimentés en continu, ceux-ci permettent
non seulement de connaître précisément les évolutions
récentes, leurs effets chiffrables aujourd'hui, mais aussi d'en
tirer des pronostics fiables puisqu'intégrant le maximum de paramètres,
et dans tous les domaines. Et les robots se sont multipliés à
toutes les étapes de fabrication industrielle.
Suivez le code-barres
Ordinateurs et robots agissent ainsi dans la chaîne
de l'agro-alimentaire, dès la source de production (étables,
champs et vergers), en passant par le stockage, le transport et la transformation,
jusqu'à l'emballage et au passage du code-barres à la caisse
du super-marché. Celle-ci étant reliée aux ordinateurs
du groupe, ses dirigeants peuvent connaître à chaque seconde,
l'état de leurs stocks; et la banque l'état de leur trésorerie.
Il peut en résulter très rapidement l'ordre d'achat et le
prix, d'une récolte en cours ou à venir quelque part sur
la planète, l'arrachage, l'extension ou le transfert d'une plantation,
le déclenchement d'une campagne de publicité, commerciale
ou rédactionnelle, ou de lobbying auprès des gouvernements,
la multiplication ou la raréfaction des points de vente, une prise
de participation ou un désengagement vis-à-vis d'une compagnie
de transports, terrestres, aériens ou maritimes, ou d'un consortium
d'engrais chimiques. Tout ceci pouvant se répercuter du jour au
lendemain sur le marché de l'emploi ici ou là; et donc sur
la situation économique, sociale et politique d'une région,
d'un pays ou d'un continent.
La population agricole représentait trente-cinq
pour cent de la population active en Europe il y cinquante ans. Elle est
tombée à moins de six pour cent, tandis que la productivité
était multipliée plus de sept fois, c'est-à-dire plus
que pendant les dix millénaires écoulés entre l'invention
de l'agriculture et la seconde guerre mondiale. Un agriculteur nourrit
aujourd'hui soixante personnes au lieu de deux ou trois au début
du siècle. Mais il s'agit de plus en plus d'une agriculture et d'un
élevage hors-sol (serres et usines à viande) transférables
à volonté. Mais les institutions n'ont pas encore pris en
compte ces mutations démographiques. Et tandis que les banlieues,
où s'entassent d'anciens ruraux, ne recueillent, souvent après
émeutes, que quelques subventions charitables, le monde rural, ou
plus exactement les multinationales de l'agro-alimentaire, sont encore
anormalement sur-représentées au sein des institutions françaises
et européennes et donc arrosées de financements en tous genres.
Leurs produits sont de plus en plus standardisés,
voire même réinventés grâce aux progrès
de la génétique en fonction des impératifs de rentabilité,
conservation et résistance aux maladies et intempéries. Beaucoup
en perdent non seulement leur goût, mais aussi leur valeur nutritive
puisqu'appauvris en fibres, vitamines et sels minéraux, et quelquefois
dangereusement chargés d'insecticides, pesticides, hormones, et
substances diverses.
Qu'à cela ne tienne, puisque quelques rayons plus
loin, les mêmes groupes chimio-pharmaco-alimentaires nous proposent
les ingrédients manquants sous forme de gélules multicolores.
Egalement actionnaires ou tout bonnement propriétaires des principaux
groupes de communication, ils ont les moyens non seulement d'en faire la
publicité, mais aussi de salarier des "conseillers santé"
qui en font la promotion à longueur de chroniques. Quant à
l'eau courante, de plus en plus stagnante, croupie et polluée par
les nitrates et autres rejets, elle est régénérée
à grands frais avant d'arriver au robinet. Le doute subsistant et
campagnes de communication aidant, on consomme de plus en plus d'eau "de
source", minérale ou pas, vendue en bouteilles de plastique pas
toujours biodégradable.
Dans le secteur de la médecine, outre le fait que
tout ce qui se passe dans l'agro-alimentaire a une conséquence évidente,
à plus ou moins court terme, sur l'état de santé du
cheptel humain (natalité, dentition, appareil digestif et circulatoire,
mortalité), les progrès technologiques sont également
présents à toutes les étapes depuis les laboratoires
de recherches, les expérimentations animales et humaines, jusqu'à
la prescription et la consommation des produits pharmaceutiques. Là
aussi, le code-barres permet de suivre à la trace le chemin, l'efficacité
et les bénéfices d'une molécule.
Les découvertes en bio-génétique,
avec notamment la cartographie du génome humain, vont permettre
par exemple de déceler, et parfois de prévenir, des maladies
héréditaires dès avant la naissance. La micro-chirurgie,
grâce au scanner et au laser, facilite certaines interventions chirurgicales.
D'ores et déjà, on vit plus longtemps et en meilleure santé
dans les pays développés. Et l'écart se creuse en
matière d'espèrance de longévité : de soixante-dix-huit
ans en Suisse et soixante-seize aux U.S.A., à cinquante-neuf en
Bolivie, quarante-neuf au Sénégal, et trente-neuf au Sierra
Leone.
Tous n'avaient pas le même code-barres à
la naissance.
C'est le Pérou.
Car dans la plupart de pays dits en voie de développement,
les bouteilles d'eau pure ne franchissent pas le seuil des quartiers d'affaires,
ministères, ambassades, grands hôtels et clubs-vacances. La
population locale doit se contenter de l'eau courante ou stagnante, lorsqu'il
y en a. Pour manger, c'est toujours aussi compliqué. Dans beaucoup
de cas, les cultures vivrières traditionnelles ont été
délibérément sabotées, et des pays comme la
Guinée-Conakry, l'Inde ou la Thaïlande doivent maintenant importer
du riz des Etats Unis. En Amérique latine, près de vingt
millions de jeunes de moins de dix-sept ans travaillent pour survivre.
Au Pérou, la moitié de la population vit au dessous du seuil
de pauvreté. Près d'un milliard d'êtres humains souffrent
de mal-nutrition; voire de non-nutrition, puisque la famine sévit
encore, tuant particulièrement les nouveau-nés.
S'y ajoutent les catastrophes naturelles, ouragans, typhons,
sécheresses et inondations, qui depuis une vingtaine d'années,
statistiques à l'appui, dépassent leur rythme normal. Elles
ne semblent pas seulement dues aux effets des seuls hasards climatiques
ou sismiques. Les experts du Groupe Intergouvernemental sur l'Evolution
du Climat ont acquis deux certitudes jusqu'ici objets de controverses :
la température moyenne du globe est en hausse, et il y a bien concentration
croissante de gaz à effets de serre due aux activités humaines.
Et une "quasi certitude" : celle qui établit le lien de cause à
effet entre les deux phénomènes. On sait aussi grâce
à la cartographie précise réalisée par satellites
et aux projections aisément calculées - et même pré-visualisées
par ordinateurs - ce que ces variations de température signifient
à court terme : nouveaux déserts, rivages et villes côtières
engloutis et perturbations en chaîne des activités humaines,
puisqu'entraînant des déplacements considérables de
populations. Le monde compte déjà vingt-cinq millions de
réfugiés pour cause d'environnement (sécheresse et
inondations), et ce chiffre s'accroît de deux millions par an.
Plus de quatre cents réacteurs répartis
dans quarante-quatre pays produisent cinq pour cent de la consommation
d'énergie dans le monde. Depuis les accidents de Three Mile Island
(U.S.A.) en 1979, puis de Tchernobyl (Ukraine) en 1986, et devant les coûts
énormes entraînés par le traitement des combustibles
irradiés, les Etats Unis, l'Allemagne et l'Angleterre ont renoncé
à cette filière. La France (deuxième parc du monde
avec cinquante-six réacteurs) persiste encore dans cette voie, alors
que l'analyse économique libérale de nos voisins conforte,
un peu tard, la position des écologistes. Et la planète recèle
en armements nucléaires l'équivalent de 650 mille fois l'énergie
de la bombe d'Hiroshima.
Embargos ou pas, les belligérants ne manquent
jamais d'armes classiques pour s'entretuer. Mais aujourd'hui, ce sont majoritairement
les civils qu'on massacre. Si "on ne savait pas" ce qui se passait à
Auschwitz, on sait parfaitement où, quand, comment et par qui sont
perpétrés les génocides actuels. Les satellites espions
de toutes nationalités dont on nous dit qu'ils peuvent photographier
une plaque de voiture, suivent en temps réel les déplacements
de population et les exécutions massives. On a su, puisque vu, que
cinq cent mille personnes, femmes et enfants compris, avaient été
massacrées en cinq semaines au Rwanda (génocide non médiatisé
mais bien réel). Comme on a su la réalité des "frappes
chirurgicales" en Irak, comme on sait où se trouvent les charniers
en ex-Yougoslavie, comme on sait où se trouvent les camps de prisonniers
chinois (qui alimentent nos supermarchés en gadgets électoniques).
Le "plus jamais ça" des années
20, et la nouvelle hécatombe de la seconde guerre mondiale n'ont
pas suffi à éliminer la peste brune. Elle rampe, mine des
continents entiers. Une certaine forme de guerre froide est-ouest est terminée,
nous n'envisageons plus d'en découdre avec nos cousins germains,
mais avons été incapables d'éviter les massacres en
ex-Yougoslavie. Ni de transformer les immigrés en boucs émissaires,
ici.
De nouvelles pestes noires surgissent : virus inconnus
ou maladies déclarées éradiquées par l'O.M.S.
qui resurgissent, tant leur sont favorables l'extrême pauvreté,
la malnutrition, l'absence de soins sur des continents à portée
de charters. Les pays riches n'ont pas de frontières étanches
à ces agressions, d'autant que l'appât du gain justifie tous
les coups tordus, tous les mensonges : du nuage de Tchernobyl aux vaches
folles, en passant par l'amiante, le sang contaminé, et ceux en
cours et à venir.
Fin d'une époque, fin d'un système scolaire.
Sachant Lire Ecrire Compter, muni d'un diplôme
ou pas, un jeune pouvait (ou devait) dès l'âge de 12, 14,
16 ou 18 ans, entrer progressivement - ou brutalement - dans la vie active,
percevoir très tôt un premier salaire et conserver son emploi
toute sa vie.
Diplômé, il était assuré en
outre d'accéder quasi automatiquement à des postes de responsabilité,
avec salaire et sécurité garantis, presqu'autant dans le
secteur privé que dans la fonction publique.
Les vagues de démographie, les prolongations successives
de la scolarité, la fin de l'ère industrielle dans les pays
développés, les restructurations qu'elle engendre et les
chocs économiques et sociaux qui s'en suivent remettent tout en
cause.
Les diplômes ne sont plus des sésames-à-vie,
la transmission familiale de beaucoup de métiers ou savoir-faire
n'est plus automatique, et pratiquement aucun secteur n'est, et ne sera,
épargné par le redéploiement planétaire des
capitaux, des sites de production, des marchés, des produits de
consommation et des services. Aucun n'échappera aux remises en cause
perpétuelles dues aux applications rapides, et dans tous les domaines,
des nouvelles technologies. Sauf de très rares exceptions, il ne
suffira nulle part de savoir-lire-écrire-compter, ni d'avoir un
bon diplôme, ni même un bon métier.
De toute évidence, un enfant ou adolescent d'aujourd'hui
devra, devenu "adulte" au cours de la prochaine décennie, être
capable, mentalement, psychologiquement, autant qu'intellectuellement,
de faire face à de multiples contraintes, imprévus et opportunités.
Il devra évidemment pratiquer réellement
plusieurs langues, pour travailler, échanger, collaborer, avec des
pays étrangers, en direct ou par écrans interposés,
ou même pour y vivre. Pour s'adapter en permanence, il devra surtout
être doté de cette aptitude, qu'on négligeait ou qu'on
se gardait bien jusqu'ici de préserver, susciter, et enrichir chez
l'immense majorité des élèves, pour ne la réserver
qu'à "l'élite" (sélectionnée, écrémée,
et surtout de reproduction...), destinée - de droit divin ? - à
prendre les leviers de commande économiques et politiques d'un pays
: l'aptitude à chercher, trier, comparer, exploiter les informations
et savoirs véritablement utiles, à en faire l'analyse et
la synthèse, permettant les choix, les prises de décision
et ... de pouvoir. Sur sa propre destinée, autant que sur celle
de l'humanité.
Et d'autres aptitudes "naturelles", innées, chez
tout enfant : la curiosité, la confiance en soi et l'énergie
pour sans cesse "apprendre" c'est-à-dire comprendre, appréhender,
saisir (tous des mots étymologiquement très proches) le monde,
et le connaître. La connaissance, pas celle figée, artificielle
et inutile du "par coeur", mais celle vivante, créatrice et en perpétuelle
activité, de toute une vie, pleinement vécue, et non subie,
ou détournée de l'essentiel par les entreprises de crétinisation,
de diversion, de mystification et d'endoctrinement.
Aptitudes vitales puisque seuls contre-poisons !
Une avalanche de rapports, de statistiques ... et de déclarations
ministérielles - dénonce jour après jour l’inadaptation,
le coût et l'échec d’un « système » vieux
de plus d’un siècle et construit sur des bases plus que discutables.
Mais c’est encore essentiellement de défis économiques dont
il s’agit, et la plupart font toujours l’impasse sur la nature et les besoins
de l’être humain, fût-il enfant ou adolescent, et donc sur
un projet de société qui soit autre chose que les statuts
et les ambitions d’une société anomyme à responsabilité
très limitée.
C’est bien d’un nouveau contrat social dont il devrait
être question. Et plutôt que de resortir la hache de guerre
autour d'une frontière qui cache des anachronismes communs aux deux
parties d'un système désuet, s'en tenir une fois encore à
de gros mensonges sur l'égalité des chances ou la liberté
des familles, ou acheter le brevet, américain ou autre, du fil à
couper le beurre, il conviendrait de regarder les choses en face :
- aucun ministre, de droite ou de gauche, ne peut décréter
un changement radical,
- aucune école "traditionnelle" ne peut évoluer
vraiment,
... si parents et enseignants n'admettent pas que c'est
toute la conception de l'école - de l'éducation ? - qui doit
être revue. Que le modèle unique d'origine est incompatible
avec la diversité des situations que devront affronter les jeunes
adultes de demain, aujourd'hui encore enfants ou adolescents, tous différents,
mais aussi "tous capables".
Des initiatives sérieuses existent, depuis longtemps,
dans le public comme dans le privé.
D'autres se développent actuellement.
Vous pouvez les rejoindre : elles ont besoin de votre
soutien actif
Votre enfant - et vos petits-enfants ! - aussi.
Roger Auffrand
(extrait - édition 1992 - du guide-annuaire
des écoles différentes)