CHAPITRE 1
FEU D'ARTIFICE DANS UNE BOITE DE CONSERVES
MONTER UNE ÉCOLE
L'école primaire de Majorstua à Oslo est
une grande école - beaucoup trop grande. C'est là que Jon
Lund Hansen et Knut Boe Kielland passèrent leurs premières
années scolaires. Mais il ne s'y rencontrèrent jamais.
Tous les deux étaient de bons élèves;
les premières années, ils n'eurent pas de difficultés
et se sentirent très à l'aise, mais peu à peu ils
trouvèrent les exigences de l'école absurdes et prirent de
plus en plus une attitude d'opposition. Tous deux cependant obtinrent de
bons résultats à l'examen final de l'école primaire.
Par la suite, ils entrèrent à l'école
de la Cathédrale à Oslo; c'est là qu'ils firent connaissance.
Tous les deux y trouvèrent la situation insupportable et leurs résultats
scolaires baissèrent.
En première année de lycée, Jan
Lund Hansen, avec l'accord de ses parents, quitta l'école et commença
à travailler comme accompagnateur sur un camion. Knut Boe KieI1and
alla jusqu'à Noël de la seconde année, mais il arrêta
là, et se prépara au baccalauréat tout seul.
Un commun dégoût de l'école les rapprocha:
ils passaient des soirées ensemble à discuter des erreurs
du système scolaire, cherchant les causes et les remèdes
possibles.
Ils ne discutaient pas seulement, ils lisaient aussi:
Platon et Rousseau, Olav Storstein et A.S. Neill. Ils cherchaient chez
les pédagogues classiques des idées qui pourraient inspirer
une transformation de ce système scolaire sclérosé
et périmé.
L'idée leur vint d'imprimer des tracts et de les
distribuer dans les écoles.
Ils lisaient aussi des œuvres politiques. Et ils commencèrent
à se demander si la grève et la rébellion ne seraient
pas la bonne voie. Après tout, d'autres s'étaient servi de
ces moyens pour obtenir des changements. Mais ils reconnaissaient aussi
que grève et rébellion ne pouvaient être employées
que pendant un bref laps de temps, et que, si elles ne réussissaient
pas, les choses ne feraient qu'empirer. Ils arrivèrent ainsi à
cette conviction: ils gagneraient plus facilement la jeunesse en mettant
sur pied quelque chose de nouveau.
Un soir Jon dit: « Et si on montait une école!
»
Knut et Jon n'étaient pas seuls à penser
que le lycée appelait une refonte rapide et profonde. Pendant qu'ils
suivaient leurs pensées et leurs plans, des adultes écrivaient
des livres sur la question. Carl Hambro éditait une anthologie intitulée
Les
lycéens sont-ils des hommes?, où luimême et
d'autres compétences exprimaient leur pensée sur l'école.
Arild Haaland écrivait L'école sous le marteau et
le professeur Arne Naess publiait son important petit livre:
Formation générale et épanouissement
personnel.
Knut et Jon attaquaient le problème avec d'autres
moyens. Pendant quelques semaines ils passèrent des nuits à
rédiger un tract sur l'école. Comme le texte exprimait bien
leur pensée, ils achetèrent pour 75 couronnes une vieille
ronéo à manivelle. Ils tirèrent quelques milliers
d'exemplaires de leur appel, qui contenait une invitation, pour tous ceux
qui voulaient collaborer au lancement d'une nouvelle école, à
contacter Jon.
Ils furent bientôt trois avec Ingrid Kviberg. Le
tempérament
d'Ingrid convenait à merveille pour cette tâche:
feu et flamme, elle répandit l'idée de la fondation d'une
école dans le public et dans la presse. Ils distribuèrent
les tracts dans quelques écoles d'Oslo et les envoyèrent
à des personnalités importantes du monde de l'Enseignement.
En voici le texte:
AUX ÉLÈVES ET AUX MAlTRES
DES ÉCOLES DU SECOND CYCLE A OSLO.
Beaucoup d'élèves se sentent opprimés
par les autorités de l'école et sont mécontents. Ils
ont le sentiment que des gens âgés et usés leur refusent
leurs possibilités d'épanouissement, l'amitié, la
liberté, la sexualité, bref: leur jeunesse.
Cette vieille génération fut en son temps
dans la même situation que tous les jeunes d' aujourd' hui, et les
jeunes d'aujourd' hui seront d'ici quelques années la vieille génération.
Le lycée tient un poste-clef dans ce cercle vicieux.
La structure dictatoriale, ce système où le maître
est seul censeur et seul juge, la présence obligatoire pour les
élèves, les méthodes d'enseignement sclérosées
font du lycée une institution qui s'efforce de faire entrer la jeunesse
dans un système autoritaire périmé, et dans laquelle
le développement de la personnalité et de l'autonomie de
l'élève est quasi impossible.
De ce système autoritaire découle un rapport
maître-élève de type impersonnel et souvent presque
hostile, il existe rarement de l'amitié entre les deux catégories,
les élèves se solidarisent contre les maîtres et inversement.
Le mécontentement et l'absence de liberté qui résultent
de ces rapports sont un obstacle au travail pour les deux groupes.
Dans leur salle de classe, les maîtres sont enchaînés
à leur haute cathèdre, des questions de prestige rendent
difficile une attitude tolérante à l'égard des opinions
et des propositions des élèves. Sitôt que les élèves
sont acceptés dans leur personnalité, la situation d'autorité
du maître se trouve menacée.
De plusieurs côtés des initiatives ont été
prises. La Commission de recherches sur l'enseignement scolaire travaille
à des enquêtes sur l'école. L'Association des professeurs
des lycées a établi un Comité des lycées. L'Association
des lycéens norvégiens a organisé un congrès
national. Des débats ont lieu dans les journaux et les revues. Tout
cela est positif et démocratique. Cependant ni les élèves
ni les maîtres n'ont encore eu une vraie chance - ni d'ailleurs,
ne se la sont donnée. Le présent appel a pour but de leur
donner la possibilité de participer à la fondation d'un lycée
démocratique.
Cela signifie concrètement que nous voulons travailler
à l'établissement, le plus tôt possible, à Oslo,
d'une nouvelle école du cycle secondaire. Dans cette école,
les élèves et les maîtres auront les mêmes droits,
c'est ensemble qu'ils détermineront les règles nécessaires
et réprimeront les infractions, il ne sera pas donné de notes,
ni de devoirs scolaires au sens habituel du mot, la présence à
l'école ne sera pas obligatoire: il ne sera pas nécessaire
de signaler les absences. Le programme sera établi d'un commun accord
par les élèves et les maîtres. La liberté d'enseigner
ne sera limitée que par les règles des examens du baccalauréat
et par les compétences réelles des enseignants. Les méthodes
d'enseignement et les horaires seront également élaborés
de concert. Nous espérons que dans une telle école il y aura
davantage de place pour l'individualité, l'épanouissement,
la tolérance, davantage de place pour un travail constructif.
Notre première tâche concrète, après
que nous aurons eu contact avec des élèves et des maîtres
intéressés par le projet, sera de former des groupes d'étude
qui s'attaqueront aux questions suivantes:
- But et programmes du nouveau lycée,
- Temps d'école et planification de la journée
scolaire,
- Méthodes et matériel pour l'enseignement
de chaque
matière ,
- Les devoirs et leçons,
- Les activités hors programme ,
- Travaux d'organisation pratique
Nous voulons par cet appel provoquer des changements radicaux
dans un système traditionaliste. Les auteurs de cet appel n'ont
pas de position officielle et ne sont pas connus. Nous savons que ce sont
là deux facteurs négatifs aux yeux de beaucoup. De plus les
dimensions nécessairement réduites du texte empêchent
que chaque point soit traité à fond.
Mais nous savons qu'il y a dans les écoles des
professeurs qui veulent des rapports meilleurs entre élèves
et maîtres - et, justement, sur la base d'une large égalité
des droits. Nous savons aussi avec certitude que beaucoup de jeunes partagent
les opinions des signataires. En plus du but traditionnel de provoquer
un débat, nous avons l'intention de rapprocher ces maîtres
et ces élèves pour une action constructive.
Ce tract sera distribué dans le plus grand nombre
possible de lycées et de cours complémentaires de la région
d'Oslo, il sera envoyé aux journaux d'élèves et aux
journaux d'Oslo, ainsi qu'au Ministre du culte et de l'Education nationale,
aux commissions qui travaillent les questions de l'école et à
un certain nombre de personnalités et de groupes.
... Si tu es activement intéressé par cette
affaire, envoie le talon de cette feuille à Jan Lund Hansen
Erling Skjalgffonfgt. 26
Oslo 2.
L'appel était daté « Oslo, mars-avril
1966 », et signé des noms de Jon Lund Hansen, Ingrid Kviberg,
Knut Boe Kielland.
Les signataires formaient un trio d'excellente qualité.
Jon, seize ans, richement doué, plein d'inquiétude, d'esprit
d'entreprise et d'imagination ardente, qu'aucune discipline scolaire n'avait
pu étouffer, et qui maintenant pouvait se donner à une tâche
sérieuse; Knut, seize ans lui aussi, avisé et doux, tranquille
et réfléchi; et Ingrid, avec la vitalité de ses quinze
ans, prête à la révolte contre toute sclérose.
Au dire de Knut, pendant que, l'hiver 1965-1966, ils travaillaient
à ce tract, ils ne savaient pas très bien si c'était
une plaisanterie ou « du sérieux». Ils sentaient bien
au-dedans d'eux-mêmes que c'était sérieux, mais n'osaient
pas pleinement le reconnaître les uns vis-à-vis des autres.
Quelques jours après la parution du tract, vint
la première réponse. Elle était d'Arne Naess, professeur
de philosophie à l'Université d'Oslo. Aussitôt après
arrivèrent soixante autres réponses de pédagogues
et d'élèves. Décidément, c'était sérieux.
A vrai dire, ils n'y étaient pas préparés et ne savaient
pas très bien que faire en premier.
Ingrid eut une bonne idée. Elle proposa de contacter
Jo Vogt pour lui demander son aide. Jo Vogt, femme du recteur de l'Université
d'Oslo, était l'une des premières à avoir répondu
à l'appel. Ingrid la connaissait un peu.
Ils allèrent donc chez Jo Vogt. Ils n'auraient
pu aller à meilleure adresse. Jo est, en plus d'un sens, une femme
avisée. Mieux que la plupart des gens, elle a gardé la faculté
de discerner ce qui dans la vie est l'essentiel. A la lecture du tract,
elle avait aussitôt senti qu'il s'agissait d'une affaire sérieuse
et importante.
Quelques jours plus tard on sonna chez elle, et, devant
sa porte, se tenait notre trio. Ils ne savaient pas très bien quoi
dire et Jo raconte: « Nous restâmes là un bon moment
à nous regarder. » Ils entrèrent, et Jo sentit
aussitôt qu'il lui fallait faire quelque chose. Elle avait elle-même
des enfants au lycée, et, horrifiée, elle avait constaté
les dommages que des méthodes d'enseignement périmées
pouvaient causer aux jeunes: « Je me sentis irrésistiblement
contrainte à leur donner toute mon aide », dit-elle.
Pendant plus d'une année, elle abandonna son atelier
de céramique et les soins de sa maison, et se consacra entièrement
avec ces jeunes gens à réaliser l'école qu'ils souhaitaient.
Elle les aida avant tout à rassembler les gens qui voulaient et
pouvaient collaborer à leur action. Elle leur fut utile aussi pour
des choses pratiques. Sa maison devint leur secrétariat et leur
lieu de réunions; pendant plus d'une année, elle ne désemplit
pas de jeunes, de papiers et d'encre d'imprimerie, et le téléphone
était toujours occupé.
Parfois son mari, le recteur de l'Université -
où d'ailleurs au même moment commençait aussi un processus
de démocratisation - rentrait chez lui et trouvait chacune des pièces
de sa maison - jusqu'à la chambre à coucher - occupée
par des jeunes en plein travail. « Je n'oublierai jamais la manière
dont il accepta cela sans murmurer D, dit Jo. C'est au même moment
qu'il obtint le prix Nansen pour ses remarquables travaux scientifiques.
Il devait avoir une faculté toute spéciale de s'absorber
dans son travail.
La chance voulut que ce soit Jo, avec sa totale absence
d'esprit systématique, qui ait été la première
adulte à travailler au projet. N'importe qui d'autre aurait sans
doute cherché à organiser le travail et aurait tué
la vitalité de l'idée sous la « bureaucratie ».
Ses mains de céramiste avaient la force et la délicatesse
requises.
Quand on veut se libérer d'un système, il
ne faut pas en instaurer un autre. Car on ne connaît que celui d'où
l'on vient, et, sans même y faire attention, on s'y laisse reprendre.
Mieux vaut repartir de zéro.
Et cependant une sorte d'étrange logique interne
régnait.
Une vieille boîte à thé servait de
fichier. Des sympathisants envoyaient de l'argent; Jo s'en fit le comptable;
les factures et les quittances étaient au fur et à mesure
disposées à même le plancher: Jo est souple comme une
anguille et travaille mieux à cette hauteur!
Jo et le trio sentirent vite qu'ils leur fallait adresser
une nouvelle déclaration au public. Jo connaissait un écrivain
qui les aida à formuler l'appel. La déclaration parut en
septembre.
Activité fébrile chez Jo pour la rédaction
et les expéditions.
La presse et la radio s'intéressèrent à
l'affaire: on flairait le sensationnel. Ingrid et Jo parurent à
la télévision.
Beaucoup de gens ont reproché à la presse
et aux participants de cette campagne d'avoir fait tant de battage autour
de ce projet. On souhaiterait qu'il y ait davantage d'occasions de ce genre:
cela nous éviterait d'autres nouvelles « sensationnelles »
plus graves et plus sinistres.
De nombreuses bonnes volontés se présentaient
pour aider à créer cette école. Quelques-uns reçurent
la tâche d'étudier de près le vieux règlement
de 1935 sur les écoles du cycle secondaire, encore en vigueur, pour
déterminer ce qui devait en être rapidement changé.
Dans le courant des vacances d'automne, toute «
la boîte à thé » fut convoquée chez Knut
Kielland, où se retrouvèrent des lycéens et des étudiants,
des pédagogues de renom comme Carl Hambre, Arme Stai, chargé
de cours à l'Université, August Lange, auparavant recteur
d'une école normale - une cinquantaine de personnes environ.
Il y avait également un officiel de la politique
scolaire:
Magne Skrindo. C'est l'homme des apparitions subites,
éclatantes, et des éclipses non moins subites. Il dit tout
bonnement: « Envoyez promener les vieux règlements! PENSEZ
NOUVEAU! » Après quoi il disparut et, depuis, on ne l'a
plus jamais vu ni entendu dans les parages du Lycée expérimental.
Le conseil était d'ailleurs superflu: penser en
termes nouveaux, les membres de l'assemblée ne demandaient que cela,
et personne ne pouvait le faire mieux qu'eux. Mais c'est après l'appel
de Skrindo que les choses se mirent vraiment en route.
L'assemblée décida d'établir une
commission de travail et de former des groupes qui auraient à poursuivre
le projet. Un lycéen, Tom Renlov, devint président de la
commission de travail; il y prit par la suite une position-clef. Ce jeune
homme avait une probité et une maturité qu'on ne trouve en
général que chez des hommes longuement formés par
la vie. Autres membres de cette commission: Jon Lund Hansen, Ingrid Kviberg,
Jo Vogt, August Lange, Arne Stai. Le secrétaire était Knut
Kielland.
C'est Jon Lund qui travailla le plus aux statuts - le
travail alors le plus important. Le livre de AS. Neill sur Summerhill l'avait
fortement influencé. Sa proposition, fièrement intitulée
«
Constitution provisoire du Lycée expérimental norvégien
», fut mise en discussion.
L'appellation « Lycée expérimental
norvégien » fait ici sa première apparition. Personne
ne sait exactement d'où elle vient. - « Du ciel », dit
Jo. Elle disparut malheureusement plus tard, ce qui chagrina fort ceux
qui avaient travaillé au projet. Sans doute trouvait-on au Ministère
qu'elle faisait trop officiel et l'on dut se rabattre sur « Lycée
expérimental d'Oslo ». Ce nom donnait à entendre qu'en
d'autres endroits, également, on pouvait ériger de telles
écoles; il n'était donc finalement pas si mauvais.
Les statuts élaborés par Jon se montrèrent
singulièrement viables et adaptés. Actuellement, en 1970,
quatre écoles sont édifiées sur cette base: le Lycée
expérimental d'Oslo, celui de Baerum, le Lycée expérimental
de Goteborg et le Lycée libre de Copenhague.
A l'automne 1966 eurent lieu plusieurs assemblées
générales et, pour la première fois, on travailla
en groupes: environ soixantes personnes par groupes de vingt à vingt-cinq.
Des contacts avec les organisations et les autorités
étaient nécessaires. Jo Vogt et Knut Kidland se rendirent
à l'Association des professeurs de lycée. Rendez-vous fut
pris avec le président.
« Nous étions à l'heure, correctement
habillés, et nous portions sous le bras le livre édité
par l'Association des professeurs, le Lycée sous les feux de la
rampe », raconte Jo.
Pendant qu'ils s'entretenaient avec le président,
de nouvelles personnes faisaient sans cesse irruption dans le bureau; finalement
tout le comité directeur de l'Association s'y trouva réuni.
Jo et Knut éprouvaient une certaine gêne: ils n'étaient
pas préparés à affronter toute une assemblée.
Ils présentèrent la « Constitution provisoire»,
que ces messieurs se mirent à étudier. Ils lurent le paragraphe
sur la finalité de l'école: « Contribuer à changer
la forme actuelle du lycée» ; les paragraphes sur le directeur,
soumis aux directives de l'Assemblée générale et du
Conseil. Ils virent que l'Assemblée générale serait
l'organe suprême, et qu'elle serait ouverte à tous ceux qui
travailleraient dans l'école; que le Conseil serait composé
d'autant d'élèves que de maîtres et assurerait la responsabilité
de la vie quotidienne de l'école.
Ils levèrent les Yeux, secouèrent la tête:
« Inconsistant et puéril! », tel fut leur jugement.
« D'accord, dit Jo, toujours aussi aimable, mais
ne pourriez-vous pas nous aider à faire mieux? »
L'Association des professeurs de lycée ne le pouvait
pas.
Tout juste acceptait-elle de « contrôler les
essais» quand ils se déroulaient selon les directives du livre
le Lycée sous les feux de la rampe.
Il était clair, après cet entretien, qu'il
n'y avait aucune aide à espérer de ce côté-là.
« Nous comprîmes, raconte Jo, qu'il nous fallait chercher et
recruter nous-mêmes des maîtres. »
La Commission pour les recherches sur l'école
se montra plus accueillante. Elle proposa une somme d'argent pour le matériel
d'enseignement et l'installation de l'école. Le président
d'alors, Hjalmar Seim, montra un véritable intérêt,
mais, en raison de la situation financière de la Commission, il
ne pouvait faire plus. D'ailleurs personne ne se sentait particulièrement
doué pour choisir le matériel d'enseignement, et à
vrai dire rien encore ne pouvait fournir matière à installation.
Cet argent-là ne trouva donc jamais d'emploi.
Le soutien et l'encouragement décisifs vinrent
de l'Administration des écoles de la ville d'Oslo. Le conseiller
Ivar Knutson comprit qu'il fallait suivre l'affaire. Il raconte luimême
qu'il en avait tellement assez de tous ces gens qui réclamaient
de l'argent pour des bagatelles, qu'il conçut un véritable
intérêt pour l'activité intense de ces fondateurs d'école
qui ne pensaient pas aux tarifs horaires ...
Ivar Knutson, Tore Hjulstad, son chef de bureau, et la
secrétaire Bjorg Haarardsholm firent tout ce qu'ils purent au point
de vue pratique. Mais plus encore, ils entourèrent ces jeunes gens
de leur chaude amitié, ce qui n'était pas le moins important
pour eux qui devaient maintenant mener les négociations sérieuses
avec les autorités. Il existe encore, heureusement, des personnalités
qui tiennent avant tout à servir et ne se contentent pas d'être
les gardiens de l'ordre établi.
Restait l'instance supérieure. Pour aller au «
Troll à trois têtes», au service compétent du
ministère de l'Education nationale, on désigna Karl Hambro,
Arne Stai et Tom Remlov. Ils devraient se rendre aussi à la Commission
du culte et de l'enseignement de l'Assemblée nationale.
Arne Stai pensait bien que les statuts étaient
« inconsistants et puérils». Il en rédigea une
nouvelle version juste avant d'aller au Ministère et à la
Commission, et Tom, qui n'était pas préparé à
cette situation, ne put rien y faire.
C'est ici que la démocratie scolaire dressa la
tête pour la première fois. Les jeunes n'acceptèrent
pas qu'on touchât à un texte adopté par la majorité.
Ils écrivirent au Ministère et à la Commission une
lettre dans laquelle ils expliquaient l'affaire, et à laquelle ils
joignaient le document primitif. Ils allèrent, Tom en tête,
remettre cette lettre. 1.
Ce fut aussitôt le conflit sur le principe fondamental:
la démocratie directe - les élèves comme autorité
suprême de l'école.
« Impossible», pensaient Stai, Hambro et autres
sages. « Indispensable », pensaient les autres.
La question fut discutée à fond. Des essais
loyaux furent faits pour rapprocher les parties. Tom travailla à
une proposition de statuts qui puisse réunir les points de vue.
Mais il apparut vite qu'on se trouvait devant une véritable alternative.
Il fallait jouer le jeu de la démocratie directe. Une demimesure
ne pouvait que compromettre l'entreprise.
En décembre, on tint une grande réunion
dans une salle au dernier étage du bâtiment administratif
de l'Université d'Oslo. Le combat fut dur, mais les plus âpres
ne furent pas les lycéens ... L'affaire fut réglée:
à quarante-neuf voix contre neuf, la démocratie directe fut
adoptée.
Hambro et Stai se retirèrent.
C'est alors que je rencontrai ce qui allait être
ma destinée pour les années à venir. Cet automne-là,
à l'école de Norstrand où j'avais travaillé
pendant neuf ans, des élèves de seconde s'attardaient à
discuter après les classes près du pupitre du maître.
Ils parlaient de cette école qui allait se fonder et dont j'avais
entendu parler à la télévision. J'avais été
frappée par la force de Jo et d'Ingrid, et j'avais saisi le sens
et la profondeur du premier tract. Je me promettais de suivre avec intérêt
cette initiative passionnante. Mais j'étais persuadée qu'une
foule d'enseignants plus qualifiés que moi se présenteraient,
et j'étais franchement jalouse de ceux qui auraient la chance de
commencer.
Quand les élèves me demandèrent
si je voulais en être, je leur répondis que ce serait bien
volontiers, mais qu'on ne manquerait certainement pas de gens plus qualifiés
que moi. Mais ils ne voulaient pas entendre raison, et un beau jour, je
reçus une lettre de convocation à une réunion de maîtres
pour le lycée expérimental. Je supposais qu'il s'agissait
d'un malentendu, mais la curiosité fut la plus forte et j'y allai.
Il y avait là une foule de jeunes et un petit
nombre
de personnes plus âgées. Très peu de professeurs patentés
s'étaient dérangés. On nous demanda si nous aimerions
travailler dans cette nouvelle école. Beaucoup acceptèrent
de donner des cours par-ci par-là, mais presque personne ne voulait
s'engager pour un poste à temps complet. Quand on s'adressa à
moi, je répondis que, si je devais travailler là, je voulais
le faire à plein temps, que je ne pourrais me partager entre cette
expérience et ma vieille école, mais que je n'étais
pas encore décidée (du moins le croyais-je ... ).
Ma réponse avait dû tomber en bonne terre:
quelques jours plus tard, je rencontrai en ville des gens qui me félicitèrent
pour ma nomination au poste de directrice.
C'est ainsi qu'on devient directrice d'un lycée
expérimental!
En fait, ce ne fut pas tout à fait aussi simple.
On forma un comité pour les nominations. S'y trouvaient des élèves,
des étudiants, August Lange et la psychologue Ruth Froyland Nielsen.
Ce comité tint un certain nombre de réunions chez l'architecte
Grete Bull. A tous les professeurs qui avaient demandé un poste
au lycée, on proposa de prendre la direction. Un seul en dehors
de moi eut la folie d'accepter.
Nous fûmes donc interviewés par le comité.
La situation était délicate, insolite aussi bien pour le
comité que pour moi. Jon Lund m'observait, simplement. C'était
là sans doute sa manière à lui de faire son test.
Ruth Froyland Nielsen me demanda: « Comment réagistu
lorsque tu es en colère? » J'ai compris plus tard que c'est
une très bonne question, à condition d'être capable
de juger la réponse.
Après ces interviews, un certain nombre de professeurs
furent engagés, quelques-uns de manière ferme. C'étaient
Erling Laegreid, Nils Braanaas, Niens Hertzberg et Harald Jèirgensen.
Mais il y avait des lacunes terribles surtout du côté des
professeurs de sciences. En revanche, deux cent trente élèves
se présentèrent; or nous n'en avions envisagé que
cent cinquante, avec deux groupes pour chaque classe!
En décembre, on nomma un comité chargé
d'élaborer un plan-cadre pour l'école. Nous avions pensé,
naïvement, qu'il nous suffisait de joindre à la demande officielle
du feu vert les statuts et une prévision de budget. Mais il était
clair que les autorités voulaient en savoir plus.
En janvier, nous envoyâmes une demande au Ministère
et à la Direction des écoles afin de pouvoir commencer à
l'automne ; y étaient joints les statuts, le plan-cadre et un budget
que le dévoué chef de bureau du directeur du Conseil de l'enseignement
avait calculé pour nous et qui s'avéra tout à fait
réaliste.
Il avait fallu rédiger ce plan-cadre en toute hâte.
Cela se passa ... sur ma table de cuisine, un soir de janvier. Ingrid Kviberg,
une élève, Tone Jacobsen, un étudiant en théologie,
Johannes Hertzberg et moi-même y passâmes la nuit, et fîmes
un brouillon que je tapai à la machine le lendemain.
Ce maigre plan-cadre fut jugé insignifiant par
les autorités.
Il contenait pourtant des idées sur la collaboration
des élèves, la liberté d'organiser des réunions,
le travail en groupes, l'introduction d'activités créatrices
et de matières libres, sur une école ouverte toute la journée,
etc.; oui, vraiment il contenait de quoi travailler pendant des années,
sans être pour autant contraignant pour nous et risquer de trop nous
lier. En effet parler de planification c'est toucher à une question
fondamentale en démocratie: que peut-on fixer à l'avance
pour un groupe qui doit participer lui-même à la forme que
prendront ses activités? Après tout, nous ne savions rien
sur la démocratie directe à l'école, et personne ne
pouvait le savoir. Il nous fallait inventer l'école chemin faisant.
Il nous fallait un lieu. Nous pensâmes aussitôt
à l'école de Tèiyen. L'un d'entre nous avait eu vent
qu'il s'y trouvait des locaux libres. Une situation centrale, de bons moyens
de communication. Jo fit une offensive de charme auprès du gardien
de l'école et se fit montrer les locaux. Elle rapporta qu'ils étaient
excellents. De nouveau notre ami Hjulstad eut à nous aider, il rédigea
une demande pour l'obtention de ces six pièces dont l'une était
au quatrième et les autres au second étage. Peut-être
obtiendrait-on aussi, chez le directeur de l'école de Tèiyen,
un studio avec entrée indépendante, Sexesgate, et accès
à une toilette, mais rien de plus.
C'était beaucoup. Nous avions maintenant des élèves,
des maîtres, des locaux, - et la foi, la certitude que nous réussirions.
Il ne nous manquait plus que des choses assommantes comme l'argent et la
permission d'en haut, du Ministère.
Nous travaillions d'arrache-pied « comme si »
tout devait marcher. Nous arrangeâmes même une « réunion
comme si ». Une magnifique réunion! Dans la même salle
que précédemment à l'Université, avec, comme
musique d'ouverture, le « Feu d'artifice royal » de Haendel.
De la grande musique d'orchestre. Mais l'installation stéréo
n'était pas à la hauteur, et le son était métallique.
Un feu d'artifice dans une boîte de conserves!
La réunion eut lieu un dimanche de 12 à
20 heures: nous avions apporté de quoi manger, des tartines soigneusement
disposées à même le sol, et un seau de limonade. C'était
la première réunion élèves-maîtres, le
30 avril 1967. L'école prenait forme, on constitua les classes,
qui se réunirent dans les petites salles adjacentes. Des plans furent
faits et discutés.
A cette réunion apparut Bjèirn Damsgaard,
celui qui devait devenir plus tard notre « censeur » et porter
le poids le plus lourd de l'entreprise. De nouveau Jo montra ses talents.
Sur une bande sonore prise au cours de la réunion, on entend la
voix de Bjèirn s'élevant pour la première fois dans
une assemblée générale du Lycée expérimental,
Les professeurs, demande-t-il, pourraient-ils, eux aussi, apprendre quelque
chose dans cette école? Lui, enseignerait volontiers les mathématiques,
mais pourrait-il apprendre le chinois? Voix de Jo, du fond de la salle:
« Je te trouverai un professeur de chinois. »
Le 20 mai nous arriva le refus du Ministère. Le
Conseil des lycées s'était prononcé: trop de choses
dans la demande prêtaient à critique. Et le Ministère
- qui, bien entendu, approuvait les initiatives privées - ne pouvait
que s'incliner devant le Conseil des lycées. Pas de permission.
Pas de finances non plus ... Nous pouvions attendre le nouveau système
de subvention aux écoles privées (il vint en 1970).
Allions-nous abandonner? Oh que non! Nous nous décidâmes
pour la lutte. Une nouvel1e demande fut envoyée avec tous les renseignements
qu'un gros travail nous avait permis d'amasser depuis janvier.
Une manifestation fut organisée: nous écrivîmes
une lettre pour le Ministère, une pour l'Assemblée nationale
(Storting). Avec de vieux draps donnés par Jo, un groupe de volontaires
fabriqua de grandes banderoles, et nous nous retrouvâmes cent cinquante
devant le Ministère. Tout y était fermé, sauf la boîte
à lettres. Nous y déposâmes la nôtre et nous
prîmes la direction du Storting. Comme nous descendions l'avenue
Karl Johan, panique subite: où était passée la lettre
à remettre au Storting? Elle était tombée à
l'intérieur du landau d'enfant poussé par un des manifestants
... On la retrouva avant l'arrivée au Storting. Hélas, c'était
déjà bien dans la ligne du lycée expérimental,
cette situation critique. Elle était assez typique de ce que nous
vivons encore, comme aussi la solution in extremis!
Le sauvetage suivit de peu. Il ne vint pas du Storting,
mais de Helge Sivertsen et de Reiulf Steen. Au cours d'une émission
télévisée, ils annoncèrent que le Comité
d'administration des écoles du Parti travailliste à Oslo
allait discuter de crédits pour notre école. (Le Parti travailliste
avait la majorité dans l'administration des écoles.)
Un peu plus tard encore vinrent « les anges ».
Le Ministère désirait avoir avec nous des pourparlers. Comme
porte-parole nous demandâmes des volontaires, et tous ceux qui furent
pressentis acceptèrent. C'étaient August Lange, lecteur à
l'Université, le recteur de l'Université Hans Vogt, Eva Nordland,
chargée de cours à l'Université, et le recteur Gorgus
Goward. Nous les appelâmes « les anges gardiens ». Avec
eux nous prîmes rendez-vous chez le ministre.
C'était terriblement solennel. - Et comment se
mettre au diapason, la note étant si éloignée de la
nôtre! L'atmosphère était saturée de problèmes.
Je n'avais pas encore trouvé, alors, l'énorme éclat
de rire intérieur qui, depuis, m'a toujours prise quand des messieurs
solennels et compassés discutent notre cas. Maintenant, dans des
situations de ce genre, je vois intérieurement les bons visages
d'Ingrid, de Knut, de Jon, et le rire jaillit en moi, cependant que je
m'efforce de paraître aussi grave et sévère qu'il convient.
Le 16 juin, vint le second refus du Conseil des lycées.
Mais nous ne pouvions nous avouer vaincus, alors que
nous avions même des fonds en vue. Une nouvelle demande fut envoyée.
C'est alors que surgit Herman. Coup de téléphone
bref: « Je suis Herman Ruge. J'ai fait des recherches techniques
pendant dix ans. Voulez-vous que je vous fasse des heures de mathématiques
et de physique? »
Le nom d'Herman Ruge nous faisait chaud au cœur. Seulement...
des professeurs « à l'heure », nous en avions déjà
trop; il nous fallait quelques professeurs à plein temps en mathématiques
et physique. Cinq secondes de réflexion ... Puis: « D'accord.
Je commence à plein temps! »
Le 15 juillet arriva l'autorisation. L'accord du Conseil
des lycées datait du 14, jour anniversaire de la Révolution
française ...
Il restait six semaines pour tout faire. Et presque personne
en ville, on était en vacances ...
« Tu t'y connais, toi, à faire une école?
me demanda Bjarn. Moi, je n'ai jamais fait ça. »
LA VIE A LANGESGA TE
Maintenant nous étions une école. Il nous
fallait un bureau. Nous le trouvâmes dans un grenier de Langesgate
- un vieil immeuble dans un quartier somnolent du centre. Ça n'était
pas cher, mais ça rappelait quelque pauvre logement moscovite dans
les années 20 ...
Dans trois coins du grenier se trouvaient déjà
trois organisations idéalistes, avec leurs bureaux respectifs et
leurs monceaux de paperasses. Dans l'un d'eux traînaient aussi les
restes d'une exposition africaine: tam-tams, colliers de perles et masques.
Nous avions, nous, le quatrième coin, où se trouvait le sofa
commun aux quatre groupes, et un vieux bureau.
Les premiers jours, je me trouvais perdue là toute
seule, sous le vasistas, dans la chaleur de l'été, à
regarder un téléphone muet et la table sans rien dessus,
et à me demander ce que je faisais là. Oslo dans la fournaise
de juillet est un des lieux les plus déserts qui soient, sans vie,
surtout dans le monde de l'école. Mais quand on a un bureau, me
disais-je, il faut avoir une permanence.
Enfin la vie se mit à frémir - la vie du
Lycée expérimentaI. Bjarn vint et nous allâmes chercher
des papiers chez les divers membres du Comité de travail.
Nous étions maintenant une troupe de guerriers
bien entamée. Lassés par tous ces conflits et ces incertitudes,
beaucoup s'étaient retirés. Elèves et maîtres
étaient partis en vacances sans savoir si, à la rentrée,
ils auraient une école.
Quelques maîtres disparurent - même un de
ceux qui s'étaient engagés à plein temps, une femme
-, que nous dûmes remplacer par un trop grand nombre de professeurs
à l'heure. Il fallut mener un long et difficile combat pour trouver
assez de maîtres, et tout ne fut réglé que quelques
semaines après le commencement de l'année scolaire.
Pire encore: un grand nombre d'élèves aussi
avait disparu. Sur les deux cent soixante qui s'étaient annoncés,
cent cinquante avaient été choisis par un « jury »
d'admission. Du grenier de Langesgate, partaient continuellement des circulaires
demandant confirmation des candidatures. Un dossier marqué B s'enflait
peu à peu. Certains écrivaient qu'ils s'étaient arrangés
autrement, d'autres, beaucoup plus nombreux, ne répondaient pas.
Et les vacances contribuaient encore à tout ralentir.
Finalement, il s'en trouva quatre-vingt-dix pour envoyer
confirmation; les soixante autres s'étaient envolés ... Nous
avions le vent contre nous, les mises en garde pleuvaient du haut des chaires
dans les écoles du cycle secondaire. Comment s'étonner que
beaucoup de parents aient été pris d'angoisse quand tout
paraissait si fragile? Et il fallait la permission des parents pour entrer
dans cette école. Sans cette obligation quel aurait été
le nombre d'élèves à se présenter? Il aurait
été intéressant de le savoir ...
C'était pour nous un terrible handicap que tant
de ceux qui avaient participé aux projets et au combat disparaissent
et soient remplacés par des nouveaux. Car il fallait bien les remplacer.
Nous avions des subventions pour six classes et cent cinquante élèves.
C'était le scandale et le naufrage si nous n'arrivions pas à
remplir ce cadre.
Mais maintenant la vie commençait à bourdonner;
des tas de gens passaient à Langesgate. Certains restaient longtemps,
pour travailler ou simplement pour être là. Le sofa était
occupé toute la journée. Décidément on se plaisait
dans notre grenier.
Un jour, deux filles qui n'étaient pas d'Oslo
restèrent à bavarder toute la matinée, l'air enthousiaste.
C'étaient Maalfrid et Merete, qui allaient devenir des éléments
très vivants de l'école.
Certains élèves avaient des bébés
qu'ils amenaient avec eux, d'autres avaient des petits chats. Le sofa en
porta des signes de plus en plus évidents.
De nouveaux élèves s'annonçaient,
que nous n'avions encore jamais vus. Parmi eux un nombre croissant de garçons
et de filles qui avaient fait naufrage en l'une ou l'autre matière
- ce qui était un peu juste comme motivation pour se consacrer à
la mise en route de la démocratie à l'école! Mais
que faire? Il nous fallait des élèves.
Des gens nous venaient aussi avec d'autres problèmes,
parfois la menace de poursuites pour usage de la drogue. Certains nous
en parlaient ouvertement, mais pas tous. Nous avions discuté ce
problème à fond lors d'un week-end à Hvaler au début
de l'été. Nous avions esquissé une ligne de conduite
sur laquelle nous nous étions mis d'accord. L'école essaierait
d'aider et de soutenir. Jamais personne ne proposa de refuser des élèves
pour une question de drogue. Nous savions trop bien que le mécontentement
créé par l'école traditionnelle était pour
une part à l'origine de leurs problèmes. Une de nos tâches
n'était-elle pas de créer un milieu scolaire qui leur donnât
un peu de cette chaleur et de ces contacts qui leur avaient manqué
- l'usage de la drogue n'étant souvent qu'un symptôme de cette
carence?
Un jour, une maman monta tous nos escaliers avec son garçon
de dix-sept ans; ses études étaient mauvaises, mais c'était,
disait-elle, la faute de l'école. Peut-être le Lycée
expérimental lui réussirait-il mieux? Le garçon ne
quittait pas sa mère des yeux. Les siens, à elle, se promenaient
sur les tam-tams, les tas de paperasses et les jeunes aux cheveux longs,
et son nez était manifestement alerté par les odeurs du sofa.
Soudain Bjorn demanda au garçon lui-même ce qu'il pensait.
Lui et sa mère sursautèrent sur leur chaise. Le gars n'en
revenait pas, il était clair que jamais il n'avait parlé
en son nom propre.
« Quel désordre ici! » dit la mère.
« Oui », fut notre réponse.
Sur quoi ils s'éclipsèrent et on ne les
revit plus ...
Un moment plus tard, le même jour, visite d'une
Madame Aakram, mère d'un élève de l'école Rudolf-Steiner.
Le fils avait confirmé qu'il voulait commencer chez nous. La mère
venait en passant faire notre connaissance. Elle s'assit; manifestement
elle n'était pas pressée et prenait grand plaisir à
se trouver chez nous. Et nous, nous n'y voyions pas d'inconvénient!
« Ce qu'on est bien ici! » dit-elle avec enthousiasme, humant
l'atmosphère, tant morale que matérielle (avec le sofa ...
).
Telles sont les deux réactions-type que nous rencontrons
dans nos contacts avec l'extérieur, et c'en était notre première
expérience. L'une des deux mamans ressentait ici une chaleur et
une détente extraordinaires, pour elle le désordre faisait
partie de l'atmosphère ... L'autre était si préoccupée
par le désordre qu'elle ne voyait rien d'autre. Tout dépend
des yeux qui voient, dit le proverbe. Où se dirige le regard? Il
y a ceux qui regardent à hauteur du visage et rencontrent d'abord
les yeux du vis-à-vis. Et il y a ceux qui partent du plancher pour
ne remonter que lentement vers le regard des autres. Peut-on porter sur
le phénomène Lycée expérimental un regard neutre?
Non, probablement, et c'est tant mieux!
Une découverte aussi, à Langesgate, c'est
que nous devions travailler avec des gens tournoyant autour de nous, et
qu'il f'allait l'accepter: les gens devaient se sentir les bienvenus, pouvoir
se rencontrer, bavarder et plaisanter à leur aise. Mais au commencement
ce fut dur. Nous comprîmes alors que, plus encore qu'un lieu de travail,
le bureau devait être un lieu de rendez-vous, qui deviendrait un
milieu. Le travail, il fallait le faire ailleurs - à moins d'être
comme Napoléon capable de faire trente-six choses à la fois.
Une fois de plus il fallut aller au Ministère.
Nous ne pouvons pas les accuser d'avoir été chiches de leur
temps. Nous eûmes une longue entrevue avec le ministre, des chefs
de services, avec aussi, cette fois, le conseiller aux affaires sociales
Ivar Knutson, Hjalmar Steen, du Conseil d'expérimentation, le lecteur
Kaltenbronn, de l'Association des professeurs de lycée, Bernt Lund,
président de la direction des écoles. Il y avait en plus
Bjorn et moi. Bjorn avait alors vingt-quatre ans et en paraissait dix-sept.
Avec son auréole de grands cheveux frisés, il avait une allure
bien provocante au milieu de cette digne assemblée
Le statut de l'école fut mis en discussion. Comme
il était clair désormais que la commune d'Oslo couvrirait
les dépenses, la logique voulait que nous soyons mis sous régie
communale. Mais le président de l'Association des professeurs de
lycée déclara que, si l'école était publique,
son Association exigerait que les postes soient pourvus selon le principe
de l'ancienneté; c'était, en soi, une exigence normale, la
transformation des Cours complémentaires généraux
en Collèges d'enseignement secondaire ayant créé une
situation difficile pour les enseignants.
Mais de toute évidence nous ne pouvions commencer
avec des professeurs qui ne partageaient pas nos idées sur l'école
et qui ne nous aimaient pas. Le résultat de cette réunion
fut donc que nous serions une école « privée »,
nous dépendrions du Ministère par le biais de sa politique
des écoles privées.
Je ne sais trop ce qu'on entend par « privé
» dans ce contexte, et je ne suis pas la seule. Beaucoup de gens
et l'Administration elle-même n'y comprennent rien. Qu'est-ce
qu'une école privée entièrement payée par une
instance officielle? Mais s'il faut absolument qu'une école soit
appelée « privée » pour qu'on y dispose d'une
certaine liberté d'expérimentation, je suis d'accord. Pas
tout à fait pourtant, car il serait bon que l'école officielle
admette, elle aussi, des nuances et, quand des gens ont envie d'en faire
plus que ne l'exige la routine, leur en donne la possibilité.
D'ailleurs, en tant qu'école privée, nous
avions bien droit à une subvention de l'Etat..., mais le moment
venu on trouva au Ministère des échappatoires pour ne pas
nous l'accorder.
La vie à Langcsgate devenait de plus en plus fébrile.
Maîtres et élèves affluaient, le local
n'était pas loin de déborder et nous risquions de remplir
tous les coins du grenier, où, après la somnolence de l'été,
les autres institutions commençaient à se retrouver.
Un beau jour, l'école fut chargée dans un
taxi et sur le vélo de Bjorn, et transportée à Toyen.
L'EMMÉNAGEMENT A TOYEN
L'école communale de T6yen est une vieille grande
bâtisse des années 1870. T6yen est un quartier du centre-est
de la ville qui se dépeuple, et un étage se trouvait libre
dans une des ailes de l'école: cinq salles de classe autour d'un
corridor; on nous donna, en plus, une salle de dessin au quatrième,
avec vue sur les toits de la ville. Mais c'était tout.
On ne peut dire que nous fûmes les bienvenus dans
notre appartement... Le directeur et le concierge, informés par
la commune, pensaient que l'école s'ouvrirait le 1er septembre et
que nous arriverions à cette date. Comment l'administration municipale
avait-elle pu s'imaginer qu'on ouvrirait une école avec cent cinquante
élèves et trente-deux professeurs dans six salles que personne
n'avait encore jamais vues? Je ne sais, mais en tout cas, nos facultés
d'improvisation ellesmêmes auraient été dépassées!
On déposa la machine à écrire sur
le sol, on empila papiers et classeurs, puis on visita les locaux. Les
salles étaient assez claires et agréables, astiquées
et laquées à souhait, comme il se doit après les vacances
d'été dans une école qui se respecte. Celle-là
était bourrée de tradition, les yeux et les narines ne pouvaient
s'y tromper. ..
C'est alors que Herman vint mettre en œuvre ses multiples
talents d'homme pratique. « Il faut tout de suite établir
un bureau », décide le technicien, et le voilà parti
en ville avec sa vieille guimbarde, pour bientôt revenir avec un
tas de matériaux et de lattes. Les manches relevées, il dessine
le plan, organise, embauche tous ceux qui passent par là, leur met
une scie ou un marteau dans les mains, et voilà six mètres
carrés d'un coin de classe transformés en bureau.
Mais, en fait, comme cela se produit en presque tous
les domaines dans ce lycée expérimental, la notion de bureau
reçoit un nouveau contenu, l'ancien ne faisant plus l'affaire :
centre administratif, kiosque téléphonique, salle de réunion,
débarras, « salon », en même temps que lieu de
travail pour la secrétaire et pour moi-même. Nous avions besoin
de pièces pour tant d'autres choses (les dossiers par exemple).
L'école de Tôyen est grande et vieille,
avec des recoins partout. Nous en demandions un dans le grenier ou, dans
la cave, quelque réduit... On envoya au directeur Herman ... et
aussi les plus jolies de nos écolières. Il restait inflexible:
pas un centimètre carré pour le Lycée expérimental.
C'était bien assez que nous lui ayons pris sa belle salle de dessin.
Il est peut-être compréhensible qu'il n'ait pas voulu nous
avoir dans les jambes partout. Sur la toile de fond de sa bonne vieille
école communale, notre identité se dessinait déjà
assez clairement; nos grands gaillards d'élèves n'allaient-ils
pas écraser les plus faibles rejetons de l'espèce? Il pouvait
sincèrement le craindre.
On prit possession des lieux quinze jours avant la rentrée.
Nous travaillions comme des fous pour trouver du matériel scolaire.
La commune nous donna quelques vieux pupitres et des armoires au rancart.
Tom et moi-même achetâmes en ville une machine à écrire
et un duplicateur d'occasion, en promettant de payer plus tard, car nous
n'avions pas d'argent. Le moulin municipal ne tourne pas si vite, bien
qu'il nous faille accorder qu'en l'occurrence il opéra avec une
relative rapidité.
Bjôrn s'était mis au casse-tête de
la répartition des salles et des horaires, aidé par un homme
d'expérience, Magne Kaare Lônning. Nous avions d'interminables
pourparlers avec l'école voisine Vahl, qui pouvait mettre à
notre disposition des classes de sciences et une salle de gymnastique,
mais seulement après 17 heures, c'est-à-dire après
le départ de ses élèves et le nettoyage.
Il y eut des réunions avec des professeurs et
avec des secrétaires ... Et les gens continuaient d'affluer, venant,
certains pour travailler, d'autres simplement pour être là.
Herman était prodigieux pour mettre les gens à l'œuvre; mais
quel travail donner à tant de volontaires, qui souvent ne savaient
pas se servir de leurs dix doigts? Finalement des rayons de bibliothèque,
des bancs, des cloisons furent fabriqués.
Je me rappelle en particulier la gentille petite Nana;
elle allait commencer sa troisième. Elle passait des journées
entières près de moi à taper, d'un doigt, des lettres
destinées aux journaux d'Oslo, quémandant un abonnement gratuit
pour cette prodigieuse nouvelle école. Ces démarches ne donnèrent
rien et me prirent pas mal de temps, mais Nana se sentait utile et, l'année
où elle fut élève, elle prit une importance grandissante
dans l'école.
Ce fut pour moi une expérience extraordinaire
de voir la joie que les élèves prenaient à organiser
l'école, de constater à quel point ils avaient besoin de
se retrouver dans une communauté qui s'est fixé une tâche
concrète. Que d'énergie créatrice dans un tel groupe
de jeunes et comme la société est peu capable de l'utiliser!
Nous-mêmes, d'ailleurs, n'étions pas à
la hauteur, inexpérimentés que nous étions; et nous
ne nous attendions pas à tant de zèle. Seuls réussirent
à faire œuvre utile les plus pratiques et les plus entreprenants.
Les élèves continuaient à affluer.
Nous n'avions plus le temps de soupeser longuement les admissions. La plupart
venaient à moi, croyant que c'était moi qui décidais.
Je garde le souvenir de visages suppliants et ardents; nous acceptions
presque tout le monde, il nous fallait le plein d'élèves.
Certains de ceux qui se présentèrent ainsi quelques jours
avant la rentrée allaient devenir d'excellents collaborateurs. II
ne faut pas juger les élèves sur leurs notes.
Le jour de l'ouverture approchait. Ce devait être
grandiose!
On loua la grande salle du musée Munch. Toutes
les personnalités du monde scolaire, et les parents d'élèves,
furent invités. Le programme avait de la classe: musique de Grieg,
film sur le travail préparatoire, discours d'August Lange et de
Bernt Lund, président de la haute administration des écoles.
Au premier rang, le maire d'Oslo et un grand remue-ménage de presse
et de radio. Et moi je portais une belle robe neuve que la Commission de
travail m'avait achetée pour la circonstance.
On devait terminer par une visite de l'école, à
présent équipée d'un certain nombre de belles choses,
dons et prêts d'amis. La bibliothèque était imposante.
Des mètres de littérature russe en langue originale, donnés
par Olov Rytter, faisaient grande impression, mais il faudrait du temps
avant que quelqu'un sache les lire!...
L'arrangement des salles de classe n'était plus
celui de tous les jours; les murs étaient décorés
par des œuvres d'élèves.
Pour la première et la dernière fois, nous
avions donné à notre école un visage qui réponde
à l'idée qu'on se faisait communément de l'école
nouvelle.
La fête de la salle Munch fut magnifique. Tout
se déroula selon le programme. Après quoi il y eut le cortège
du Musée Munch jusqu'à l'école: élèves,
maîtres, parents et autorités. Des centaines de gens, un trafic
impossible dans notre unique corridor!
Puis ce fut le silence. Un silence terrible. Tous étaient
partis, l'école était vide.
Je me retrouvai là, assise, dans une solitude
qui n'avait rien de majestueux ... J'avais toujours vu les maîtres
se réunir le premier jour après le départ des élèves
et c'était une évidence pour moi: les maîtres et la
Commission de travail allaient ensemble commenter les événements
et préparer les jours suivants ... Ce n'était pas la première
ni la dernière fois que la routine et la tradition me jouaient des
tours. Toyen était vide et silencieux.
Vint enfin le moment de nous mettre au travail. Nous étions
débordants de joie à la pensée de commencer cette
école pour laquelle nous avions tellement lutté.
Nous explorâmes la maison, puis le quartier, et
nous trouvâmes la pâtisserie Karl P. Nordby, « Kalle
P.», une bonne vieille boutique modeste et tranquille avec des petites
tables au fond et des gâteaux à un prix avantageux. Les ouvriers
de Toyen qui mangeaient là leurs tartines avec le café de
Kalle P. se trouvèrent soudainement mêlés aux réunions
des maîtres et des responsables du Lycée expérimentaI.
Une année durant, Kalle P. tint lieu de salle de réunion,
de lieu de détente et de salle de représentation. Un seul
inconvénient: le café fermait inexorablement à 17
heures.
L'école débuta brillamment avec une leçon
pour tous sur la technique de l'étude, par un chargé de cours
de l'Université. Tranquilles et corrects dans leur grenier, les
élèves s'ennuyaient ferme. Mais seul Tom, honnête comme
toujours, déclara que c'était « rasoir ».
Nous comprîmes alors qu'on n'apprend pas la technique
des études dans un cours, qu'on ne l'apprend pas en quelques jours,
surtout quand il faut d'abord perdre de mauvaises habitudes. C'est une
affaire d'entraînement continuel pendant le travail lui-même,
un entraînement qui doit marquer l'esprit en profondeur.
Et puis nous devions commencer « d'après
le plan », comme disait superbement la circulaire d'ouverture rédigée
par les élèves. Le «plan» était l'œuvre
de Bjôrn et de Magne Kaare Lonning, un chef-d'œuvre d'embrouillamini
et de jamais vu, et il y avait à cela des raisons: le caractère
impossible de nos locaux, le fait que nos nombreux collaborateurs à
mi-temps étaient dépendants d'autres écoles pour leurs
horaires; en plus nous devions avoir, au milieu de la journée, un
long moment pour des réunions et pour les matières libres.
Mais l'école devait être ouverte jusqu'à 22 heures
et cela permettait d'espérer qu'on pourrait suivre le plan.
Pendant quelques jours, les choses allèrent merveilleusement
bien. Tout le monde était présent aux cours. Tous s'inscrivaient
à presque toutes les matières libres. Art dramatique, musique,
poterie, psychologie, philosophie, jazz, tout avait un égal succès.
C'était passionnant de suivre les maîtres dans leur travail
et de nous rencontrer en ce nouveau contexte. Dans l'école régnait
une activité intense et multiforme.
Dans le bureau aussi: nos six mètres carrés
ne désemplissaient pas. On y tenait bien à une dizaine, les
uns assis sur la table, les autres par terre. Le téléphone
ne cessait de sonner: on appelait des élèves, qu'il fallait
trouver quelque part dans la maison, au grenier ou chez Kalle P. Nous nous
mettions en chasse ... et ce fut une de nos premières expériences:
dans une école démocratique, l'accès des élèves
au téléphone est une nécessité.
De temps en temps les téléphones des élèves
étaient interrompus par un coup de fil du directeur de l'école
communale qui nous signalait la conduite de nos élèves dans
le « paysage » de son école.
Dans ce contexte, Bjorn et moi travaillions avec toutes
sortes de problèmes, petits et grands. Pas d'aide au bureau, pas
d'argent, mais des dettes un peu partout. Les gens voulaient des repas
chauds à l'école, sinon comment auraient-ils pu rester là
toute la journée? Ils voulaient un plus grand nombre de W.C.; il
y en avait un pour cent quatre-vingts personnes ... et jamais il n'y en
eut davantage! Les planchers commençaient à se salir et à
se dégrader. Il était presque impossible de recruter du personnel
pour nettoyer. Quelle femme de ménage se serait accommodée
de ces conditions insolites?
Il fallait se procurer des livres, une fois que maîtres
et élèves étaient tombés d'accord sur un choix;
mais nous n'avions pas d'endroit où les caser. Nous n'avions ni
craie, ni essuie-mains, cent autres choses nous faisaient défaut.
Et il nous manquait encore des maîtres, des professeurs
d'anglais pour la troisième, de français pour la seconde.
Chacun de ces problèmes et tant d'autres, une bonne vingtaine de
personnes - tous étant co-responsables - se les posait chaque jour.
Et dans ce quotidien, des grésillements devenaient
tout à coup perceptibles. Nous avions allumé une mèche,
la détonation allait suivre.
Le travail ne se faisait absolument pas d'après
«le» plan.
Il n'y avait aucun plan ... La dégradation commençait
et la désertion. Les élèves restaient assis dans les
couloirs. Ils s'y plaisaient. Des cours, ils en avaient suivis pendant
des années, ils les connaissaient trop bien. Et nos cours n'étaient
pas tellement différents ...
Où étaient nos belles idées, nos
magnifiques arrangementsmaison? Tout cela sombrait dans le chaos et
l'école ne fut bientôt plus qu'un grand lieu de réunion
avec du monde partout, sauf dans les salles de classe à l'heure
des cours. Une tabagie dans toutes les pièces, à peine pouvait-on
voir les murs. Sur le sol, papiers gras, vieux cartons de lait, cendres
de cigarettes, mégots et bouts d'allumettes voisinaient avec des
souliers, des pantoufles et de vieux habits. Des élèves apportaient
des objets drôles trouvés au marché aux puces. Notre
maigre matériel scolaire était abondamment utilisé
... en guise de jouets. Autour d'une machine à copier et d'un appareil
de projection, qu'on nous avait prêtés, se rassemblaient des
groupes d'amateurs avides. C'étaient des instruments chers et nous
n'étions pas sans crainte, mais où les mettre à l'abri?
Puis ce fut la guerre des affiches. Il allait y avoir
des élections communales, et les affiches se succédaient:
parti socialiste populaire et communistes un jour, droite le lendemain.
Les partis du Centre étaient peu représentés.
Ensuite vinrent les guitares; on les entendait partout,
accompagnant des chants. Cela ne manquait pas de charme.
Les jeunes se plaisaient manifestement dans cette école;
ils avaient enfin ce qui leur manquait le plus: un «lieu »,
un lieu où l'on pouvait vivre, où personne ne vous guettait
pour vous surprendre en train de fumer, où il n'y avait pas de maman
pour vouloir toujours qu'on range. Un lieu où l'on pouvait se réunir
et bavarder, chanter et jouer de la guitare, écouter des disques
sans s'entendre rabâcher qu'il y a des devoirs à faire ...
, où l'on pouvait jusqu'à 22 heures rencontrer d'autres jeunes
et aussi avoir des conversations sérieuses avec des adultes. C'était
un lieu - et je le remarquai vite - où l'on disait: «Dis donc,
Masse », à quelqu'un qui était une espèce de
« Proviseur ». Il me fallait parfois une heure et demie pour
quitter mon bureau et me trouver dans la rue ; sur mon passage il y avait
toujours une foule d'élèves ayant des questions à
poser. Je voyais bien, de loin, qu'ils se creusaient la tête pour
en trouver une et pouvoir me dire: « Dis donc, Mosse!»
Merveilleuse liberté pour laquelle nous nous étions
battus! Fumer n'importe où sans complexe, salir, abîmer, mettre
du désordre, écouter des disques à pleine force sans
souci de ceux qui travaillent à côté, et maintenir
sans restriction son droit à agir ainsi ... N'avait-on pas adopté
la démocratie? La liberté ne devait-elle pas être liberté
pour tous? L'étroitesse des locaux, l'existence d'autres personnes,
en quoi ces bagatelles pourraient-elles y mettre une sourdine?
Toutes ces choses si secondaires pour la liberté
paraissaient si essentielles dans l'ivresse du moment! C'était vraiment
une ivresse, en ce sens aussi que des arguments logiques n'avaient aucune
prise sur elle. Le fait que ces élèves confondaient ces petites
licences avec la liberté en dit long sur ce qu'ils avaient vécu
dans leur ancienne école. La liberté, pour eux, c'était
avant tout se débarrasser d'entraves, de mille détails sans
intérêt, de plaintes incessantes, de l'ennui.
Avant tout, la liberté, c'était n'être
pas contraint d'aller aux cours.
Pas de cloche dans notre école. Mais il y avait
un horaire des cours. Il avait été adopté par tous,
et la plupart des maîtres essayaient de le suivre. Un certain nombre
d'élèves essayaient aussi, mais avec le temps bien sûr
il y en avait de moins en moins ...
Dans les classes, les maîtres avaient des matières
à traiter selon un programme traditionnel, mais - c'était
pour nous tous une exigence - en employant des méthodes nouvelles;
seulement personne ne savait lesquelles. Il nous fallait maintenant les
trouver ensemble avec nos élèves; mais leurs réactions
étaient si diverses qu'elles nous désarçonnaient.
A mon cours de norvégien en troisième, un des meilleurs élèves
de l'école fabriquait des avions de papier qu'il lançait
en l'air. Aucune réaction chez les élèves. Je n'avais
aucune idée de l'attitude à prendre en un tel cas. Et je
faisais comme la plupart de mes collègues: rien.
La démocratie à l'école n'impliquait-elle
pas aussi la liberté d'expédier des avions en l'air pendant
les cours, si l'envie vous en prenait? Un savant pédagogue à
qui je racontais cette affaire me disait que si j'avais lu tels ouvrages
pédagogiques j'aurais connu la seule réaction juste: faire
concurrence à mon élève en lançant moi aussi
des avions de papier!
Les choses n'étaient pas aussi simples. Peut-être
une telle réaction aurait-elle été magnifique dans
une école traditionnelle, peut-être aurait-elle fait choc
sur les élèves. Mais dans la situation présente elle
eût été artificielle et sans effet: je n'avais ici
aucune envie d'engager un match à coups d'avions de papier!
Les gens qui nous regardaient, et sans bienveillance,
de l'extérieur pouvaient bien alors nous dire ce qu'il aurait fallu
faire ... et nous aussi nous pourrions le dire après coup!
Nous faisions tant d'erreurs et de gaffes! Nous étions
tellement pris au dépourvu! Je crois cependant que nous avons eu
raison d'intervenir le moins possible, de laisser les choses aller leur
train, et de ne pas recourir aux recettes.
Car, de recette, il n'yen avait pas de valable. Nous n'avions
aucun modèle, personne à qui nous adresser, personne à
qui demander conseil et aide, parce que personne n'avait l'expérience
d'une situation comparable. Pas même A.S. Neill, de Summerhill, car
il travaille, lui, avec des plus jeunes. Nous étions en terre inconnue,
où nous ne pouvions que tâtonner et faire nos expériences.
Nous nous plaignions bien un peu en ce temps-là
d'avoir si peu de maîtres expérimentés. Je crois maintenant
que ce fut une chance. Avec des gens expérimentés, nous serions
vite retombés dans de vieilles habitudes et nous aurions gâché
le départ d'une ligne de conduite nouvelle.
Naturellement, élèves et professeurs commençaient
à réagir, de manière plus ou moins traditionnelle.
Des conflits naissaient autour de nous et parmi nous. En nous le goût
invétéré de l'ordre et la mentalité conservatrice
se défendaient contre le désir de frayer des pistes neuves.
Alors vint l'explosion: la boîte de fer-blanc éclata
en mille morceaux. La boîte de fer-blanc, c'était le vieux
système scolaire qui nous enserrait encore de tant de manières:
programmes, horaires, examens; conceptions instinctives et irrationnelles
du devoir et de la responsabilité; exigences traditionnelles à
l'égard de nous-mêmes et des autres. Pour nous permettre de
commencer, les autorités nous avaient imposé, avec leurs
exigences et leurs conditions, la boîte de conserve. Nous l'avions
tant bien que mal acceptée, car nous ne savions pas encore avec
quoi la remplacer. Et aucun de nous ne pouvait aller seul à la découverte,
nous devions trouver ensemble le chemin et pour cela il fallait du temps.
Nous avions placé un feu d'artifice de liberté
dans la vieille boîte, et il arriva ce qui devait arriver.
Certains élèves sentirent que c'était
leur responsabilité de faire marcher l'école, comme il se
devait dans une école non autoritaire. Ils y mettaient un cran héroïque
et presque désespéré. Je vois encore Anniken et Christophe,
pâles et fatigués, le soir, en train de mettre un peu d'ordre.
Et, avec quelques autres, descendant des chargements aux trois poubelles
de la cour bientôt débordantes, rassemblant des centaines
et des centaines de bouteilles de Coca-Cola vides, s'efforçant de
garder leur bonne humeur et la mienne. Pourtant les choses se gâtaient,
c'était inévitable. Ils étaient trop peu et les autres
trop nombreux.
Ces autres plus nombreux c'étaient d'abord les
révoltés actifs, en rébellion contre tout et tous,
contre tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, leur rappelait
la vieille école; revendiquant une liberté sans entrave,
passant volontiers une heure entière à discuter sur l'obligation
ou la non-obligation de ramasser les choses derrière soi, mais se
désintéressant complètement du devoir d'assister aux
cours, ou de faire preuve de quelque égard pour autrui ...
Il y avait aussi le groupe des totalement passifs, ceux
qui avaient pris leurs distances par rapport à tout, nous compris;
qui cependant étaient là, mais sans plus. Ils rêvaient
de nirvanâ et le trouvaient. Beaucoup se droguaient.
Il y avait les moralistes, ceux qui, n'arrivant pas à
travailler dans les conditions que leur faisait l'école, en avaient
mauvaise conscience. De ce conflit intérieur ils en arrivaient à
blâmer et injurier ceux qui n'y arrivaient pas non plus. Sans doute
cela soulageait-il leur conscience: ils faisaient ainsi quelque chose pour
l'école ...
Il y avait encore les « prophètes du jugement
dernier ».
Ils ont toujours suivi l'école comme son ombre.
« Il y a tant de gens malheureux ici, cela ne peut que sombrer »,
déclarent-ils, assis dans leur coin, faisant planer sur toute chose
un nuage de catastrophe. Dans un milieu comme le nôtre, si restreint
et si fragile, l'atmosphère qu'ils créaient se répandait
vite!
Mais la plupart des élèves ne disaient presque
rien, essayant seulement, dans ce chaos, de faire quelque chose. Plusieurs
me racontèrent plus tard qu'ils étaient terrifiés.
Tyrannisés par les grands parleurs, exténués par tout
ce désordre, ils devenaient passifs, n'osant pas se faire entendre.
Le milieu les écrasait. Dans la suite certains d'entre eux deviendraient
nos meilleurs appuis.
Et, dans tous ces groupes, des jeunes avec de graves problèmes
personnels, qui appelaient une aide.
Tout cela ... Comment aurait-il pu en être autrement?
L'école était elle-même le produit
d'un temps de révolte, un temps où la jeunesse protestait
à grands cris contre tant de choses dans notre vieille société
sclérosée et insensible. La révolte avait des visées
si diverses, quelques-unes bien obscures. Seul était clair ce sentiment:
tout cela, on n'en voulait plus. Et ils étaient tous rassemblés
chez nous, ceux qui calmement savaient où ils allaient, et tous
ceux qui ne savaient que se cogner "aux murs. C'est pourquoi, aussi, les
aspirations étaient si nombreuses et si difficilement conciliables.
Certains s'attendaient, dans le fond, à une école
pareille à l'ancienne, mais beaucoup plus efficace. D'autres, à
un sanctuaire pour drogués. D'autres encore réclamaient qu'en
deux semaines nous changions le système scolaire norvégien,
ou qu'en trois nous mettions en place la révolution mondiale. Et
presque tous s'attendaient à ce que leurs aspirations personnelles
soient comblées le jour même où s'ouvrirait l'école.
Quelques jours après la rentrée, deux affiches
apparaissaient dans le couloir sur la porte du bureau: l'une avec une tombe
et une croix, et l'inscription: « La démocratie à l'école
est décédée le 5 septembre 1967.) Et l'autre: «
La bureaucratie à l'école est ressuscitée.»
L'impatience est la force des jeunes. Mais qu'elle peut être lourde
à porter!
Ceux que les élèves écoutaient, c'étaient
les rebelles aveugles, les prophètes du jugement dernier et les
moralistes, quand de temps à autre ils se réveillaient. Ces
trois groupeslà avaient la parole, les autres ne se faisaient
guère écouter.
Les élèves les plus anciens et les plus
conscients avaient choisi une certaine passivité. Tom s'en tirait
ainsi: les anciens n'auraient à passer qu'une années dans
l'école, ils auraient contribué à en créer
les structures, il serait antidémocratique de vouloir forger
ce qu'elle serait dans l'avenir pour les autres. Mais nous, au creux de
la vague, nous aurions tellement eu besoin que le groupe de ceux qui partageaient
loyalement nos idées fasse contrepoids à tous ceux qui étaient
venus sans rien savoir que leur rage contre tout ce qui ressemblait à
une école!
Il était normal que notre sympathie aille alors
vers tous ceux qui s'employaient de toutes leurs forces à empêcher
la désintégration de l'école. Sans eux nous n'aurions
pu survivre à la première année. Nous ressentions
comme une affligeante déloyauté, en ces jours où nous
luttions pour notre survie, la défection de tant de gens qui nous
lâchaient dans les petites tâches quotidiennes. Certains d'entre
nous faillirent y perdre cœur. Mais, après coup, nous voyons bien
que ces lâcheurs aussi étaient nécessaires. Sans eux
la boîte de fer-blanc n'eût pas explosé, en tout cas
pas d'une manière aussi spectaculaire.
Le prix était-il trop élevé? Peut-être
eût-il pu être plus bas, mais comment le savoir puisque nous
ne savons pas encore ce qu'il nous rapportera? Quoi qu'il en soit, il est
vain de récuser l'apport des uns et des autres. Le fait qu'ils étaient
là, tous, ne nous laissait d'autre issue que de laisser aller les
choses ... Et les choses suivirent leur cours. Les groupes se confrontaient.
Les fidèles, les loyaux étaient attaqués par tous
les autres. On les appelait Il les tantes » - ce qui les ulcérait.
On vit apparaître une autre catégorie, « les assis du
couloir », qui n'étaient guère appréciés
non plus. La discussion s'échauffait de plus en plus, l'école
ressemblait de moins en moins à une école.
Le 2 novembre, ce fut l'explosion. Elle se produisit au
cours d'une Assemblée générale qui dura quatre heures.
(Elle figure d'après les bandes enregistrées, dans le livre
Le
Lycée expérimental à l'œuvre. Mais le livre ne
peut rendre la violence des sentiments qui éclatait dans les voix.)
Le conflit ne fut pas résolu, il ne l'est pas encore. Mais des problèmes
furent clarifiés et les sentiments purent s'exprimer.
En certains domaines il y avait du mieux. Apparemment
la démocratie existait. L'administration quotidienne de l'école
par le Conseil, où figuraient élèves, maîtres
et directrice, fonctionnait beaucoup mieux que nous n'avions espéré.
Les élèves faisaient un travail honnête et utile en
toutes les questions abordées par le Conseil. L'Assemblée
générale fonctionnait aussi, avec plus ou moins de bonheur:
les problèmes n'en sortaient pas toujours plus clairs ni tous les
sentiments mieux exprimés; on se perdait quelquefois en bagatelles,
on s'embourbait. Mais en comparaison de ce que les observateurs avaient
attendu, les choses allaient très bien. On pouvait y parler de tout,
des soucis petits et grands.
Rétrospectivement une autre évidence apparaît:
les formes nées de nos propres besoins étaient au banc d'essai.
Il était nécessaire que les anciennes sautent dans notre
feu d'artifice de liberté; ainsi seulement nous en trouverions de
nouvelles.
Qu'attendions-nous de la démocratie et de la liberté
à l'école? Je n'en sais plus rien à présent.
Comment savoir après coup ce qu'on pensait avant de faire l'expérience
qui a transformé votre vie? Nous savions que ce serait difficile,
mais savions-nous à quel point?
Ce que d'autres attendaient, c'était manifestement
ceci: l'école démocratique et libre (mais avec les horaires,
les programmes et les examens traditionnels) devait être organisée
et fonctionner exactement comme n'importe quelle autre école. Si
les élèves ne venaient pas aux cours, c'est qu'ils avaient
trahi. Si l'école ne fonctionnait pas « normalement »,
c'était la preuve que la liberté responsable était
impossible.
Mais qu'est-ce donc que cette liberté qui ne donne
aux gens rien de plus que ce qu'ils avaient avant d'être libres?
Que les élèves restent assis à leurs pupitres uniquement
par loyalisme à l'égard d'une cause ou d'un maître,
ou qu'ils y restent par crainte des sanctions et des mauvaises notes, on
est toujours au stade de la vieille école. Ils ont certes appris
un certain loyalisme, mais le système reste identique.
Nous pouvons donner la liberté aux hommes. Mais
sommes-nous pris de panique s'ils en usent?
LA VISITE DES INSPECTEURS
C'est exactement à ce moment-là, au moment
où explosait la boîte de fer-blanc dans un tourbillon de trente-six
mille chandelles, que les gens du Ministère vinrent voir si l'OEUVRE
était parfaite, si nous avions réussi à instaurer
la démocratie à l'école en huit semaines.
C'était le 2 novembre, jour d'Assemblée
générale. Dès le matin, la tension régnait.
Tous le sentaient, c'était l'heure du destin, l'existence même
de l'école était en jeu. Dans les couloirs en ébullition,
ce n'était partout que paroles dures et amères, paroles de
tristesse et de colère. Pas question de programmes ni de cours ce
jour-là.
Avant 9 heures, sans préavis, arrivaient deux
délégués du Conseil des lycées qui devaient
présenter un rapport au Ministère. Ils traversèrent
le couloir dans un nuage de fumée, un fort vent d'échanges
orageux et un désordre indescriptible.
Le rapport devait contenir cette phrase: « Les
deux représentants du Conseil ont trouvé la situation bien
plus mauvaise que ce qu'ils avaient pu imaginer. » Qu'avaient-ils
donc bien pu imaginer? Quelles idées se fait-on de l'école,
et de la réalité de la jeunesse quand elle se montre telle
qu'elle est?
Cette situation, auraient pu dire certains, était
importante et intéressante justement parce que personne n'aurait
pu l'imaginer. Les représentants du Conseil, eux, se cantonnaient
dans leurs catégories toutes faites sur l'allure que doit avoir
une école.
« La liste des absences n'était pas tenue
à jour. Sur un tableau il y avait des fautes d'orthographe. Un élève
faisait fonction de maître-assistant et les représentants
durent l'aider. La directrice de l'école était absente. Il
y avait un écart accablant entre le nombre des élèves
présents et l'effectif de la classe. » Rien qui corresponde
à l'image qu'on se fait d'une école ...
L'Assemblée générale allait avoir
lieu, le règlement de comptes en famille. Comment se passerait-il
en présence d'observateurs ?
Herman donna des explications et les deux délégués
se retirèrent, sur la promesse qu'on leur ferait entendre la bande
qui serait enregistrée.
La semaine suivante, ils revinrent pour voir la directrice
de l'école. Et l'on note: « Elle demanda à l'un des
professeurs de l'accompagner, à cause, disait-elle, de son manque
d'assurance. »
C'est bien vrai que j'avais dit cela. Oui, je me sentais
sans assurance et il me semblait souhaitable qu'Herman participe à
la conversation. Si j'avais le courage de l'avouer devant ces étrangers,
c'est que j'avais déjà beaucoup changé, sans doute
sous l'influence des jeunes. Mais que cela figure dans le rapport, je n'y
avais pas pensé. Etait-ce si important? et si étonnant? D'ailleurs,
pourquoi manquais-je d'assurance? Le savoir eût peut-être été
intéressant...
Mais il y avait des choses qui ne figuraient pas dans
le rapport: Lissen, qui avait fait griller du pain sur son pelit appareil
au fond de la classe et qui, avec un sourire - à mi-chemin de la
confiance et de l'effroi --, leur avait offert sur la main une tranche
toute chaude avec du bon beurre dessus. Et l'ambiance de la pâtisserie
Kalle P. où nous les avions invités à prendre une
tasse de café et quelques gâteaux (qu'ils tinrent absolument
à payer eux-mêmes): la salle remplie de jeunes un peu excités
se lançant des plaisanteries à la limite de l'insolence,
les représentants du Conseil forcés de s'avouer qu'ils s'amusaient
bien, et nous-mêmes, heureux qu'ils passent, en tout cas, un bon
moment chez Kalle P ...
Le rapport ne disait rien de tout cela, il n'avait pas
de rubriques pour ces petites choses-là: pour la confiance et la
générosité de Lissen, ni pour les petits cafés
où élèves et professeurs se rencontrent pour la détente
et pour les discussions ... Et surtout pas de rubriques pour les passions
qui se déchaînent quand un groupe de jeunes se trouve affronté
à une nouvelle forme de responsabilité.
Tout cela ne pouvait figurer sur leurs listes, car ce
que nous étions en train de faire, c'était justement d'établir
une toute nouvelle liste de ce qu'on devait trouver dans une école.
Et aucun de nous d'ailleurs ne savait encore ce qui figurerait sur la liste.
Peut-être quelque chose sur l'ouverture et la confiance, quelque
chose sur le fait qu'apprendre et vivre ne peuvent être séparés,
et peut-être aussi sur ce que doivent être les autorités
... Pourquoi manquais-je d'assurance? Pourquoi l'école tout entière
était-elle si intimidée et si nerveuse en leur présence?
A la visite suivante, les élèves se précipitèrent
dans les classes pour les cours. Un de nos fidèles se fit «
élève » dans trois classes au cours de la journée
pour faire du remplissage, se mettant au fond pour n'être pas reconnu.
Panique dans un secteur: il y avait dans la salle plus d'élèves
présents que de chaises!
Pourquoi Anniken avait-elle pleuré pendant des
heures à la maison, après son entretien avec un des visiteurs?
Cet homme avait certainement pensé lui parler amicalement, pourquoi
avait-elle ressenti cela comme un interrogatoire qui lui ferait avouer
les faiblesses de l'école? Anniken qui était la dernière
à pouvoir mentir... Pourquoi avions-nous peur? Après tout
nous ne faisions rien de mal. Voulant expérimenter la démocratie
à l'école, nous y dépensions toutes nos forces, et
un peu plus. Et nous le savions, si nous avions pu, en huit semaines, réaliser
une école au goût du Conseil des lycées, nous aurions
dépensé en pure perte les fonds mis à notre disposition.
Nous nous sentions pourtant au banc des accusés, mis en demeure
de nous justifier. Le ton du rapport est significatif: « La directrice
de l'école avoua qu'elle s'était trompée ... »
-- « Il fut nécessaire de lui préciser que ... »
Bien sûr, le Conseil des lycées est l'organe
consulté par le Ministère pour tout ce qui concerne les lycées.
Nous avions reçu de la société des fonds, des fonds
importants; nous avions --- dans leur idée du moins - la responsabilité
de jeunes; il était naturel qu'on nous contrôle. Les deux
représentants faisaient leur devoir, et ils le faisaient consciencieusement.
En quoi avons-nous des raisons de nous plaindre?
Eh bien oui, nous avons, j'ai des raisons. Nous aussi
faisions notre devoir, et de notre mieux. La tâche était difficile.
Les élèves et leurs parents, des Norvégiens conscients
et évolués, avaient souhaité qu'elle soit entreprise,
et la société nous avait donné le feu-vert.
Quand nous nous sentons débiteurs, c'est que quelque
chose cloche. Et d'abord, c'est que nous sommes tous les produits d'une
certaine formation, d'une société où est profondément
ancrée dans les consciences la honte d'être « mis au
coin » ; cette honte remonte à la surface dans les contacts
avec l'autorité. Mais cela ne suffit pas comme explication. A vec
les années nous avons rencontré toutes sortes d'autorités,
et nous avons appris à les aborder la tête haute.
Pour attaquer 1e mal à la racine, i1 nous faudra
bien un jour sortir de ce cercle vicieux qui consiste à ployer la
nuque et puis à faire ployer celle des autres.
Si nous nous tournons vers les représentants du
pouvoir, ceux qui incarnent l'autorité, nous trouverons chez eux
une partie de l'explication: ils définissent mal les frontières
de leur compétence. Il nous faut accepter que la société
ait des organes de contrôle et que ces hommes aient de l'autorité.
Ce sont en général des experts qui connaissent telle matière
rnieux que la plupart des gens, et c'est là une source objective
de leur autorité. Mais quand des hommes se voient conférer
tel grade qui leur donne un pouvoir, il arrive souvent qu'ils changent
en tant qu'hommes, que leurs réactions changent. Ils deviennent
des autorités et surélèvent leurs personnes bien au-delà
du domaine où ils sont compétents.
Je prétends que, touchant l'essentiel de notre
action, beaucoup de membres du Lycée expérimental étaient
plus experts que les gens du Conseil des lycées. En tout cas, dans
ce domaine, qui était une terre inconnue, nous, nous avions travaillé.
Nous ne pouvions espérer qu'ils nous comprennent. Mais nous étions
en droit d'attendre qu'ils aient des questions à nous poser dans
le domaine qui était le nôtre; que nous puissions parler ensemble,
en égaux, des problèmes qui étaient les nôtres.
Je fis un essai. J'essayai de leur dire que, si
tout n'était pas dans l'ordre souhaitable, c'était que, en
tel ou tel cas, je ne pouvais pas, comme directrice, frapper du poing sur
la table et exiger qu'on obéisse à mes ordres. C'eût
été briser quelque chose d'essentiel. La réponse fut
un sourire de compassion et le rapport note: « Cela semblait manquer
d'ordre, de contrôle et - d'autorité » (le tiret est
du Conseil des lycées).
Et, c'est bien évident, cela manquait d'autorité
à la bonne vieille manière, celle qui avait été
l'épine dorsale de l'école, pour ne pas dire son corset de
fer, pendant mille ans.
Il nous fallait élaborer de nouvelles formes d'autorité.
Des formes qui amèneraient peut-être les élèves
à sentir les choses tout autrement, le jour où eux-mêmes
seraient investis d'une « autorité ». Tous ceux qui
exercent une autorité dans ce pays en ont connu, durant leurs années
scolaires, uniquement la forme qu'eux-mêmes exercent maintenant.
Est-ce à cause de ce sens donné à
l'autorité qu'ils en viennent à se mettre au-dessus de cette
réalité humaine élémentaire que sont les égards
réciproques? Et ceci concerne non seulement les autorités
à l'ancienne mode, mais aussi les experts et les hommes de science:
cette manière qu'ils ont d'utiliser à notre insu nos paroles
et nos réactions dans le sens de leurs intérêts.
Les élèves du Lycée expérimental
réagirent violemment quand ils retrouvèrent dans les journaux
les arguments de leurs discussions de couloirs, avant la grande Assemblée
générale. Les « représentants » s'étaient
tenus à proximité, ils avaient noté des propos d'élèves
et les avaient transcrits dans leur rapport. « La rose rouge est
en train de se faner, étouffée par les mauvaises herbes »,
avait dit l'un d'entre eux - qui aimait pourtant sincèrement l'école.
Il avait dit cela à un de ses amis dans une sorte de désespoir.
Il fut outré qu'on ait usé de son propos pour nuire à
une cause à laquelle il s'était donné à fond.
Dans mon bureau, on me posa aussi des questions sur la
drogue.
L'idée ne me vint même pas de dire autre
chose que ce que je savais: nous n'avions que trop de problèmes
sur ce point. Je le compris plus tard, ils ne cherchaient pas à
se renseigner, ils étaient parfaitement au courant, mais ils voulaient
savoir ce que je consentirais à en dire.
C'est ainsi qu'entre pédagogues adultes on traite
d'un grave problème de la jeunesse.
Après la première année scolaire,
le jugement tomba sur mon travail, décrété par onze
membres adultes du Conseil des lycées:
« Pour que Mosse Jorgensen puisse continuer à
diriger le Lycée expérimental, il faudra qu'elle veille exactement
à ce que les conditions de bon fonctionnement du lycée soient
scrupuleusement respectées, et elle devra consacrer plus de temps
à la direction administrative et pédagogique de l'école.»
Ce sont là accents de la vieille école, qui vivent encore
en nous-mêmes: « ... Pour que Pierre puisse suivre la classe
l'année prochaine, il lui faudra travailler davantage son allemand
et ses mathématiques ... »
Bénis soyez-vous, Ingrid, Knut et Jan, en moi
vivent aussi vos gais visages!
Christiane
ROCHEFORT
"Les
enfants d'abord"(chap.1) -
1975.
Sommaire
7 - Avertissement
9 - Point d'information, en guise d'exposé
des motifs
11 - Welcome
15 - L'Entreprise mondiale d'exploitation
La mécanique du jeu - Les parents pris
au piège - Point d'ordre.
21 - Exploitation
de la condition parentale
Quelques millénaires en quelques lignes
- Le patriarche dépossédé - Exploitation - Triste
fin du patriarche - Ambiguïté de la condition d'officier subalterne
- La politique de l'éducation - Le pouvoir - Le devoir d'aimer et
de rendre heureux - Divorce !
39 - Les enfants: une oppression très
spécifique
Mesures - Universalité - Spécificité
- Objets - Inconnus et pourtant définis, épistémologie
- Non-identité - Temporaire éternel - Régime - Pas
d'alternative - Bases réelles, analyse de classes - Dictionnaire
du Maître, ou génie sémantique de la bourgeoisie.
59 - Pourquoi
maintenant ?
Les enfants, qui n'ont jamais eu tant de bonheur
et de pouvoir (disent les adultes), sont en réalité, maintenant,
menacés.
Par-dessus les parents, dont la non-intervention
est espérée, la Force Aveugle est en marche contre eux.Car
en dépit d'un traitement réducteur millénaire, les
enfants ont toujours la rage de vivre.
71 - Les chemins de la dépendance
L'homme le plus riche du monde, qui peut être
une femme et de n'importe quelle couleur - Les traumatismes de la naissance
- Sur une structure mentale de dominant - Coupures - Enfants et femmes:
antagonisme actuel, solidarité potentielle - Nostalgies génétiques
- Le bébé, cet inconnu - Mise en dépendance - La dépendance
la plus profonde au monde.
83 - Rapport de forces
Dressage des désirs - La laisse - L'inceste
- L'éducation.
93 - Action psychologique, ou combat contre
un adversaire ligoté
L'armée en campagne - L'arsenal des media
- La période de compromis.
101 - Dépendance légale
Le statut de mineur - Non-personnes civiles -
Incapacité civique - Anticonstitutionnellement vôtre - Justifications
de la privation de droits - La protection est toujours un alibi - A quoi
les enfants ont droit. - Attention ! réformes.
113 - Les Corps constitués
La grande expropriation - Le Corps enseignant
- Expropriation de l'environnement - Expropriatiqn du corps - Expropriation
de l'esprit - Eloge des coups de bol - Guerre contre le hasard - Corps
orienteur ou la science domestique - Ce que le QI ne mesure pas - Valeur
idéologique - Ce que le QI mesure - La culture intensive de matière
grise extra - Portrait-robot de la Nouvelle Société rationnelle
- Mais - Le Corps médical - Nos enfants! - Le caducée se
mord la queue - L'armée psy, en expansion : Travail Famille Chimie.
141 - Dépendance économique
Dorlotage obligatoire - La reconnaissance - Points
de références - Motus - Les adultes - Exploitation - Petit
supplément de dépendance - Impacts et mesures.
157 - L'amour filial
L'Histoire reprend ce qui lui appartient
- L'amour filial, tel qu'il est ordonné - Tel qu'il est ordonné
- Dosage - Le terrain - Tel qu'il est administré - L'amour pris
dans une relation de pouvoir - Litanie pour les jours lucides - Impossibilité
de l'observation L'inconnaissable amour et l'inconnaissable non-amour
- L'enfant lucide - L'ordre et désordre d'Œdipe - Les oppressions
enchevêtrées : Le plaisir - L'amour, entre parenthèses.
188 - Haldol
Christiane
ROCHEFORT
Octobre
75 - Avec Christiane Rochefort, une des premières réunions
de "Possible".