alternatives éducatives : des écoles, collèges et lycées différents
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I Obligation scolaire et liberté I Des écoles différentes ? Oui, mais ... pas trop ! Appel pour des éts innovants et coopératifs |
 

QUOI DE NEUF POUR "CHANGER" L'ÉCOLE ?

Adulte à 12 ans, ado à 33
Vieillissement, recomposition des familles, allongement   des études, chômage:
le modèle traditionnel n'existe plus.
Doit-on abaisser la majorité civique à 12 ans ?
 le corps électoral, à l'image du personnel politique, tend à devenir un vieillard qui vote conservateur.
Or, pour répondre aux défis des retraites, de la violence, du redécoupage des rythmes de travail, de l'âge d'entrée et de sortie de la vie active,
il nous faudra prendre des mesures de rééqulibrage en abaissant encore l'âge du vote.

Sa Majesté des mouches ...

Pour stimuler la "construction de leur propre société" (= "Kid Nation" !) :
chaque épisode se termine par un vote interne pour la remise d'un "prix"
(une étoile en or d'une valeur de $20 000).
"There was no sex or drugs"
Ouf.
Just money...
Great, fantastic, fun !
God bless America !

Alors, on n'a pas école aujourd'hui ?
Quand on parle de l'école aujourd'hui, on ne trouve pas de mots assez durs pour stigmatiser ses faiblesses, ses carences.
Chacun a son histoire, ses anecdotes, plus péjoratives les unes que les autres, qui ne fleurent guère la nostalgie ...
...A vrai dire, les « écoles parallèles » souffrent de ne pas mener la réflexion politique jusqu'au bout...
(1978)

Enfin, tant Oslo que les Gorguettes, démontrent que, si on joue franc-jeu avec les adolescents, le résultat dépasse les espérances.
Le C.E.S. n'a pas explosé dans une fuite en avant de revendications impossibles à satisfaire de la part des élèves:
le sentiment de leurs responsabilités a été permanent. 
C'est que, aussi, ils aimaient leur établissement, qui était devenu pour eux un lieu de vie.
Et non le lieu de mort, ce parking déshumanisé et déshumanisant, qu'il tend toujours plus à devenir aujourd'hui dans notre pays,
contre le vœu profond de la plupart de ceux qui y travaillent.
(Gérard Mendel)

L'Entreprise mondiale d'exploitation :
Le "modèle" anglo-saxon,  libéral 
... et blairo-socialiste
BRITISH WAY OF LIFE

Royaume-Uni : 35% des élèves de 11 ans ne savent pas lire

Un demi-million de «sans-logement» en Grande-Bretagne
A Londres, un enfant sur deux sous le seuil de pauvreté

Un demi-million d'enfants britanniques travaillent "illégalement"

Royaume-Uni : «tolérance zéro» et conditions de détention intolérables
Plus de dix milles jeunes délinquants britanniques sont emprisonnés
«Le bilan du Royaume-Uni en terme d'emprisonnement des enfants
est l'un des pires qui se puisse trouver en Europe.»
Tony Blair : "tolérance zéro" face aux éléments perturbateurs dans les écoles

Royaume-Uni : Ecoles fermées aux pauvres

Un rapport émis par ConfEd, (une association qui représente les dirigeants du secteur de l’éducation locale) dénonce le manque d’intégrité des processus d’admission dans certaines écoles publiques.
Des réunions de "sélection" d’élèves sont organisées,
durant lesquelles ne sont admis que les enfants "gentils, brillants et riches".
Ainsi, 70 000 parents n’ont pas pu inscrire cette année leurs enfants dans l’école de leur choix.
En écartant les élèves issus de milieux pauvres, ces établissements "hors la loi" espèrent rehausser leur taux de réussite aux examens.
Pour lutter contre ces pratiques, le gouvernement s’apprête à proposer un nouveau système d’admission des élèves dans les écoles publiques.

5 September 2005

... et moins de pauvres dans les écoles primaires catholiques.

Les écoles anglaises pourront être gérées par des "trusts"

Les Britanniques inventent l'ultrason antijeunes

Grande Bretagne : premier pays où chaque déplacement de véhicule sera enregistré.

Blairo-socialisme :
bilan globalement positif
Naître et grandir pauvre en Grande-Bretagne
est encore plus pénalisant que dans d’autres pays développés.

Royaume-Uni :Le créationnisme aux examens

Plus de 350 000 Britanniques ont quitté leur île en 2005
pour jouir d'une vie meilleure

Les jeunes Britanniques se voient vivre ailleurs
difficulté d' acquérir un logement, hausse de la fiscalité et indigence des services publics,
en particulier les transports et le système de soins.

Beuark.
Ségolène Royal rend hommage à la politique de Tony Blair.


AMERICAN WAY OF LIFE...

45 millions de personnes sans système de santé
dans le pays le plus riche du monde

Le système de santé américain est le plus onéreux parmi les pays industrialisés
et l'un des moins efficaces en terme de nombre de personnes couvertes

États-Unis : L’abstinence sexuelle renforcée
131 millions de dollars (augmentation de 30 millions) pour les programmes fédéraux vantant auprès des collégiens et lycéens américains les mérites de l’inexistence d’une vie sexuelle avant le mariage. L’évaluation nationale des bienfaits réels de ces programmes a été reportée à 2006.

Des aberrations scientifiques pour mieux prêcher la chasteté
Cette année, 40 des 50 Etats doivent faire face à diverses procédures visant à contester l'enseignement de la théorie de l'évolution dans les écoles publiques.

Quelque 6000 étudiants sont attendus sur le campus  "sans péché" (l’Ave Maria University), 
qui ne connaîtra ni préservatifs ou autre moyen de contraception, ni homosexualité, ni avortement.

Le nombre total des armes à feu en circulation aux Etats-Unis est estimé à plus de 200 millions, dont 65 millions d'armes de poing, pour une population totale de 284 millions d'habitants.
Selon des statistiques gouvernementales remontant à la fin des années 90, les armes à feu sont la cause de la mort d'un enfant ou adolescent toutes les deux heures, par crime, accident ou suicide.
En 1997, ces armes ont été responsables de la mort de 32.436 personnes,
selon ces mêmes statistiques.

La "Home School Legal Defense Association" :
Liée à l’église évangélique,
« Les croisés américains du Home Schooling »



4000 Québécois fréquentent des écoles clandestines pentecôtistes
les écoles pentecôtistes enseignent notamment le créationnisme.


FRANCE : « les plus stricts des stricts »
Présents dans huit départements (Ardèche, Drôme, Loire, Haute-Loire, Var, Gard, Rhône, Seine-et-Marne)
La vie familiale y est très normée, dans un contexte patriarcal où le père travaille à l’extérieur, tandis que la mère prend en charge l’éducation morale des enfants.
Ils ont choisi depuis quelques années de scolariser eux-mêmes leurs enfants.
Les communautés ont récemment créé un système privé de cours par correspondance, les cours du Chêne.

 

"malaise" lycéen...
68 - 98 : LES 30 "P(l)EUREUSES".

« Profondément troublés par l’inadaptation d’un système éducatif hérité du 19° siècle, dont la centralisation excessive la rigidité et l’inertie leur apparaissent d’autant plus graves au moment où s’effectue, comme dans les autres grands pays développés, le nécessaire passage à une formation secondaire et supérieure qui doit être aussi une  formation de qualité, les membres du colloque affirment l’urgence d’une rénovation éducative aussi bien que pédagogique qui ne peut se concevoir que dans la perspective d’une éducation permanente de la nation ...»



MOSSE JORGENSEN
UN LYCÉE AUX LYCÉENS
Le Lycée expérimental d'Oslo (1975)

Traduit et adapté du norvégien par Th. Patfoort E. Rogeau et M. Massart
PRÉFACE DE GÉRARD MENDEL
LES ÉDITIONS DU CERF - Paris 1975

le "lycée expérimental" d'Oslo (préface de Gérard Mendel)

 
CHAPITRE 1
FEU D'ARTIFICE DANS UNE BOITE DE CONSERVES

MONTER UNE ÉCOLE
L'école primaire de Majorstua à Oslo est une grande école - beaucoup trop grande. C'est là que Jon Lund Hansen et Knut Boe Kielland passèrent leurs premières années scolaires. Mais il ne s'y rencontrèrent jamais.
Tous les deux étaient de bons élèves; les premières années, ils n'eurent pas de difficultés et se sentirent très à l'aise, mais peu à peu ils trouvèrent les exigences de l'école absurdes et prirent de plus en plus une attitude d'opposition. Tous deux cependant obtinrent de bons résultats à l'examen final de l'école primaire.
Par la suite, ils entrèrent à l'école de la Cathédrale à Oslo; c'est là qu'ils firent connaissance. Tous les deux y trouvèrent la situation insupportable et leurs résultats scolaires baissèrent.
En première année de lycée, Jan Lund Hansen, avec l'accord de ses parents, quitta l'école et commença à travailler comme accompagnateur sur un camion. Knut Boe KieI1and alla jusqu'à Noël de la seconde année, mais il arrêta là, et se prépara au baccalauréat tout seul.
Un commun dégoût de l'école les rapprocha: ils passaient des soirées ensemble à discuter des erreurs du système scolaire, cherchant les causes et les remèdes possibles.
 

Ils ne discutaient pas seulement, ils lisaient aussi: Platon et Rousseau, Olav Storstein et A.S. Neill. Ils cherchaient chez les pédagogues classiques des idées qui pourraient inspirer une transformation de ce système scolaire sclérosé et périmé.

L'idée leur vint d'imprimer des tracts et de les distribuer dans les écoles.

Ils lisaient aussi des œuvres politiques. Et ils commencèrent à se demander si la grève et la rébellion ne seraient pas la bonne voie. Après tout, d'autres s'étaient servi de ces moyens pour obtenir des changements. Mais ils reconnaissaient aussi que grève et rébellion ne pouvaient être employées que pendant un bref laps de temps, et que, si elles ne réussissaient pas, les choses ne feraient qu'empirer. Ils arrivèrent ainsi à cette conviction: ils gagneraient plus facilement la jeunesse en mettant sur pied quelque chose de nouveau.
Un soir Jon dit: « Et si on montait une école! »

Knut et Jon n'étaient pas seuls à penser que le lycée appelait une refonte rapide et profonde. Pendant qu'ils suivaient leurs pensées et leurs plans, des adultes écrivaient des livres sur la question. Carl Hambro éditait une anthologie intitulée Les lycéens sont-ils des hommes?, où lui­même et d'autres compétences exprimaient leur pensée sur l'école. Arild Haaland écrivait L'école sous le marteau et le professeur Arne Naess publiait son important petit livre:
Formation générale et épanouissement personnel.

Knut et Jon attaquaient le problème avec d'autres moyens. Pendant quelques semaines ils passèrent des nuits à rédiger un tract sur l'école. Comme le texte exprimait bien leur pensée, ils achetèrent pour 75 couronnes une vieille ronéo à manivelle. Ils tirèrent quelques milliers d'exemplaires de leur appel, qui contenait une invitation, pour tous ceux qui voulaient collaborer au lancement d'une nouvelle école, à contacter Jon.
Ils furent bientôt trois avec Ingrid Kviberg. Le tempérament
d'Ingrid convenait à merveille pour cette tâche: feu et flamme, elle répandit l'idée de la fondation d'une école dans le public et dans la presse. Ils distribuèrent les tracts dans quelques écoles d'Oslo et les envoyèrent à des personnalités importantes du monde de l'Enseignement.

En voici le texte:

AUX ÉLÈVES ET AUX MAlTRES
DES ÉCOLES DU SECOND CYCLE A OSLO.

Beaucoup d'élèves se sentent opprimés par les autorités de l'école et sont mécontents. Ils ont le sentiment que des gens âgés et usés leur refusent leurs possibilités d'épanouissement, l'amitié, la liberté, la sexualité, bref: leur jeunesse.
Cette vieille génération fut en son temps dans la même situation que tous les jeunes d' aujourd' hui, et les jeunes d'aujourd' hui seront d'ici quelques années la vieille génération.
Le lycée tient un poste-clef dans ce cercle vicieux. La structure dictatoriale, ce système où le maître est seul censeur et seul juge, la présence obligatoire pour les élèves, les méthodes d'enseignement sclérosées font du lycée une institution qui s'efforce de faire entrer la jeunesse dans un système autoritaire périmé, et dans laquelle le développement de la personnalité et de l'autonomie de l'élève est quasi impossible.
De ce système autoritaire découle un rapport maître-élève de type impersonnel et souvent presque hostile, il existe rarement de l'amitié entre les deux catégories, les élèves se solidarisent contre les maîtres et inversement. Le mécontentement et l'absence de liberté qui résultent de ces rapports sont un obstacle au travail pour les deux groupes.
Dans leur salle de classe, les maîtres sont enchaînés à leur haute cathèdre, des questions de prestige rendent difficile une attitude tolérante à l'égard des opinions et des propositions des élèves. Sitôt que les élèves sont acceptés dans leur personnalité, la situation d'autorité du maître se trouve menacée.

De plusieurs côtés des initiatives ont été prises. La Commission de recherches sur l'enseignement scolaire travaille à des enquêtes sur l'école. L'Association des professeurs des lycées a établi un Comité des lycées. L'Association des lycéens norvégiens a organisé un congrès national. Des débats ont lieu dans les journaux et les revues. Tout cela est positif et démocratique. Cependant ni les élèves ni les maîtres n'ont encore eu une vraie chance - ni d'ailleurs, ne se la sont donnée. Le présent appel a pour but de leur donner la possibilité de participer à la fondation d'un lycée démocratique.

Cela signifie concrètement que nous voulons travailler à l'établissement, le plus tôt possible, à Oslo, d'une nouvelle école du cycle secondaire. Dans cette école, les élèves et les maîtres auront les mêmes droits, c'est ensemble qu'ils détermineront les règles nécessaires et réprimeront les infractions, il ne sera pas donné de notes, ni de devoirs scolaires au sens habituel du mot, la présence à l'école ne sera pas obligatoire: il ne sera pas nécessaire de signaler les absences. Le programme sera établi d'un commun accord par les élèves et les maîtres. La liberté d'enseigner ne sera limitée que par les règles des examens du baccalauréat et par les compétences réelles des enseignants. Les méthodes d'enseignement et les horaires seront également élaborés de concert. Nous espérons que dans une telle école il y aura davantage de place pour l'individualité, l'épanouissement, la tolérance, davantage de place pour un travail constructif.

Notre première tâche concrète, après que nous aurons eu contact avec des élèves et des maîtres intéressés par le projet, sera de former des groupes d'étude qui s'attaqueront aux questions suivantes:
- But et programmes du nouveau lycée,
- Temps d'école et planification de la journée scolaire,
- Méthodes et matériel pour l'enseignement de chaque
matière ,
- Les devoirs et leçons,
- Les activités hors programme ,
- Travaux d'organisation pratique

Nous voulons par cet appel provoquer des changements radicaux dans un système traditionaliste. Les auteurs de cet appel n'ont pas de position officielle et ne sont pas connus. Nous savons que ce sont là deux facteurs négatifs aux yeux de beaucoup. De plus les dimensions nécessairement réduites du texte empêchent que chaque point soit traité à fond.

Mais nous savons qu'il y a dans les écoles des professeurs qui veulent des rapports meilleurs entre élèves et maîtres - et, justement, sur la base d'une large égalité des droits. Nous savons aussi avec certitude que beaucoup de jeunes partagent les opinions des signataires. En plus du but traditionnel de provoquer un débat, nous avons l'intention de rapprocher ces maîtres et ces élèves pour une action constructive.

Ce tract sera distribué dans le plus grand nombre possible de lycées et de cours complémentaires de la région d'Oslo, il sera envoyé aux journaux d'élèves et aux journaux d'Oslo, ainsi qu'au Ministre du culte et de l'Education nationale, aux commissions qui travaillent les questions de l'école et à un certain nombre de personnalités et de groupes.

... Si tu es activement intéressé par cette affaire, envoie le talon de cette feuille à Jan Lund Hansen
Erling Skjalgffonfgt. 26
Oslo 2.

L'appel était daté « Oslo, mars-avril 1966 », et signé des noms de Jon Lund Hansen, Ingrid Kviberg, Knut Boe Kiel­land.
Les signataires formaient un trio d'excellente qualité. Jon, seize ans, richement doué, plein d'inquiétude, d'esprit d'entreprise et d'imagination ardente, qu'aucune discipline scolaire n'avait pu étouffer, et qui maintenant pouvait se donner à une tâche sérieuse; Knut, seize ans lui aussi, avisé et doux, tranquille et réfléchi; et Ingrid, avec la vitalité de ses quinze ans, prête à la révolte contre toute sclérose.

Au dire de Knut, pendant que, l'hiver 1965-1966, ils travaillaient à ce tract, ils ne savaient pas très bien si c'était une plaisanterie ou « du sérieux». Ils sentaient bien au-dedans d'eux-mêmes que c'était sérieux, mais n'osaient pas pleinement le reconnaître les uns vis-à-vis des autres.

Quelques jours après la parution du tract, vint la première réponse. Elle était d'Arne Naess, professeur de philosophie à l'Université d'Oslo. Aussitôt après arrivèrent soixante autres réponses de pédagogues et d'élèves. Décidément, c'était sérieux. A vrai dire, ils n'y étaient pas préparés et ne savaient pas très bien que faire en premier.

Ingrid eut une bonne idée. Elle proposa de contacter Jo Vogt pour lui demander son aide. Jo Vogt, femme du recteur de l'Université d'Oslo, était l'une des premières à avoir répondu à l'appel. Ingrid la connaissait un peu.

Ils allèrent donc chez Jo Vogt. Ils n'auraient pu aller à meilleure adresse. Jo est, en plus d'un sens, une femme avisée. Mieux que la plupart des gens, elle a gardé la faculté de discerner ce qui dans la vie est l'essentiel. A la lecture du tract, elle avait aussitôt senti qu'il s'agissait d'une affaire sérieuse et importante.

Quelques jours plus tard on sonna chez elle, et, devant sa porte, se tenait notre trio. Ils ne savaient pas très bien quoi dire et Jo raconte: « Nous restâmes là un bon moment à nous regarder. » Ils entrèrent, et Jo sentit aussitôt qu'il lui fallait faire quelque chose. Elle avait elle-même des enfants au lycée, et, horrifiée, elle avait constaté les dommages que des méthodes d'enseignement périmées pouvaient causer aux jeunes: « Je me sentis irrésistiblement contrainte à leur donner toute mon aide », dit-elle.
 

Pendant plus d'une année, elle abandonna son atelier de céramique et les soins de sa maison, et se consacra entièrement avec ces jeunes gens à réaliser l'école qu'ils souhaitaient. Elle les aida avant tout à rassembler les gens qui voulaient et pouvaient collaborer à leur action. Elle leur fut utile aussi pour des choses pratiques. Sa maison devint leur secrétariat et leur lieu de réunions; pendant plus d'une année, elle ne désemplit pas de jeunes, de papiers et d'encre d'imprimerie, et le téléphone était toujours occupé.

Parfois son mari, le recteur de l'Université - où d'ailleurs au même moment commençait aussi un processus de démocratisation - rentrait chez lui et trouvait chacune des pièces de sa maison - jusqu'à la chambre à coucher - occupée par des jeunes en plein travail. « Je n'oublierai jamais la manière dont il accepta cela sans murmurer D, dit Jo. C'est au même moment qu'il obtint le prix Nansen pour ses remarquables travaux scientifiques. Il devait avoir une faculté toute spéciale de s'absorber dans son travail.

La chance voulut que ce soit Jo, avec sa totale absence d'esprit systématique, qui ait été la première adulte à travailler au projet. N'importe qui d'autre aurait sans doute cherché à organiser le travail et aurait tué la vitalité de l'idée sous la « bureaucratie ». Ses mains de céramiste avaient la force et la délicatesse requises.

Quand on veut se libérer d'un système, il ne faut pas en instaurer un autre. Car on ne connaît que celui d'où l'on vient, et, sans même y faire attention, on s'y laisse reprendre. Mieux vaut repartir de zéro.
Et cependant une sorte d'étrange logique interne régnait.
Une vieille boîte à thé servait de fichier. Des sympathisants envoyaient de l'argent; Jo s'en fit le comptable; les factures et les quittances étaient au fur et à mesure disposées à même le plancher: Jo est souple comme une anguille et travaille mieux à cette hauteur!
Jo et le trio sentirent vite qu'ils leur fallait adresser une nouvelle déclaration au public. Jo connaissait un écrivain qui les aida à formuler l'appel. La déclaration parut en septembre.
Activité fébrile chez Jo pour la rédaction et les expéditions.

La presse et la radio s'intéressèrent à l'affaire: on flairait le sensationnel. Ingrid et Jo parurent à la télévision.

Beaucoup de gens ont reproché à la presse et aux participants de cette campagne d'avoir fait tant de battage autour de ce projet. On souhaiterait qu'il y ait davantage d'occasions de ce genre: cela nous éviterait d'autres nouvelles « sensationnelles » plus graves et plus sinistres.

De nombreuses bonnes volontés se présentaient pour aider à créer cette école. Quelques-uns reçurent la tâche d'étudier de près le vieux règlement de 1935 sur les écoles du cycle secondaire, encore en vigueur, pour déterminer ce qui devait en être rapidement changé.

Dans le courant des vacances d'automne, toute « la boîte à thé » fut convoquée chez Knut Kielland, où se retrouvèrent des lycéens et des étudiants, des pédagogues de renom comme Carl Hambre, Arme Stai, chargé de cours à l'Université, August Lange, auparavant recteur d'une école normale - une cinquantaine de personnes environ.
Il y avait également un officiel de la politique scolaire:

Magne Skrindo. C'est l'homme des apparitions subites, éclatantes, et des éclipses non moins subites. Il dit tout bonnement: « Envoyez promener les vieux règlements! PENSEZ NOUVEAU! » Après quoi il disparut et, depuis, on ne l'a plus jamais vu ni entendu dans les parages du Lycée expérimental.

Le conseil était d'ailleurs superflu: penser en termes nouveaux, les membres de l'assemblée ne demandaient que cela, et personne ne pouvait le faire mieux qu'eux. Mais c'est après l'appel de Skrindo que les choses se mirent vraiment en route.
L'assemblée décida d'établir une commission de travail et de former des groupes qui auraient à poursuivre le projet. Un lycéen, Tom Renlov, devint président de la commission de travail; il y prit par la suite une position-clef. Ce jeune homme avait une probité et une maturité qu'on ne trouve en général que chez des hommes longuement formés par la vie. Autres membres de cette commission: Jon Lund Hansen, Ingrid Kviberg, Jo Vogt, August Lange, Arne Stai. Le secrétaire était Knut Kielland.

C'est Jon Lund qui travailla le plus aux statuts - le travail alors le plus important. Le livre de AS. Neill sur Summerhill l'avait fortement influencé. Sa proposition, fièrement intitulée « Constitution provisoire du Lycée expérimental norvégien », fut mise en discussion.

L'appellation « Lycée expérimental norvégien » fait ici sa première apparition. Personne ne sait exactement d'où elle vient. - « Du ciel », dit Jo. Elle disparut malheureusement plus tard, ce qui chagrina fort ceux qui avaient travaillé au projet. Sans doute trouvait-on au Ministère qu'elle faisait trop officiel et l'on dut se rabattre sur « Lycée expérimental d'Oslo ». Ce nom donnait à entendre qu'en d'autres endroits, également, on pouvait ériger de telles écoles; il n'était donc finalement pas si mauvais.

Les statuts élaborés par Jon se montrèrent singulièrement viables et adaptés. Actuellement, en 1970, quatre écoles sont édifiées sur cette base: le Lycée expérimental d'Oslo, celui de Baerum, le Lycée expérimental de Goteborg et le Lycée libre de Copenhague.

A l'automne 1966 eurent lieu plusieurs assemblées générales et, pour la première fois, on travailla en groupes: environ soixantes personnes par groupes de vingt à vingt-cinq.

Des contacts avec les organisations et les autorités étaient nécessaires. Jo Vogt et Knut Kidland se rendirent à l'Association des professeurs de lycée. Rendez-vous fut pris avec le président.

« Nous étions à l'heure, correctement habillés, et nous portions sous le bras le livre édité par l'Association des professeurs, le Lycée sous les feux de la rampe », raconte Jo.
Pendant qu'ils s'entretenaient avec le président, de nouvelles personnes faisaient sans cesse irruption dans le bureau; finalement tout le comité directeur de l'Association s'y trouva réuni. Jo et Knut éprouvaient une certaine gêne: ils n'étaient pas préparés à affronter toute une assemblée. Ils présentèrent la « Constitution provisoire», que ces messieurs se mirent à étudier. Ils lurent le paragraphe sur la finalité de l'école: « Contribuer à changer la forme actuelle du lycée» ; les paragraphes sur le directeur, soumis aux directives de l'Assemblée générale et du Conseil. Ils virent que l'Assemblée générale serait l'organe suprême, et qu'elle serait ouverte à tous ceux qui travailleraient dans l'école; que le Conseil serait composé d'autant d'élèves que de maîtres et assurerait la responsabilité de la vie quotidienne de l'école.

Ils levèrent les Yeux, secouèrent la tête: « Inconsistant et puéril! », tel fut leur jugement.

« D'accord, dit Jo, toujours aussi aimable, mais ne pourriez-vous pas nous aider à faire mieux? »
L'Association des professeurs de lycée ne le pouvait pas.

Tout juste acceptait-elle de « contrôler les essais» quand ils se déroulaient selon les directives du livre le Lycée sous les feux de la rampe.
Il était clair, après cet entretien, qu'il n'y avait aucune aide à espérer de ce côté-là. « Nous comprîmes, raconte Jo, qu'il nous fallait chercher et recruter nous-mêmes des maîtres. »
La Commission pour les recherches sur l'école se montra plus accueillante. Elle proposa une somme d'argent pour le matériel d'enseignement et l'installation de l'école. Le président d'alors, Hjalmar Seim, montra un véritable intérêt, mais, en raison de la situation financière de la Commission, il ne pouvait faire plus. D'ailleurs personne ne se sentait particulièrement doué pour choisir le matériel d'enseignement, et à vrai dire rien encore ne pouvait fournir matière à installation. Cet argent-là ne trouva donc jamais d'emploi.
Le soutien et l'encouragement décisifs vinrent de l'Administration des écoles de la ville d'Oslo. Le conseiller Ivar Knutson comprit qu'il fallait suivre l'affaire. Il raconte lui­même qu'il en avait tellement assez de tous ces gens qui réclamaient de l'argent pour des bagatelles, qu'il conçut un véritable intérêt pour l'activité intense de ces fondateurs d'école qui ne pensaient pas aux tarifs horaires ...
Ivar Knutson, Tore Hjulstad, son chef de bureau, et la secrétaire Bjorg Haarardsholm firent tout ce qu'ils purent au point de vue pratique. Mais plus encore, ils entourèrent ces jeunes gens de leur chaude amitié, ce qui n'était pas le moins important pour eux qui devaient maintenant mener les négociations sérieuses avec les autorités. Il existe encore, heureusement, des personnalités qui tiennent avant tout à servir et ne se contentent pas d'être les gardiens de l'ordre établi.
Restait l'instance supérieure. Pour aller au « Troll à trois têtes», au service compétent du ministère de l'Education nationale, on désigna Karl Hambro, Arne Stai et Tom Remlov. Ils devraient se rendre aussi à la Commission du culte et de l'enseignement de l'Assemblée nationale.
Arne Stai pensait bien que les statuts étaient « inconsistants et puérils». Il en rédigea une nouvelle version juste avant d'aller au Ministère et à la Commission, et Tom, qui n'était pas préparé à cette situation, ne put rien y faire.
C'est ici que la démocratie scolaire dressa la tête pour la première fois. Les jeunes n'acceptèrent pas qu'on touchât à un texte adopté par la majorité. Ils écrivirent au Ministère et à la Commission une lettre dans laquelle ils expliquaient l'affaire, et à laquelle ils joignaient le document primitif. Ils allèrent, Tom en tête, remettre cette lettre. 1.

Ce fut aussitôt le conflit sur le principe fondamental: la démocratie directe - les élèves comme autorité suprême de l'école.

« Impossible», pensaient Stai, Hambro et autres sages. « Indispensable », pensaient les autres.
La question fut discutée à fond. Des essais loyaux furent faits pour rapprocher les parties. Tom travailla à une proposition de statuts qui puisse réunir les points de vue. Mais il apparut vite qu'on se trouvait devant une véritable alternative. Il fallait jouer le jeu de la démocratie directe. Une demi­mesure ne pouvait que compromettre l'entreprise.
En décembre, on tint une grande réunion dans une salle au dernier étage du bâtiment administratif de l'Université d'Oslo. Le combat fut dur, mais les plus âpres ne furent pas les lycéens ... L'affaire fut réglée: à quarante-neuf voix contre neuf, la démocratie directe fut adoptée.
Hambro et Stai se retirèrent.
C'est alors que je rencontrai ce qui allait être ma destinée pour les années à venir. Cet automne-là, à l'école de Norstrand où j'avais travaillé pendant neuf ans, des élèves de seconde s'attardaient à discuter après les classes près du pupitre du maître. Ils parlaient de cette école qui allait se fonder et dont j'avais entendu parler à la télévision. J'avais été frappée par la force de Jo et d'Ingrid, et j'avais saisi le sens et la profondeur du premier tract. Je me promettais de suivre avec intérêt cette initiative passionnante. Mais j'étais persuadée qu'une foule d'enseignants plus qualifiés que moi se présenteraient, et j'étais franchement jalouse de ceux qui auraient la chance de commencer.
Quand les élèves me demandèrent si je voulais en être, je leur répondis que ce serait bien volontiers, mais qu'on ne manquerait certainement pas de gens plus qualifiés que moi. Mais ils ne voulaient pas entendre raison, et un beau jour, je reçus une lettre de convocation à une réunion de maîtres pour le lycée expérimental. Je supposais qu'il s'agissait d'un malentendu, mais la curiosité fut la plus forte et j'y allai.
Il y avait là une foule de jeunes et un petit nombre de personnes plus âgées. Très peu de professeurs patentés s'étaient dérangés. On nous demanda si nous aimerions travailler dans cette nouvelle école. Beaucoup acceptèrent de donner des cours par-ci par-là, mais presque personne ne voulait s'engager pour un poste à temps complet. Quand on s'adressa à moi, je répondis que, si je devais travailler là, je voulais le faire à plein temps, que je ne pourrais me partager entre cette expérience et ma vieille école, mais que je n'étais pas encore décidée (du moins le croyais-je ... ).
Ma réponse avait dû tomber en bonne terre: quelques jours plus tard, je rencontrai en ville des gens qui me félicitèrent pour ma nomination au poste de directrice.
C'est ainsi qu'on devient directrice d'un lycée expérimental!
En fait, ce ne fut pas tout à fait aussi simple. On forma un comité pour les nominations. S'y trouvaient des élèves, des étudiants, August Lange et la psychologue Ruth Froyland Nielsen. Ce comité tint un certain nombre de réunions chez l'architecte Grete Bull. A tous les professeurs qui avaient demandé un poste au lycée, on proposa de prendre la direction. Un seul en dehors de moi eut la folie d'accepter.
Nous fûmes donc interviewés par le comité. La situation était délicate, insolite aussi bien pour le comité que pour moi. Jon Lund m'observait, simplement. C'était là sans doute sa manière à lui de faire son test.
Ruth Froyland Nielsen me demanda: « Comment réagis­tu lorsque tu es en colère? » J'ai compris plus tard que c'est une très bonne question, à condition d'être capable de juger la réponse.
Après ces interviews, un certain nombre de professeurs furent engagés, quelques-uns de manière ferme. C'étaient Erling Laegreid, Nils Braanaas, Niens Hertzberg et Harald Jèirgensen. Mais il y avait des lacunes terribles surtout du côté des professeurs de sciences. En revanche, deux cent trente élèves se présentèrent; or nous n'en avions envisagé que cent cinquante, avec deux groupes pour chaque classe!

En décembre, on nomma un comité chargé d'élaborer un plan-cadre pour l'école. Nous avions pensé, naïvement, qu'il nous suffisait de joindre à la demande officielle du feu vert les statuts et une prévision de budget. Mais il était clair que les autorités voulaient en savoir plus.
En janvier, nous envoyâmes une demande au Ministère et à la Direction des écoles afin de pouvoir commencer à l'automne ; y étaient joints les statuts, le plan-cadre et un budget que le dévoué chef de bureau du directeur du Conseil de l'enseignement avait calculé pour nous et qui s'avéra tout à fait réaliste.

Il avait fallu rédiger ce plan-cadre en toute hâte. Cela se passa ... sur ma table de cuisine, un soir de janvier. Ingrid Kviberg, une élève, Tone Jacobsen, un étudiant en théologie, Johannes Hertzberg et moi-même y passâmes la nuit, et fîmes un brouillon que je tapai à la machine le lendemain.
Ce maigre plan-cadre fut jugé insignifiant par les autorités.
Il contenait pourtant des idées sur la collaboration des élèves, la liberté d'organiser des réunions, le travail en groupes, l'introduction d'activités créatrices et de matières libres, sur une école ouverte toute la journée, etc.; oui, vraiment il contenait de quoi travailler pendant des années, sans être pour autant contraignant pour nous et risquer de trop nous lier. En effet parler de planification c'est toucher à une question fondamentale en démocratie: que peut-on fixer à l'avance pour un groupe qui doit participer lui-même à la forme que prendront ses activités? Après tout, nous ne savions rien sur la démocratie directe à l'école, et personne ne pouvait le savoir. Il nous fallait inventer l'école chemin faisant.

Il nous fallait un lieu. Nous pensâmes aussitôt à l'école de Tèiyen. L'un d'entre nous avait eu vent qu'il s'y trouvait des locaux libres. Une situation centrale, de bons moyens de communication. Jo fit une offensive de charme auprès du gardien de l'école et se fit montrer les locaux. Elle rapporta qu'ils étaient excellents. De nouveau notre ami Hjulstad eut à nous aider, il rédigea une demande pour l'obtention de ces six pièces dont l'une était au quatrième et les autres au second étage. Peut-être obtiendrait-on aussi, chez le directeur de l'école de Tèiyen, un studio avec entrée indépendante, Sexesgate, et accès à une toilette, mais rien de plus.
C'était beaucoup. Nous avions maintenant des élèves, des maîtres, des locaux, - et la foi, la certitude que nous réussirions. Il ne nous manquait plus que des choses assommantes comme l'argent et la permission d'en haut, du Ministère.
Nous travaillions d'arrache-pied « comme si » tout devait marcher. Nous arrangeâmes même une « réunion comme si ». Une magnifique réunion! Dans la même salle que précédemment à l'Université, avec, comme musique d'ouverture, le « Feu d'artifice royal » de Haendel. De la grande musique d'orchestre. Mais l'installation stéréo n'était pas à la hauteur, et le son était métallique. Un feu d'artifice dans une boîte de conserves!
La réunion eut lieu un dimanche de 12 à 20 heures: nous avions apporté de quoi manger, des tartines soigneusement disposées à même le sol, et un seau de limonade. C'était la première réunion élèves-maîtres, le 30 avril 1967. L'école prenait forme, on constitua les classes, qui se réunirent dans les petites salles adjacentes. Des plans furent faits et discutés.
A cette réunion apparut Bjèirn Damsgaard, celui qui devait devenir plus tard notre « censeur » et porter le poids le plus lourd de l'entreprise. De nouveau Jo montra ses talents. Sur une bande sonore prise au cours de la réunion, on entend la voix de Bjèirn s'élevant pour la première fois dans une assemblée générale du Lycée expérimental, Les professeurs, demande-t-il, pourraient-ils, eux aussi, apprendre quelque chose dans cette école? Lui, enseignerait volontiers les mathématiques, mais pourrait-il apprendre le chinois? Voix de Jo, du fond de la salle: « Je te trouverai un professeur de chinois. »

Le 20 mai nous arriva le refus du Ministère. Le Conseil des lycées s'était prononcé: trop de choses dans la demande prêtaient à critique. Et le Ministère - qui, bien entendu, approuvait les initiatives privées - ne pouvait que s'incliner devant le Conseil des lycées. Pas de permission. Pas de finances non plus ... Nous pouvions attendre le nouveau système de subvention aux écoles privées (il vint en 1970).

Allions-nous abandonner? Oh que non! Nous nous décidâmes pour la lutte. Une nouvel1e demande fut envoyée avec tous les renseignements qu'un gros travail nous avait permis d'amasser depuis janvier.

Une manifestation fut organisée: nous écrivîmes une lettre pour le Ministère, une pour l'Assemblée nationale (Storting). Avec de vieux draps donnés par Jo, un groupe de volontaires fabriqua de grandes banderoles, et nous nous retrouvâmes cent cinquante devant le Ministère. Tout y était fermé, sauf la boîte à lettres. Nous y déposâmes la nôtre et nous prîmes la direction du Storting. Comme nous descen­dions l'avenue Karl Johan, panique subite: où était passée la lettre à remettre au Storting? Elle était tombée à l'intérieur du landau d'enfant poussé par un des manifestants ... On la retrouva avant l'arrivée au Storting. Hélas, c'était déjà bien dans la ligne du lycée expérimental, cette situation critique. Elle était assez typique de ce que nous vivons encore, comme aussi la solution in extremis!

Le sauvetage suivit de peu. Il ne vint pas du Storting, mais de Helge Sivertsen et de Reiulf Steen. Au cours d'une émission télévisée, ils annoncèrent que le Comité d'administration des écoles du Parti travailliste à Oslo allait discuter de crédits pour notre école. (Le Parti travailliste avait la majorité dans l'administration des écoles.)

Un peu plus tard encore vinrent « les anges ». Le Ministère désirait avoir avec nous des pourparlers. Comme porte-parole nous demandâmes des volontaires, et tous ceux qui furent pressentis acceptèrent. C'étaient August Lange, lecteur à l'Université, le recteur de l'Université Hans Vogt, Eva Nord­land, chargée de cours à l'Université, et le recteur Gorgus Goward. Nous les appelâmes « les anges gardiens ». Avec eux nous prîmes rendez-vous chez le ministre.

C'était terriblement solennel. - Et comment se mettre au diapason, la note étant si éloignée de la nôtre! L'atmosphère était saturée de problèmes. Je n'avais pas encore trouvé, alors, l'énorme éclat de rire intérieur qui, depuis, m'a toujours prise quand des messieurs solennels et compassés discutent notre cas. Maintenant, dans des situations de ce genre, je vois intérieurement les bons visages d'Ingrid, de Knut, de Jon, et le rire jaillit en moi, cependant que je m'efforce de paraître aussi grave et sévère qu'il convient.
Le 16 juin, vint le second refus du Conseil des lycées.
Mais nous ne pouvions nous avouer vaincus, alors que nous avions même des fonds en vue. Une nouvelle demande fut envoyée.

C'est alors que surgit Herman. Coup de téléphone bref: « Je suis Herman Ruge. J'ai fait des recherches techniques pendant dix ans. Voulez-vous que je vous fasse des heures de mathématiques et de physique? »

Le nom d'Herman Ruge nous faisait chaud au cœur. Seulement... des professeurs « à l'heure », nous en avions déjà trop; il nous fallait quelques professeurs à plein temps en mathématiques et physique. Cinq secondes de réflexion ... Puis: « D'accord. Je commence à plein temps! »

Le 15 juillet arriva l'autorisation. L'accord du Conseil des lycées datait du 14, jour anniversaire de la Révolution française ...
Il restait six semaines pour tout faire. Et presque personne en ville, on était en vacances ...
« Tu t'y connais, toi, à faire une école? me demanda Bjarn. Moi, je n'ai jamais fait ça. »

LA VIE A LANGESGA TE
Maintenant nous étions une école. Il nous fallait un bureau. Nous le trouvâmes dans un grenier de Langesgate - un vieil immeuble dans un quartier somnolent du centre. Ça n'était pas cher, mais ça rappelait quelque pauvre logement moscovite dans les années 20 ...
Dans trois coins du grenier se trouvaient déjà trois organisations idéalistes, avec leurs bureaux respectifs et leurs monceaux de paperasses. Dans l'un d'eux traînaient aussi les restes d'une exposition africaine: tam-tams, colliers de perles et masques. Nous avions, nous, le quatrième coin, où se trouvait le sofa commun aux quatre groupes, et un vieux bureau.
Les premiers jours, je me trouvais perdue là toute seule, sous le vasistas, dans la chaleur de l'été, à regarder un téléphone muet et la table sans rien dessus, et à me demander ce que je faisais là. Oslo dans la fournaise de juillet est un des lieux les plus déserts qui soient, sans vie, surtout dans le monde de l'école. Mais quand on a un bureau, me disais-je, il faut avoir une permanence.
Enfin la vie se mit à frémir - la vie du Lycée expérimentaI. Bjarn vint et nous allâmes chercher des papiers chez les divers membres du Comité de travail.
Nous étions maintenant une troupe de guerriers bien entamée. Lassés par tous ces conflits et ces incertitudes, beaucoup s'étaient retirés. Elèves et maîtres étaient partis en vacances sans savoir si, à la rentrée, ils auraient une école.
Quelques maîtres disparurent - même un de ceux qui s'étaient engagés à plein temps, une femme -, que nous dûmes remplacer par un trop grand nombre de professeurs à l'heure. Il fallut mener un long et difficile combat pour trouver assez de maîtres, et tout ne fut réglé que quelques semaines après le commencement de l'année scolaire.
Pire encore: un grand nombre d'élèves aussi avait disparu. Sur les deux cent soixante qui s'étaient annoncés, cent cinquante avaient été choisis par un « jury » d'admission. Du grenier de Langesgate, partaient continuellement des circulaires demandant confirmation des candidatures. Un dossier marqué B s'enflait peu à peu. Certains écrivaient qu'ils s'étaient arrangés autrement, d'autres, beaucoup plus nombreux, ne répondaient pas. Et les vacances contribuaient encore à tout ralentir.
Finalement, il s'en trouva quatre-vingt-dix pour envoyer confirmation; les soixante autres s'étaient envolés ... Nous avions le vent contre nous, les mises en garde pleuvaient du haut des chaires dans les écoles du cycle secondaire. Comment s'étonner que beaucoup de parents aient été pris d'angoisse quand tout paraissait si fragile? Et il fallait la permission des parents pour entrer dans cette école. Sans cette obligation quel aurait été le nombre d'élèves à se présenter? Il aurait été intéressant de le savoir ...
C'était pour nous un terrible handicap que tant de ceux qui avaient participé aux projets et au combat disparaissent et soient remplacés par des nouveaux. Car il fallait bien les remplacer. Nous avions des subventions pour six classes et cent cinquante élèves. C'était le scandale et le naufrage si nous n'arrivions pas à remplir ce cadre.
Mais maintenant la vie commençait à bourdonner; des tas de gens passaient à Langesgate. Certains restaient longtemps, pour travailler ou simplement pour être là. Le sofa était occupé toute la journée. Décidément on se plaisait dans notre grenier.
Un jour, deux filles qui n'étaient pas d'Oslo restèrent à bavarder toute la matinée, l'air enthousiaste. C'étaient Maal­frid et Merete, qui allaient devenir des éléments très vivants de l'école.
Certains élèves avaient des bébés qu'ils amenaient avec eux, d'autres avaient des petits chats. Le sofa en porta des signes de plus en plus évidents.
De nouveaux élèves s'annonçaient, que nous n'avions encore jamais vus. Parmi eux un nombre croissant de garçons et de filles qui avaient fait naufrage en l'une ou l'autre matière - ce qui était un peu juste comme motivation pour se consacrer à la mise en route de la démocratie à l'école! Mais que faire? Il nous fallait des élèves.
Des gens nous venaient aussi avec d'autres problèmes, parfois la menace de poursuites pour usage de la drogue. Certains nous en parlaient ouvertement, mais pas tous. Nous avions discuté ce problème à fond lors d'un week-end à Hvaler au début de l'été. Nous avions esquissé une ligne de conduite sur laquelle nous nous étions mis d'accord. L'école essaierait d'aider et de soutenir. Jamais personne ne proposa de refuser des élèves pour une question de drogue. Nous savions trop bien que le mécontentement créé par l'école traditionnelle était pour une part à l'origine de leurs problèmes. Une de nos tâches n'était-elle pas de créer un milieu scolaire qui leur donnât un peu de cette chaleur et de ces contacts qui leur avaient manqué - l'usage de la drogue n'étant souvent qu'un symptôme de cette carence?

Un jour, une maman monta tous nos escaliers avec son garçon de dix-sept ans; ses études étaient mauvaises, mais c'était, disait-elle, la faute de l'école. Peut-être le Lycée expérimental lui réussirait-il mieux? Le garçon ne quittait pas sa mère des yeux. Les siens, à elle, se promenaient sur les tam-tams, les tas de paperasses et les jeunes aux cheveux longs, et son nez était manifestement alerté par les odeurs du sofa. Soudain Bjorn demanda au garçon lui-même ce qu'il pensait. Lui et sa mère sursautèrent sur leur chaise. Le gars n'en revenait pas, il était clair que jamais il n'avait parlé en son nom propre.

« Quel désordre ici! » dit la mère. « Oui », fut notre réponse.
Sur quoi ils s'éclipsèrent et on ne les revit plus ...
Un moment plus tard, le même jour, visite d'une Madame Aakram, mère d'un élève de l'école Rudolf-Steiner. Le fils avait confirmé qu'il voulait commencer chez nous. La mère venait en passant faire notre connaissance. Elle s'assit; manifestement elle n'était pas pressée et prenait grand plaisir à se trouver chez nous. Et nous, nous n'y voyions pas d'inconvénient! « Ce qu'on est bien ici! » dit-elle avec enthousiasme, humant l'atmosphère, tant morale que matérielle (avec le sofa ... ).

Telles sont les deux réactions-type que nous rencontrons dans nos contacts avec l'extérieur, et c'en était notre première expérience. L'une des deux mamans ressentait ici une chaleur et une détente extraordinaires, pour elle le désordre faisait partie de l'atmosphère ... L'autre était si préoccupée par le désordre qu'elle ne voyait rien d'autre. Tout dépend des yeux qui voient, dit le proverbe. Où se dirige le regard? Il y a ceux qui regardent à hauteur du visage et rencontrent d'abord les yeux du vis-à-vis. Et il y a ceux qui partent du plancher pour ne remonter que lentement vers le regard des autres. Peut-on porter sur le phénomène Lycée expérimental un regard neutre? Non, probablement, et c'est tant mieux!
Une découverte aussi, à Langesgate, c'est que nous devions travailler avec des gens tournoyant autour de nous, et qu'il f'allait l'accepter: les gens devaient se sentir les bienvenus, pouvoir se rencontrer, bavarder et plaisanter à leur aise. Mais au commencement ce fut dur. Nous comprîmes alors que, plus encore qu'un lieu de travail, le bureau devait être un lieu de rendez-vous, qui deviendrait un milieu. Le travail, il fallait le faire ailleurs - à moins d'être comme Napoléon capable de faire trente-six choses à la fois.

Une fois de plus il fallut aller au Ministère. Nous ne pouvons pas les accuser d'avoir été chiches de leur temps. Nous eûmes une longue entrevue avec le ministre, des chefs de services, avec aussi, cette fois, le conseiller aux affaires sociales Ivar Knutson, Hjalmar Steen, du Conseil d'expérimentation, le lecteur Kaltenbronn, de l'Association des professeurs de lycée, Bernt Lund, président de la direction des écoles. Il y avait en plus Bjorn et moi. Bjorn avait alors vingt-quatre ans et en paraissait dix-sept. Avec son auréole de grands cheveux frisés, il avait une allure bien provocante au milieu de cette digne assemblée

Le statut de l'école fut mis en discussion. Comme il était clair désormais que la commune d'Oslo couvrirait les dépenses, la logique voulait que nous soyons mis sous régie communale. Mais le président de l'Association des professeurs de lycée déclara que, si l'école était publique, son Association exigerait que les postes soient pourvus selon le principe de l'ancienneté; c'était, en soi, une exigence normale, la transformation des Cours complémentaires généraux en Collèges d'enseignement secondaire ayant créé une situation difficile pour les enseignants.

Mais de toute évidence nous ne pouvions commencer avec des professeurs qui ne partageaient pas nos idées sur l'école et qui ne nous aimaient pas. Le résultat de cette réunion fut donc que nous serions une école « privée », nous dépendrions du Ministère par le biais de sa politique des écoles privées.

Je ne sais trop ce qu'on entend par « privé » dans ce contexte, et je ne suis pas la seule. Beaucoup de gens ­et l'Administration elle-même n'y comprennent rien. Qu'est-ce qu'une école privée entièrement payée par une instance officielle? Mais s'il faut absolument qu'une école soit appelée « privée » pour qu'on y dispose d'une certaine liberté d'expérimentation, je suis d'accord. Pas tout à fait pourtant, car il serait bon que l'école officielle admette, elle aussi, des nuances et, quand des gens ont envie d'en faire plus que ne l'exige la routine, leur en donne la possibilité.

D'ailleurs, en tant qu'école privée, nous avions bien droit à une subvention de l'Etat..., mais le moment venu on trouva au Ministère des échappatoires pour ne pas nous l'accorder.
La vie à Langcsgate devenait de plus en plus fébrile.

Maîtres et élèves affluaient, le local n'était pas loin de déborder et nous risquions de remplir tous les coins du grenier, où, après la somnolence de l'été, les autres institutions commençaient à se retrouver.

Un beau jour, l'école fut chargée dans un taxi et sur le vélo de Bjorn, et transportée à Toyen.

L'EMMÉNAGEMENT A TOYEN

L'école communale de T6yen est une vieille grande bâtisse des années 1870. T6yen est un quartier du centre-est de la ville qui se dépeuple, et un étage se trouvait libre dans une des ailes de l'école: cinq salles de classe autour d'un corridor; on nous donna, en plus, une salle de dessin au quatrième, avec vue sur les toits de la ville. Mais c'était tout.

On ne peut dire que nous fûmes les bienvenus dans notre appartement... Le directeur et le concierge, informés par la commune, pensaient que l'école s'ouvrirait le 1er septembre et que nous arriverions à cette date. Comment l'administration municipale avait-elle pu s'imaginer qu'on ouvrirait une école avec cent cinquante élèves et trente-deux professeurs dans six salles que personne n'avait encore jamais vues? Je ne sais, mais en tout cas, nos facultés d'improvisation elles­mêmes auraient été dépassées!
On déposa la machine à écrire sur le sol, on empila papiers et classeurs, puis on visita les locaux. Les salles étaient assez claires et agréables, astiquées et laquées à souhait, comme il se doit après les vacances d'été dans une école qui se respecte. Celle-là était bourrée de tradition, les yeux et les narines ne pouvaient s'y tromper. ..

C'est alors que Herman vint mettre en œuvre ses multiples talents d'homme pratique. « Il faut tout de suite établir un bureau », décide le technicien, et le voilà parti en ville avec sa vieille guimbarde, pour bientôt revenir avec un tas de matériaux et de lattes. Les manches relevées, il dessine le plan, organise, embauche tous ceux qui passent par là, leur met une scie ou un marteau dans les mains, et voilà six mètres carrés d'un coin de classe transformés en bureau.
Mais, en fait, comme cela se produit en presque tous les domaines dans ce lycée expérimental, la notion de bureau reçoit un nouveau contenu, l'ancien ne faisant plus l'affaire : centre administratif, kiosque téléphonique, salle de réunion, débarras, « salon », en même temps que lieu de travail pour la secrétaire et pour moi-même. Nous avions besoin de pièces pour tant d'autres choses (les dossiers par exemple).
L'école de Tôyen est grande et vieille, avec des recoins partout. Nous en demandions un dans le grenier ou, dans la cave, quelque réduit... On envoya au directeur Herman ... et aussi les plus jolies de nos écolières. Il restait inflexible: pas un centimètre carré pour le Lycée expérimental. C'était bien assez que nous lui ayons pris sa belle salle de dessin. Il est peut-être compréhensible qu'il n'ait pas voulu nous avoir dans les jambes partout. Sur la toile de fond de sa bonne vieille école communale, notre identité se dessinait déjà assez clairement; nos grands gaillards d'élèves n'allaient-ils pas écraser les plus faibles rejetons de l'espèce? Il pouvait sincèrement le craindre.
On prit possession des lieux quinze jours avant la rentrée. Nous travaillions comme des fous pour trouver du matériel scolaire. La commune nous donna quelques vieux pupitres et des armoires au rancart. Tom et moi-même achetâmes en ville une machine à écrire et un duplicateur d'occasion, en promettant de payer plus tard, car nous n'avions pas d'argent. Le moulin municipal ne tourne pas si vite, bien qu'il nous faille accorder qu'en l'occurrence il opéra avec une relative rapidité.
Bjôrn s'était mis au casse-tête de la répartition des salles et des horaires, aidé par un homme d'expérience, Magne Kaare Lônning. Nous avions d'interminables pourparlers avec l'école voisine Vahl, qui pouvait mettre à notre disposition des classes de sciences et une salle de gymnastique, mais seulement après 17 heures, c'est-à-dire après le départ de ses élèves et le nettoyage.
Il y eut des réunions avec des professeurs et avec des secrétaires ... Et les gens continuaient d'affluer, venant, certains pour travailler, d'autres simplement pour être là. Herman était prodigieux pour mettre les gens à l'œuvre; mais quel travail donner à tant de volontaires, qui souvent ne savaient pas se servir de leurs dix doigts? Finalement des rayons de bibliothèque, des bancs, des cloisons furent fabriqués.
Je me rappelle en particulier la gentille petite Nana; elle allait commencer sa troisième. Elle passait des journées entières près de moi à taper, d'un doigt, des lettres destinées aux journaux d'Oslo, quémandant un abonnement gratuit pour cette prodigieuse nouvelle école. Ces démarches ne donnèrent rien et me prirent pas mal de temps, mais Nana se sentait utile et, l'année où elle fut élève, elle prit une importance grandissante dans l'école.
Ce fut pour moi une expérience extraordinaire de voir la joie que les élèves prenaient à organiser l'école, de constater à quel point ils avaient besoin de se retrouver dans une communauté qui s'est fixé une tâche concrète. Que d'énergie créatrice dans un tel groupe de jeunes et comme la société est peu capable de l'utiliser!
Nous-mêmes, d'ailleurs, n'étions pas à la hauteur, inexpérimentés que nous étions; et nous ne nous attendions pas à tant de zèle. Seuls réussirent à faire œuvre utile les plus pratiques et les plus entreprenants.
Les élèves continuaient à affluer. Nous n'avions plus le temps de soupeser longuement les admissions. La plupart venaient à moi, croyant que c'était moi qui décidais. Je garde le souvenir de visages suppliants et ardents; nous acceptions presque tout le monde, il nous fallait le plein d'élèves. Certains de ceux qui se présentèrent ainsi quelques jours avant la rentrée allaient devenir d'excellents collaborateurs. II ne faut pas juger les élèves sur leurs notes.

Le jour de l'ouverture approchait. Ce devait être grandiose!
On loua la grande salle du musée Munch. Toutes les personnalités du monde scolaire, et les parents d'élèves, furent invités. Le programme avait de la classe: musique de Grieg, film sur le travail préparatoire, discours d'August Lange et de Bernt Lund, président de la haute administration des écoles. Au premier rang, le maire d'Oslo et un grand remue-ménage de presse et de radio. Et moi je portais une belle robe neuve que la Commission de travail m'avait achetée pour la circonstance.

On devait terminer par une visite de l'école, à présent équipée d'un certain nombre de belles choses, dons et prêts d'amis. La bibliothèque était imposante. Des mètres de littérature russe en langue originale, donnés par Olov Rytter, faisaient grande impression, mais il faudrait du temps avant que quelqu'un sache les lire!...
L'arrangement des salles de classe n'était plus celui de tous les jours; les murs étaient décorés par des œuvres d'élèves.
Pour la première et la dernière fois, nous avions donné à notre école un visage qui réponde à l'idée qu'on se faisait communément de l'école nouvelle.
La fête de la salle Munch fut magnifique. Tout se déroula selon le programme. Après quoi il y eut le cortège du Musée Munch jusqu'à l'école: élèves, maîtres, parents et autorités. Des centaines de gens, un trafic impossible dans notre unique corridor!

Puis ce fut le silence. Un silence terrible. Tous étaient partis, l'école était vide.
Je me retrouvai là, assise, dans une solitude qui n'avait rien de majestueux ... J'avais toujours vu les maîtres se réunir le premier jour après le départ des élèves et c'était une évidence pour moi: les maîtres et la Commission de travail allaient ensemble commenter les événements et préparer les jours suivants ... Ce n'était pas la première ni la dernière fois que la routine et la tradition me jouaient des tours. Toyen était vide et silencieux.

Vint enfin le moment de nous mettre au travail. Nous étions débordants de joie à la pensée de commencer cette école pour laquelle nous avions tellement lutté.

Nous explorâmes la maison, puis le quartier, et nous trouvâmes la pâtisserie Karl P. Nordby, « Kalle P.», une bonne vieille boutique modeste et tranquille avec des petites tables au fond et des gâteaux à un prix avantageux. Les ouvriers de Toyen qui mangeaient là leurs tartines avec le café de Kalle P. se trouvèrent soudainement mêlés aux réunions des maîtres et des responsables du Lycée expérimentaI. Une année durant, Kalle P. tint lieu de salle de réunion, de lieu de détente et de salle de représentation. Un seul inconvénient: le café fermait inexorablement à 17 heures.

L'école débuta brillamment avec une leçon pour tous sur la technique de l'étude, par un chargé de cours de l'Université. Tranquilles et corrects dans leur grenier, les élèves s'ennuyaient ferme. Mais seul Tom, honnête comme toujours, déclara que c'était « rasoir ».

Nous comprîmes alors qu'on n'apprend pas la technique des études dans un cours, qu'on ne l'apprend pas en quelques jours, surtout quand il faut d'abord perdre de mauvaises habitudes. C'est une affaire d'entraînement continuel pendant le travail lui-même, un entraînement qui doit marquer l'esprit en profondeur.

Et puis nous devions commencer « d'après le plan », comme disait superbement la circulaire d'ouverture rédigée par les élèves. Le «plan» était l'œuvre de Bjôrn et de Magne Kaare Lonning, un chef-d'œuvre d'embrouillamini et de jamais vu, et il y avait à cela des raisons: le caractère impossible de nos locaux, le fait que nos nombreux collaborateurs à mi-temps étaient dépendants d'autres écoles pour leurs horaires; en plus nous devions avoir, au milieu de la journée, un long moment pour des réunions et pour les matières libres. Mais l'école devait être ouverte jusqu'à 22 heures et cela permettait d'espérer qu'on pourrait suivre le plan.

Pendant quelques jours, les choses allèrent merveilleusement bien. Tout le monde était présent aux cours. Tous s'inscrivaient à presque toutes les matières libres. Art dramatique, musique, poterie, psychologie, philosophie, jazz, tout avait un égal succès. C'était passionnant de suivre les maîtres dans leur travail et de nous rencontrer en ce nouveau contexte. Dans l'école régnait une activité intense et multi­forme.

Dans le bureau aussi: nos six mètres carrés ne désemplissaient pas. On y tenait bien à une dizaine, les uns assis sur la table, les autres par terre. Le téléphone ne cessait de sonner: on appelait des élèves, qu'il fallait trouver quelque part dans la maison, au grenier ou chez Kalle P. Nous nous mettions en chasse ... et ce fut une de nos premières expériences: dans une école démocratique, l'accès des élèves au téléphone est une nécessité.

De temps en temps les téléphones des élèves étaient interrompus par un coup de fil du directeur de l'école communale qui nous signalait la conduite de nos élèves dans le « paysage » de son école.

Dans ce contexte, Bjorn et moi travaillions avec toutes sortes de problèmes, petits et grands. Pas d'aide au bureau, pas d'argent, mais des dettes un peu partout. Les gens voulaient des repas chauds à l'école, sinon comment auraient-ils pu rester là toute la journée? Ils voulaient un plus grand nombre de W.C.; il y en avait un pour cent quatre-vingts personnes ... et jamais il n'y en eut davantage! Les planchers commençaient à se salir et à se dégrader. Il était presque impossible de recruter du personnel pour nettoyer. Quelle femme de ménage se serait accommodée de ces conditions insolites?

Il fallait se procurer des livres, une fois que maîtres et élèves étaient tombés d'accord sur un choix; mais nous n'avions pas d'endroit où les caser. Nous n'avions ni craie, ni essuie-mains, cent autres choses nous faisaient défaut.

Et il nous manquait encore des maîtres, des professeurs d'anglais pour la troisième, de français pour la seconde. Chacun de ces problèmes et tant d'autres, une bonne vingtaine de personnes - tous étant co-responsables - se les posait chaque jour.
Et dans ce quotidien, des grésillements devenaient tout à coup perceptibles. Nous avions allumé une mèche, la détonation allait suivre.
Le travail ne se faisait absolument pas d'après «le» plan.
Il n'y avait aucun plan ... La dégradation commençait et la désertion. Les élèves restaient assis dans les couloirs. Ils s'y plaisaient. Des cours, ils en avaient suivis pendant des années, ils les connaissaient trop bien. Et nos cours n'étaient pas tellement différents ...

Où étaient nos belles idées, nos magnifiques arrangements­maison? Tout cela sombrait dans le chaos et l'école ne fut bientôt plus qu'un grand lieu de réunion avec du monde partout, sauf dans les salles de classe à l'heure des cours. Une tabagie dans toutes les pièces, à peine pouvait-on voir les murs. Sur le sol, papiers gras, vieux cartons de lait, cendres de cigarettes, mégots et bouts d'allumettes voisinaient avec des souliers, des pantoufles et de vieux habits. Des élèves apportaient des objets drôles trouvés au marché aux puces. Notre maigre matériel scolaire était abondamment utilisé ... en guise de jouets. Autour d'une machine à copier et d'un appareil de projection, qu'on nous avait prêtés, se rassemblaient des groupes d'amateurs avides. C'étaient des instruments chers et nous n'étions pas sans crainte, mais où les mettre à l'abri?

Puis ce fut la guerre des affiches. Il allait y avoir des élections communales, et les affiches se succédaient: parti socialiste populaire et communistes un jour, droite le lendemain. Les partis du Centre étaient peu représentés.
Ensuite vinrent les guitares; on les entendait partout, accompagnant des chants. Cela ne manquait pas de charme.

Les jeunes se plaisaient manifestement dans cette école; ils avaient enfin ce qui leur manquait le plus: un «lieu », un lieu où l'on pouvait vivre, où personne ne vous guettait pour vous surprendre en train de fumer, où il n'y avait pas de maman pour vouloir toujours qu'on range. Un lieu où l'on pouvait se réunir et bavarder, chanter et jouer de la guitare, écouter des disques sans s'entendre rabâcher qu'il y a des devoirs à faire ... , où l'on pouvait jusqu'à 22 heures rencontrer d'autres jeunes et aussi avoir des conversations sérieuses avec des adultes. C'était un lieu - et je le remarquai vite - où l'on disait: «Dis donc, Masse », à quelqu'un qui était une espèce de « Proviseur ». Il me fallait parfois une heure et demie pour quitter mon bureau et me trouver dans la rue ; sur mon passage il y avait toujours une foule d'élèves ayant des questions à poser. Je voyais bien, de loin, qu'ils se creusaient la tête pour en trouver une et pouvoir me dire: « Dis donc, Mosse!»
Merveilleuse liberté pour laquelle nous nous étions battus! Fumer n'importe où sans complexe, salir, abîmer, mettre du désordre, écouter des disques à pleine force sans souci de ceux qui travaillent à côté, et maintenir sans restriction son droit à agir ainsi ... N'avait-on pas adopté la démocratie? La liberté ne devait-elle pas être liberté pour tous? L'étroitesse des locaux, l'existence d'autres personnes, en quoi ces bagatelles pourraient-elles y mettre une sourdine?
Toutes ces choses si secondaires pour la liberté paraissaient si essentielles dans l'ivresse du moment! C'était vraiment une ivresse, en ce sens aussi que des arguments logiques n'avaient aucune prise sur elle. Le fait que ces élèves confondaient ces petites licences avec la liberté en dit long sur ce qu'ils avaient vécu dans leur ancienne école. La liberté, pour eux, c'était avant tout se débarrasser d'entraves, de mille détails sans intérêt, de plaintes incessantes, de l'ennui.

Avant tout, la liberté, c'était n'être pas contraint d'aller aux cours.

Pas de cloche dans notre école. Mais il y avait un horaire des cours. Il avait été adopté par tous, et la plupart des maîtres essayaient de le suivre. Un certain nombre d'élèves essayaient aussi, mais avec le temps bien sûr il y en avait de moins en moins ...

Dans les classes, les maîtres avaient des matières à traiter selon un programme traditionnel, mais - c'était pour nous tous une exigence - en employant des méthodes nouvelles; seulement personne ne savait lesquelles. Il nous fallait maintenant les trouver ensemble avec nos élèves; mais leurs réactions étaient si diverses qu'elles nous désarçonnaient. A mon cours de norvégien en troisième, un des meilleurs élèves de l'école fabriquait des avions de papier qu'il lançait en l'air. Aucune réaction chez les élèves. Je n'avais aucune idée de l'attitude à prendre en un tel cas. Et je faisais comme la plupart de mes collègues: rien.

La démocratie à l'école n'impliquait-elle pas aussi la liberté d'expédier des avions en l'air pendant les cours, si l'envie vous en prenait? Un savant pédagogue à qui je racontais cette affaire me disait que si j'avais lu tels ouvrages pédagogiques j'aurais connu la seule réaction juste: faire concurrence à mon élève en lançant moi aussi des avions de papier!

Les choses n'étaient pas aussi simples. Peut-être une telle réaction aurait-elle été magnifique dans une école traditionnelle, peut-être aurait-elle fait choc sur les élèves. Mais dans la situation présente elle eût été artificielle et sans effet: je n'avais ici aucune envie d'engager un match à coups d'avions de papier!

Les gens qui nous regardaient, et sans bienveillance, de l'extérieur pouvaient bien alors nous dire ce qu'il aurait fallu faire ... et nous aussi nous pourrions le dire après coup!

Nous faisions tant d'erreurs et de gaffes! Nous étions tellement pris au dépourvu! Je crois cependant que nous avons eu raison d'intervenir le moins possible, de laisser les choses aller leur train, et de ne pas recourir aux recettes.

Car, de recette, il n'yen avait pas de valable. Nous n'avions aucun modèle, personne à qui nous adresser, personne à qui demander conseil et aide, parce que personne n'avait l'expérience d'une situation comparable. Pas même A.S. Neill, de Summerhill, car il travaille, lui, avec des plus jeunes. Nous étions en terre inconnue, où nous ne pouvions que tâtonner et faire nos expériences.

Nous nous plaignions bien un peu en ce temps-là d'avoir si peu de maîtres expérimentés. Je crois maintenant que ce fut une chance. Avec des gens expérimentés, nous serions vite retombés dans de vieilles habitudes et nous aurions gâché le départ d'une ligne de conduite nouvelle.

Naturellement, élèves et professeurs commençaient à réagir, de manière plus ou moins traditionnelle. Des conflits naissaient autour de nous et parmi nous. En nous le goût invétéré de l'ordre et la mentalité conservatrice se défendaient contre le désir de frayer des pistes neuves.

Alors vint l'explosion: la boîte de fer-blanc éclata en mille morceaux. La boîte de fer-blanc, c'était le vieux système scolaire qui nous enserrait encore de tant de manières: programmes, horaires, examens; conceptions instinctives et irrationnelles du devoir et de la responsabilité; exigences traditionnelles à l'égard de nous-mêmes et des autres. Pour nous permettre de commencer, les autorités nous avaient imposé, avec leurs exigences et leurs conditions, la boîte de conserve. Nous l'avions tant bien que mal acceptée, car nous ne savions pas encore avec quoi la remplacer. Et aucun de nous ne pouvait aller seul à la découverte, nous devions trouver ensemble le chemin et pour cela il fallait du temps.

Nous avions placé un feu d'artifice de liberté dans la vieille boîte, et il arriva ce qui devait arriver.

Certains élèves sentirent que c'était leur responsabilité de faire marcher l'école, comme il se devait dans une école non autoritaire. Ils y mettaient un cran héroïque et presque désespéré. Je vois encore Anniken et Christophe, pâles et fatigués, le soir, en train de mettre un peu d'ordre. Et, avec quelques autres, descendant des chargements aux trois poubelles de la cour bientôt débordantes, rassemblant des centaines et des centaines de bouteilles de Coca-Cola vides, s'efforçant de garder leur bonne humeur et la mienne. Pourtant les choses se gâtaient, c'était inévitable. Ils étaient trop peu et les autres trop nombreux.

Ces autres plus nombreux c'étaient d'abord les révoltés actifs, en rébellion contre tout et tous, contre tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, leur rappelait la vieille école; revendiquant une liberté sans entrave, passant volontiers une heure entière à discuter sur l'obligation ou la non-obligation de ramasser les choses derrière soi, mais se désintéressant complètement du devoir d'assister aux cours, ou de faire preuve de quelque égard pour autrui ...

Il y avait aussi le groupe des totalement passifs, ceux qui avaient pris leurs distances par rapport à tout, nous compris; qui cependant étaient là, mais sans plus. Ils rêvaient de nirvanâ et le trouvaient. Beaucoup se droguaient.

Il y avait les moralistes, ceux qui, n'arrivant pas à travailler dans les conditions que leur faisait l'école, en avaient mauvaise conscience. De ce conflit intérieur ils en arrivaient à blâmer et injurier ceux qui n'y arrivaient pas non plus. Sans doute cela soulageait-il leur conscience: ils faisaient ainsi quelque chose pour l'école ...
Il y avait encore les « prophètes du jugement dernier ».
Ils ont toujours suivi l'école comme son ombre. « Il y a tant de gens malheureux ici, cela ne peut que sombrer », déclarent-ils, assis dans leur coin, faisant planer sur toute chose un nuage de catastrophe. Dans un milieu comme le nôtre, si restreint et si fragile, l'atmosphère qu'ils créaient se répandait vite!

Mais la plupart des élèves ne disaient presque rien, essayant seulement, dans ce chaos, de faire quelque chose. Plusieurs me racontèrent plus tard qu'ils étaient terrifiés. Tyrannisés par les grands parleurs, exténués par tout ce désordre, ils devenaient passifs, n'osant pas se faire entendre. Le milieu les écrasait. Dans la suite certains d'entre eux deviendraient nos meilleurs appuis.

Et, dans tous ces groupes, des jeunes avec de graves problèmes personnels, qui appelaient une aide.
Tout cela ... Comment aurait-il pu en être autrement?
L'école était elle-même le produit d'un temps de révolte, un temps où la jeunesse protestait à grands cris contre tant de choses dans notre vieille société sclérosée et insensible. La révolte avait des visées si diverses, quelques-unes bien obscures. Seul était clair ce sentiment: tout cela, on n'en voulait plus. Et ils étaient tous rassemblés chez nous, ceux qui calmement savaient où ils allaient, et tous ceux qui ne savaient que se cogner "aux murs. C'est pourquoi, aussi, les aspirations étaient si nombreuses et si difficilement conciliables.

Certains s'attendaient, dans le fond, à une école pareille à l'ancienne, mais beaucoup plus efficace. D'autres, à un sanctuaire pour drogués. D'autres encore réclamaient qu'en deux semaines nous changions le système scolaire norvégien, ou qu'en trois nous mettions en place la révolution mondiale. Et presque tous s'attendaient à ce que leurs aspirations personnelles soient comblées le jour même où s'ouvrirait l'école.

Quelques jours après la rentrée, deux affiches apparaissaient dans le couloir sur la porte du bureau: l'une avec une tombe et une croix, et l'inscription: « La démocratie à l'école est décédée le 5 septembre 1967.) Et l'autre: « La bureaucratie à l'école est ressuscitée.» L'impatience est la force des jeunes. Mais qu'elle peut être lourde à porter!

Ceux que les élèves écoutaient, c'étaient les rebelles aveugles, les prophètes du jugement dernier et les moralistes, quand de temps à autre ils se réveillaient. Ces trois groupes­là avaient la parole, les autres ne se faisaient guère écouter.

Les élèves les plus anciens et les plus conscients avaient choisi une certaine passivité. Tom s'en tirait ainsi: les anciens n'auraient à passer qu'une années dans l'école, ils auraient contribué à en créer les structures, il serait anti­démocratique de vouloir forger ce qu'elle serait dans l'avenir pour les autres. Mais nous, au creux de la vague, nous aurions tellement eu besoin que le groupe de ceux qui partageaient loyalement nos idées fasse contrepoids à tous ceux qui étaient venus sans rien savoir que leur rage contre tout ce qui ressemblait à une école!

Il était normal que notre sympathie aille alors vers tous ceux qui s'employaient de toutes leurs forces à empêcher la désintégration de l'école. Sans eux nous n'aurions pu survivre à la première année. Nous ressentions comme une affligeante déloyauté, en ces jours où nous luttions pour notre survie, la défection de tant de gens qui nous lâchaient dans les petites tâches quotidiennes. Certains d'entre nous faillirent y perdre cœur. Mais, après coup, nous voyons bien que ces lâcheurs aussi étaient nécessaires. Sans eux la boîte de fer-blanc n'eût pas explosé, en tout cas pas d'une manière aussi spectaculaire.

Le prix était-il trop élevé? Peut-être eût-il pu être plus bas, mais comment le savoir puisque nous ne savons pas encore ce qu'il nous rapportera? Quoi qu'il en soit, il est vain de récuser l'apport des uns et des autres. Le fait qu'ils étaient là, tous, ne nous laissait d'autre issue que de laisser aller les choses ... Et les choses suivirent leur cours. Les groupes se confrontaient. Les fidèles, les loyaux étaient attaqués par tous les autres. On les appelait Il les tantes » - ce qui les ulcérait. On vit apparaître une autre catégorie, « les assis du couloir », qui n'étaient guère appréciés non plus. La discussion s'échauffait de plus en plus, l'école ressemblait de moins en moins à une école.

Le 2 novembre, ce fut l'explosion. Elle se produisit au cours d'une Assemblée générale qui dura quatre heures. (Elle figure d'après les bandes enregistrées, dans le livre Le Lycée expérimental à l'œuvre. Mais le livre ne peut rendre la violence des sentiments qui éclatait dans les voix.) Le conflit ne fut pas résolu, il ne l'est pas encore. Mais des problèmes furent clarifiés et les sentiments purent s'exprimer.

En certains domaines il y avait du mieux. Apparemment la démocratie existait. L'administration quotidienne de l'école par le Conseil, où figuraient élèves, maîtres et directrice, fonctionnait beaucoup mieux que nous n'avions espéré. Les élèves faisaient un travail honnête et utile en toutes les questions abordées par le Conseil. L'Assemblée générale fonctionnait aussi, avec plus ou moins de bonheur: les problèmes n'en sortaient pas toujours plus clairs ni tous les sentiments mieux exprimés; on se perdait quelquefois en bagatelles, on s'embourbait. Mais en comparaison de ce que les observateurs avaient attendu, les choses allaient très bien. On pouvait y parler de tout, des soucis petits et grands.

Rétrospectivement une autre évidence apparaît: les formes nées de nos propres besoins étaient au banc d'essai. Il était nécessaire que les anciennes sautent dans notre feu d'artifice de liberté; ainsi seulement nous en trouverions de nouvelles.

Qu'attendions-nous de la démocratie et de la liberté à l'école? Je n'en sais plus rien à présent. Comment savoir après coup ce qu'on pensait avant de faire l'expérience qui a transformé votre vie? Nous savions que ce serait difficile, mais savions-nous à quel point?
Ce que d'autres attendaient, c'était manifestement ceci: l'école démocratique et libre (mais avec les horaires, les programmes et les examens traditionnels) devait être organisée et fonctionner exactement comme n'importe quelle autre école. Si les élèves ne venaient pas aux cours, c'est qu'ils avaient trahi. Si l'école ne fonctionnait pas « normalement », c'était la preuve que la liberté responsable était impossible.
Mais qu'est-ce donc que cette liberté qui ne donne aux gens rien de plus que ce qu'ils avaient avant d'être libres? Que les élèves restent assis à leurs pupitres uniquement par loyalisme à l'égard d'une cause ou d'un maître, ou qu'ils y restent par crainte des sanctions et des mauvaises notes, on est toujours au stade de la vieille école. Ils ont certes appris un certain loyalisme, mais le système reste identique.
Nous pouvons donner la liberté aux hommes. Mais sommes-nous pris de panique s'ils en usent?

LA VISITE DES INSPECTEURS
C'est exactement à ce moment-là, au moment où explosait la boîte de fer-blanc dans un tourbillon de trente-six mille chandelles, que les gens du Ministère vinrent voir si l'OEUVRE était parfaite, si nous avions réussi à instaurer la démocratie à l'école en huit semaines.
C'était le 2 novembre, jour d'Assemblée générale. Dès le matin, la tension régnait. Tous le sentaient, c'était l'heure du destin, l'existence même de l'école était en jeu. Dans les couloirs en ébullition, ce n'était partout que paroles dures et amères, paroles de tristesse et de colère. Pas question de programmes ni de cours ce jour-là.
Avant 9 heures, sans préavis, arrivaient deux délégués du Conseil des lycées qui devaient présenter un rapport au Ministère. Ils traversèrent le couloir dans un nuage de fumée, un fort vent d'échanges orageux et un désordre indescriptible.
Le rapport devait contenir cette phrase: « Les deux représentants du Conseil ont trouvé la situation bien plus mauvaise que ce qu'ils avaient pu imaginer. » Qu'avaient-ils donc bien pu imaginer? Quelles idées se fait-on de l'école, et de la réalité de la jeunesse quand elle se montre telle qu'elle est?
Cette situation, auraient pu dire certains, était importante et intéressante justement parce que personne n'aurait pu l'imaginer. Les représentants du Conseil, eux, se cantonnaient dans leurs catégories toutes faites sur l'allure que doit avoir une école.
« La liste des absences n'était pas tenue à jour. Sur un tableau il y avait des fautes d'orthographe. Un élève faisait fonction de maître-assistant et les représentants durent l'aider. La directrice de l'école était absente. Il y avait un écart accablant entre le nombre des élèves présents et l'effectif de la classe. » Rien qui corresponde à l'image qu'on se fait d'une école ...
L'Assemblée générale allait avoir lieu, le règlement de comptes en famille. Comment se passerait-il en présence d'observateurs ?
Herman donna des explications et les deux délégués se retirèrent, sur la promesse qu'on leur ferait entendre la bande qui serait enregistrée.
La semaine suivante, ils revinrent pour voir la directrice de l'école. Et l'on note: « Elle demanda à l'un des professeurs de l'accompagner, à cause, disait-elle, de son manque d'assurance. »
C'est bien vrai que j'avais dit cela. Oui, je me sentais sans assurance et il me semblait souhaitable qu'Herman participe à la conversation. Si j'avais le courage de l'avouer devant ces étrangers, c'est que j'avais déjà beaucoup changé, sans doute sous l'influence des jeunes. Mais que cela figure dans le rapport, je n'y avais pas pensé. Etait-ce si important? et si étonnant? D'ailleurs, pourquoi manquais-je d'assurance? Le savoir eût peut-être été intéressant...
Mais il y avait des choses qui ne figuraient pas dans le rapport: Lissen, qui avait fait griller du pain sur son pelit appareil au fond de la classe et qui, avec un sourire - à mi-chemin de la confiance et de l'effroi --, leur avait offert sur la main une tranche toute chaude avec du bon beurre dessus. Et l'ambiance de la pâtisserie Kalle P. où nous les avions invités à prendre une tasse de café et quelques gâteaux (qu'ils tinrent absolument à payer eux-mêmes): la salle remplie de jeunes un peu excités se lançant des plaisanteries à la limite de l'insolence, les représentants du Conseil forcés de s'avouer qu'ils s'amusaient bien, et nous-mêmes, heureux qu'ils passent, en tout cas, un bon moment chez Kalle P ...
Le rapport ne disait rien de tout cela, il n'avait pas de rubriques pour ces petites choses-là: pour la confiance et la générosité de Lissen, ni pour les petits cafés où élèves et professeurs se rencontrent pour la détente et pour les discussions ... Et surtout pas de rubriques pour les passions qui se déchaînent quand un groupe de jeunes se trouve affronté à une nouvelle forme de responsabilité.
Tout cela ne pouvait figurer sur leurs listes, car ce que nous étions en train de faire, c'était justement d'établir une toute nouvelle liste de ce qu'on devait trouver dans une école. Et aucun de nous d'ailleurs ne savait encore ce qui figurerait sur la liste. Peut-être quelque chose sur l'ouverture et la confiance, quelque chose sur le fait qu'apprendre et vivre ne peuvent être séparés, et peut-être aussi sur ce que doivent être les autorités ... Pourquoi manquais-je d'assurance? Pourquoi l'école tout entière était-elle si intimidée et si nerveuse en leur présence?
A la visite suivante, les élèves se précipitèrent dans les classes pour les cours. Un de nos fidèles se fit « élève » dans trois classes au cours de la journée pour faire du remplissage, se mettant au fond pour n'être pas reconnu. Panique dans un secteur: il y avait dans la salle plus d'élèves présents que de chaises!

Pourquoi Anniken avait-elle pleuré pendant des heures à la maison, après son entretien avec un des visiteurs? Cet homme avait certainement pensé lui parler amicalement, pourquoi avait-elle ressenti cela comme un interrogatoire qui lui ferait avouer les faiblesses de l'école? Anniken qui était la dernière à pouvoir mentir... Pourquoi avions-nous peur? Après tout nous ne faisions rien de mal. Voulant expérimenter la démocratie à l'école, nous y dépensions toutes nos forces, et un peu plus. Et nous le savions, si nous avions pu, en huit semaines, réaliser une école au goût du Conseil des lycées, nous aurions dépensé en pure perte les fonds mis à notre disposition. Nous nous sentions pourtant au banc des accusés, mis en demeure de nous justifier. Le ton du rapport est significatif: « La directrice de l'école avoua qu'elle s'était trompée ... » -- « Il fut nécessaire de lui préciser que ... »
Bien sûr, le Conseil des lycées est l'organe consulté par le Ministère pour tout ce qui concerne les lycées. Nous avions reçu de la société des fonds, des fonds importants; nous avions --- dans leur idée du moins - la responsabilité de jeunes; il était naturel qu'on nous contrôle. Les deux représentants faisaient leur devoir, et ils le faisaient consciencieusement. En quoi avons-nous des raisons de nous plaindre?
Eh bien oui, nous avons, j'ai des raisons. Nous aussi faisions notre devoir, et de notre mieux. La tâche était difficile. Les élèves et leurs parents, des Norvégiens conscients et évolués, avaient souhaité qu'elle soit entreprise, et la société nous avait donné le feu-vert.
Quand nous nous sentons débiteurs, c'est que quelque chose cloche. Et d'abord, c'est que nous sommes tous les produits d'une certaine formation, d'une société où est profondément ancrée dans les consciences la honte d'être « mis au coin » ; cette honte remonte à la surface dans les contacts avec l'autorité. Mais cela ne suffit pas comme explication. A vec les années nous avons rencontré toutes sortes d'autorités, et nous avons appris à les aborder la tête haute.
Pour attaquer 1e mal à la racine, i1 nous faudra bien un jour sortir de ce cercle vicieux qui consiste à ployer la nuque et puis à faire ployer celle des autres.

Si nous nous tournons vers les représentants du pouvoir, ceux qui incarnent l'autorité, nous trouverons chez eux une partie de l'explication: ils définissent mal les frontières de leur compétence. Il nous faut accepter que la société ait des organes de contrôle et que ces hommes aient de l'autorité. Ce sont en général des experts qui connaissent telle matière rnieux que la plupart des gens, et c'est là une source objective de leur autorité. Mais quand des hommes se voient conférer tel grade qui leur donne un pouvoir, il arrive souvent qu'ils changent en tant qu'hommes, que leurs réactions changent. Ils deviennent des autorités et surélèvent leurs personnes bien au-delà du domaine où ils sont compétents.
Je prétends que, touchant l'essentiel de notre action, beaucoup de membres du Lycée expérimental étaient plus experts que les gens du Conseil des lycées. En tout cas, dans ce domaine, qui était une terre inconnue, nous, nous avions travaillé. Nous ne pouvions espérer qu'ils nous comprennent. Mais nous étions en droit d'attendre qu'ils aient des questions à nous poser dans le domaine qui était le nôtre; que nous puissions parler ensemble, en égaux, des problèmes qui étaient les nôtres.
 Je fis un essai. J'essayai de leur dire que, si tout n'était pas dans l'ordre souhaitable, c'était que, en tel ou tel cas, je ne pouvais pas, comme directrice, frapper du poing sur la table et exiger qu'on obéisse à mes ordres. C'eût été briser quelque chose d'essentiel. La réponse fut un sourire de compassion et le rapport note: « Cela semblait manquer d'ordre, de contrôle et - d'autorité » (le tiret est du Conseil des lycées).
Et, c'est bien évident, cela manquait d'autorité à la bonne vieille manière, celle qui avait été l'épine dorsale de l'école, pour ne pas dire son corset de fer, pendant mille ans.
Il nous fallait élaborer de nouvelles formes d'autorité. Des formes qui amèneraient peut-être les élèves à sentir les choses tout autrement, le jour où eux-mêmes seraient investis d'une « autorité ». Tous ceux qui exercent une autorité dans ce pays en ont connu, durant leurs années scolaires, uniquement la forme qu'eux-mêmes exercent maintenant.
Est-ce à cause de ce sens donné à l'autorité qu'ils en viennent à se mettre au-dessus de cette réalité humaine élémentaire que sont les égards réciproques? Et ceci concerne non seulement les autorités à l'ancienne mode, mais aussi les experts et les hommes de science: cette manière qu'ils ont d'utiliser à notre insu nos paroles et nos réactions dans le sens de leurs intérêts.
Les élèves du Lycée expérimental réagirent violemment quand ils retrouvèrent dans les journaux les arguments de leurs discussions de couloirs, avant la grande Assemblée générale. Les « représentants » s'étaient tenus à proximité, ils avaient noté des propos d'élèves et les avaient transcrits dans leur rapport. « La rose rouge est en train de se faner, étouffée par les mauvaises herbes », avait dit l'un d'entre eux - qui aimait pourtant sincèrement l'école. Il avait dit cela à un de ses amis dans une sorte de désespoir. Il fut outré qu'on ait usé de son propos pour nuire à une cause à laquelle il s'était donné à fond.

Dans mon bureau, on me posa aussi des questions sur la drogue.

L'idée ne me vint même pas de dire autre chose que ce que je savais: nous n'avions que trop de problèmes sur ce point. Je le compris plus tard, ils ne cherchaient pas à se renseigner, ils étaient parfaitement au courant, mais ils voulaient savoir ce que je consentirais à en dire.
C'est ainsi qu'entre pédagogues adultes on traite d'un grave problème de la jeunesse.
Après la première année scolaire, le jugement tomba sur mon travail, décrété par onze membres adultes du Conseil des lycées:
« Pour que Mosse Jorgensen puisse continuer à diriger le Lycée expérimental, il faudra qu'elle veille exactement à ce que les conditions de bon fonctionnement du lycée soient scrupuleusement respectées, et elle devra consacrer plus de temps à la direction administrative et pédagogique de l'école.» Ce sont là accents de la vieille école, qui vivent encore en nous-mêmes: « ... Pour que Pierre puisse suivre la classe l'année prochaine, il lui faudra travailler davantage son allemand et ses mathématiques ... »
Bénis soyez-vous, Ingrid, Knut et Jan, en moi vivent aussi vos gais visages!
  




Christiane ROCHEFORT : LES ENFANTS D'ABORDChristiane ROCHEFORT
"Les enfants d'abord"(chap.1) -  1975.

Sommaire

7  - Avertissement

9 - Point d'information, en guise d'exposé des motifs

11 - Welcome

15 - L'Entreprise mondiale d'exploitation
La mécanique du jeu - Les parents pris au piège - Point d'ordre.

21 - Exploitation de la condition parentale
Quelques millénaires en quelques lignes - Le patriarche dépossédé - Exploitation - Triste fin du patriarche - Ambiguïté de la condition d'officier subalterne - La politique de l'éducation - Le pouvoir - Le devoir d'aimer et de rendre heureux - Divorce !

39 - Les enfants: une oppression très spécifique
Mesures - Universalité - Spécificité - Objets - Inconnus et pourtant définis, épistémologie - Non-identité - Temporaire éternel - Régime - Pas d'alternative - Bases réelles, analyse de classes - Dictionnaire du Maître, ou génie sémantique de la bourgeoisie.

59 - Pourquoi maintenant ?
Les enfants, qui n'ont jamais eu tant de bonheur et de pouvoir (disent les adultes), sont en réalité, maintenant, menacés.
Par-dessus les parents, dont la non-intervention est espérée, la Force Aveugle est en marche contre eux.Car en dépit d'un traitement réducteur millénaire, les enfants ont toujours la rage de vivre.
 71 - Les chemins de la dépendance
L'homme le plus riche du monde, qui peut être une femme et de n'importe quelle couleur - Les traumatismes de la naissance - Sur une structure mentale de dominant - Coupures - Enfants et femmes: antagonisme actuel, solidarité potentielle - Nostalgies génétiques - Le bébé, cet inconnu - Mise en dépendance - La dépendance la plus profonde au monde.

83 - Rapport de forces
Dressage des désirs - La laisse - L'inceste - L'éducation.

93 - Action psychologique, ou combat contre un adversaire ligoté
L'armée en campagne - L'arsenal des media - La période de compromis.

101 - Dépendance légale
Le statut de mineur - Non-personnes civiles - Incapacité civique - Anticonstitutionnellement vôtre - Justifications de la privation de droits - La protection est toujours un alibi - A quoi les enfants ont droit. - Attention ! réformes.

113 - Les Corps constitués
La grande expropriation - Le Corps enseignant - Expropriation de l'environnement - Expropriatiqn du corps - Expropriation de l'esprit - Eloge des coups de bol - Guerre contre le hasard - Corps orienteur ou la science domestique - Ce que le QI ne mesure pas - Valeur idéologique - Ce que le QI mesure - La culture intensive de matière grise extra - Portrait-robot de la Nouvelle Société rationnelle - Mais - Le Corps médical - Nos enfants! - Le caducée se mord la queue - L'armée psy, en expansion : Travail Famille Chimie.

141 - Dépendance économique
Dorlotage obligatoire - La reconnaissance - Points de références - Motus - Les adultes - Exploitation - Petit supplément de dépendance - Impacts et mesures.

157 - L'amour filial
L'Histoire reprend ce qui lui appartient  - L'amour filial, tel qu'il est ordonné - Tel qu'il est ordonné - Dosage - Le terrain - Tel qu'il est administré - L'amour pris dans une relation de pouvoir - Litanie pour les jours lucides - Impossibilité de l'observation ­ L'inconnaissable amour et l'inconnaissable non-amour - L'enfant lucide - L'ordre et désordre d'Œdipe - Les oppressions enchevêtrées : ­ Le plaisir - L'amour, entre parenthèses.

188 - Haldol

Christiane ROCHEFORT


Octobre 75 - Avec Christiane Rochefort, une des premières réunions de "Possible".

LE GUIDE ANNUAIRE DES ECOLES DIFFERENTES
| LE GUIDE-ANNUAIRE | Présentation | SOMMAIRE |
| Le nouveau sirop-typhon : déplacements de populations ? chèque-éducation ? ou non-scolarisation ? |
| Pluralisme scolaire et "éducation alternative" | Jaune devant, marron derrière : du PQ pour le Q.I. |
| Le lycée "expérimental" de Saint-Nazaire | Le collège-lycée "expérimental" de Caen-Hérouville|
| L'heure de la... It's time for ... Re-creation | Freinet dans (?) le système "éducatif" (?) |
| Changer l'école | Des écoles différentes ? Oui, mais ... pas trop !| L'école Vitruve |
| Colloque Freinet à ... Londres | Des écoles publiques "expérimentales" |
| 68 - 98 : les 30 P-l-eureuses | Et l'horreur éducative ? |