Les critiques généralement
adressées aux écoles parallèles se placent à
trois niveaux:
1) non-intégration sociale
2) école de classe
3) super-valorisation du rôle
parental.
Les trois points de vue que nous
introduisons ici illustrent bien cette critique:
• M. BILLAUT EST CHARGÉ DE
LA COORDINATION A L'ÉCOLE DECROLY, ÉCOLE PUBLIQUE DE PARIS:
« Nous ne voulons pas parler
de ce que nous ne connaissons pas; nous n'avons pas le droit de critiquer
les écoles parallèles, puisque nous sommes en dehors d'elles.
Nous pouvons nous en faire une idée à travers ce que nous
en ont dit des responsables d'écoles parallèles ou des parents
ayant vécu ce type d'expérience et qui ont mis ensuite leurs
enfants à Decroly.
Pour nous, les questions essentielles
que pose l'école parallèle sont de trois ordres :
- choix entre école publique
et école privée,
- avantages et risques de faire
vivre les enfants en dehors du système,
- problèmes pédagogiques.
Sur le premier point, je pense
que les enseignants de Decroly sont très attachés à
l'idée de gratuité de l'école. L'école doit
être un service public. Quand les parents des écoles parallèles
parlent d'autogestion, l'opposant à l'école privée,
ils me semblent tenir insuffisamment compte de la taille de l'établissement.
Passé un certain nombre de personnes concernées et une certaine
masse d'argent investie, on ne peut plus faire autrement que parler en
terme de gestion et la participation de chacun devient autre.
Disons que nous, ici, tenons très
particulièrement à la gratuité de l'école.
Si Decroly et ce genre d'école devaient disparaître (et c'est
une menace que nous envisageons parfois) nous préférerions,
et en tout cas je préférerais aller dans une école
traditionnelle plutôt que passer à l'école privée.
L'école doit absolument rester un service public. Nous voulons nous
battre à l'intérieur de l'Education nationale.
Nous avons une volonté de
combat politique. Nous savons que Decroly s'adresse, bien qu'étant
gratuite, à un milieu privilégié, plus sur le plan
intellectuel que sur le plan financier. Malgré cela, nous voulons
rester la preuve qu'il est possible, à l'échelon de l'E.N.,
de transformer l'enseignement.
Quant aux avantages et aux risques
de faire vivre les enfants en dehors du système; tout ce que nous
pouvons dire des écoles parallèles, c'est que les enfants,
assez rares, qui sont venus s'inscrire à Decroly après être
passés par là ne sont ni mieux ni moins bien adaptés
que les autres. Nous avons un frère et une sœur qui étaient
à La Barque avant de venir là. La fille s'est tout de suite
très bien sentie ici, alors que le garçon s'est mal adapté
et nous a quittés pour aller à « l'Ecole et la Ville
». Mais la question reste posée pour des enfants qui vivraient
toute leur enfance et leur adolescence « en marge ». La réinsertion
poserait peut-être plus de problèmes au moment de l'entrée
dans la vie professionnelle.
En ce qui concerne la pédagogie,
j'ai l'impression que tout l'effort, dans les écoles parallèles,
est porté sur l'épanouissement de la personnalité
de l'enfant, sur son accès à l'autonomie et que la réflexion
sur les formes et les contenus pédagogiques y est souvent jugée
secondaire.
Ce qui me semble essentiel et original
ici à Decroly, par rapport à l'Education nationale, c'est
le poids des parents. Evidemment, il ne faut pas se cacher que les enseignants
sont plus au courant de toutes les démarches administratives et
de toutes les tracasseries auxquelles nous nous heurtons. Mais malgré
tout, les parents ont un poids considérable. C'est parce qu'ils
se sont battus pour l'école que Decroly existe toujours. Il est
évident que tous les parents ne sont pas concernés au même
point par la vie de l'école Decroly: les motivations qui les ont
conduits à inscrire leurs enfants sont différentes, leur
disponibilité variée. Certains ont tendance à dramatiser
cet état de fait. A mon avis, il n'est pas monstrueux que des parents
prennent moins de part à l'école que d'autres plus profondément
motivés. Il y aura toujours des individus plus passifs que d'autres.
Les parents peuvent à l'école
Decroly, participer à certaines activités (sorties, ateliers
... ), ils peuvent aussi en animer d'autres. Mais leur place à l'école
est, bien sûr, différente de celle des enfants.
Si la participation de parents
à la vie de l'école est souhaitée, c'est toutefois
dans un certain cadre. En effet, il nous semble aussi nécessaire
que les enfants trouvent à l'école un lieu de vie hors du
regard de leurs parents .
• LYDIE EST PROFESSEUR
DE MATHEMATIQUES DANS UN LYCÉE DE LA BANLIEUE PARISIENNE. Elle critique
les écoles parallèles. Son point de vue n'est pas celui d'une
étrangère. Elle a participé à La Barque l'année
où y est allée Leïla, sa fille de neuf ans. Elle discute
ici avec Jacqueline, mère d'une enfant de 6 ans, qui
va à La Barque depuis deux ans.
Propos à bâtons rompus,
loin des théoriciens. Et ces deux femmes trouveraient, semble-t-il,
un terrain d'entente, si les écoles parallèles pouvaient
enfin devenir des « lieux de quartier ».
L. - On est à la recherche
du ventre maternel: on peut dire que les gens qui font les écoles
parallèles en sont là. On a été méchant
avec nous, quand nous étions petits: alors on va s'entourer de gens
gentils, et puis ça marchera tout seul. Les écoles parallèles
vont dans ce sens-là.
J. - Ce que tu appelles la recherche
du paradis perdu, c'est la recherche du bonheur, le besoin d'être
bien dans sa peau. Alors tant mieux si c'est ça, l'école
parallèle!
L. - Je crois qu'il y a des
moyens d'être mieux dans sa peau en jouant sur les institutions,
parce qu'en fin de compte, je crois qu'il est possible de ne pas fuir ce
qui est à régler pour être bien dans sa peau.
J. - Tu peux être réformiste
ou non. Certains estiment impossible de lutter à l'intérieur
de l'institution.
L. - La question n'est pas de
réformer ou non le système, mais de savoir comment tu arrives
à y vivre. Moi, par exemple, je n'ai rien à foutre des réunions
pour se battre contre la réforme Haby. Par contre, dans la classe,
avec mes élèves - et dans la mesure où je suis entourée
de gens qui ont les même idées que moi et avec lesquels je
peux avoir des échanges - j'ai l'impression que je peux transformer
quelque chose, trouver la jonction avec les enfants sur un mode qui n'est
pas celui de l'autorité et du savoir.
J. - Qu'il y ait des profs sympas
et intelligents, d'accord. Mais il y a aussi des patrons de gauche sympas
et intelligents qui organisent la vie en usine de manière qu'elle
soit le moins pénible possible (mais ce sont eux qui déterminent
ce « possible ». Ils y gagnent, c'est plus rentable. De même
des gosses moins opprimés sont plus actifs et étudient mieux.
Alors, disons qu'il est préférable, quand tu es ouvrier,
de bosser dans telle usine plutôt que dans telle autre et, quand
t'es môme, d'aller dans telle école plutôt que dans
telle autre. Mais cela ne remet en question ni le capitalisme ni l'école.
L. - N'empêche qu'on a
vu des médecins qui remettaient en question leur profession.
Les parents sont complètement
réactionnaires!
J. - Ils remettaient en question
la médecine, mais les enseignants ne remettent pas en question l'Education
Nationale. On n'entend pas les profs dire : « L'enseignement peut
être pris en charge collectivement par les gens », alors que
les médecins dont on parlait, certains d'entre eux, l'ont fait pour
les avortements.
L. - Et à La Barque,
faites-vous une critique en profondeur de l'enseignement? Quand Leila était
à La Barque, je me souviens très bien qu'on faisait la critique
des maths: c'est la matière de sélection. Mais on ne s'est
pas demandé: « Est-ce que cela peut être intéressant
comme apprentissage ? ».
J. - Mais depuis deux ans, au contraire,
l'un des problèmes de La Barque est de trouver des gens qui acceptent
d'enseigner les mathématiques.
L. - I1 ne suffit pas de dire:
« On veut des maths», parce que cela peut vouloir dire: «
On ne veut pas que les gosses de La Barque manquent de quelque chose, parce
que ça leur nuira socialement ». Ça peut vouloir dire
aussi: « Je dis qu'il faut des maths, parce qu'à moi, c'est
ma bête noire ». Et ça peut sous-entendre aussi, pour
ceux qui ont fait des études scientifiques: « Cela m'a donné
tellement de mal que je ne veux pas que mon môme en souffre autant.
Qu'il ne fasse pas de maths ». On ne se pose pas la question: «
Qu'est-ce que ça signifie? ».
J. - Je crois que tout simplement,
on tient à la lecture et aux maths à La Barque, parce qu'on
ne veut pas empêcher un gosse qui le désire de réintégrer
le circuit traditionnel. Et ce sont les deux seules matières qui
peuvent handicaper un enfant dans le primaire.
L. - Mais on serait en droit
de demander aux gens d'une école parallèle une réflexion
sur le contenu des mathématiques. Les maths sont un langage réservé
aux initiés. Il faudrait peut-être, le décoder, ce
langage. Il est utile de décortiquer celui-là, parce qu'ainsi
tu apprendras à décortiquer n'importe que langage. Il y a
tout un modèle du langage dominant qu'on peut étudier grâce
aux maths, car les maths sont le seul langage où il n'y ait pas
de sous-entendus. L'intérêt des maths, c'est d'avoir un code
assez fermé pour qu'on puisse en faire le tour.
J. - On peut regretter que personne
dans les écoles parallèles ne soit capable de faire une critique
pratique des mathématiques, mais ce n'est pas non plus dans l'Education
nationale qu'elle se fait.
L. - Oui, mais quel est l'intérêt
des écoles parallèles, si les gens qui y participent ne font
pas mieux que dans l'Education nationale? Tu disais que les professeurs
ne remettaient pas en cause l'éducation. Est-ce que les gens des
écoles parallèles la remettent en question?
J. - Oui, quand ils n'imposent
pas aux gosses des horaires, des matières, ils remettent en question
l'éducation plus qu'en faisant la critique des maths
L. - Mais c'est complètement
élitiste. Moi, dans mon lycée, j'ai affaire à des
mômes de tous azimuts.
J. - On pourrait imaginer un lieu
alternatif à l'école ouvert au peuple. C'est l'expérience
d'Aix, ce sont diverses tentatives en Allemagne. On peut critiquer le fait
qu'à l'heure actuelle, la plupart des écoles parallèles
soient payantes, mais ce n'est pas en soi la preuve que ce sera toujours
ainsi. D'autre part, l'école parallèle est moins élitiste
qu'une classe de Terminale C.
L. - L'école, pour les
élèves de l'école traditionnelle, est le seul moment
de leur vie, quel que soit leur milieu, d'échapper au regard des
parents. Les parents sont en général complètement
réactionnaires. Je préfère qu'ils interviennent le
moins possible. Quand je les entends parler de leurs enfants, j'ai envie
de les foutre dehors. Si l'enfant est en situation d'échec ou de
malaise, les parents y sont pour les neuf dixièmes.
J. - Si les parents sont réactionnaires,
c'est en très grande partie à cause de l'Education nationale,
c'est bien de leur éducation à eux qu'il s'agit.
L. - C'est plus compliqué
que ça. Les parents sont effectivement prisonniers de leur propre
éducation, de tout le système, de leur fantasmes de montée
sociale.
J. - Mais quand tu dis que tu choisis
l'Education Nationale, parce qu'elle n'est pas élitiste, tu dis
ne pas vouloir te couper du peuple, mais par peuple tu entends les enfants.
Tu méprises les parents.
L. - Les enfants ont tout à
faire, s'ils doivent opérer des ruptures, si petites soient-elles,
c'est important. Et pour ça, il faut qu'ils rencontrent des gens
sur leur chemin.
J. - Les adultes aussi.
L. - Oui, ce n'est pas mon affaire.
On ne peut pas se sentir responsable du monde entier.
J. - Tu dis que les parents sont
cons. Mais ton boulot de militante auprès des gosses tu pourrais
le concevoir auprès des parents, en imaginant un moyen de les intéresser
à une réflexion sur l'école.
L. - Quand je dis qu'ils sont
cons, c'est en tant que parents. Mais individuellement j'aime leur parler
et discuter avec eux. Moi aussi, je suis un parent.
L'école ... pour rencontrer
des gens de tous les milieux?
J. - Tu parles jusqu'ici en tant
que spécialiste de l'éducation et enseignante, mais tu ne
dis pas comment, en tant que parent, tu réagis face à un
prof dont tu contestes les méthodes.
L. - Je reconnais qu'il y a
une chose complètement dégueulasse, c'est que, en tant que
prof, j'ai un poids inouï. Je joue sur la terreur qui règne
dans l'institution et je peux me permettre de faire aux enseignants des
critiques ou des suggestions que d'autres parents ne peuvent faire.
J. - Pourquoi as-tu choisi l'Education
nationale pour tes enfants?
L. - Ce sont eux qui ont choisi.
Leïla a été à La Barque, mais c'était
très loin de chez nous. Elle s'est fait une copine dans le quartier,
elle a préféré aller à l'école communale.
Ça recoupait mon désir. J'estime que les gosses n'ont pas
d'autres chances que l'école de rencontrer des gens de tous les
milieux.
J. - Oui, mais on entend toujours
dire la même chose à propos de l'armée.
L. - Ce sont deux institutions
très différentes. La loi n'a pas la même rigueur à
l'école qu'à l'armée. Tout est mis en œuvre pour neutraliser
les enseignants, parce qu'ils ne font pas tous le jeu du pouvoir. Des courants
politiques traversent l'Education nationale. Les pleins pouvoirs donnés
au chef d'établissement, ce n'est pas un hasard et il est vrai qu'il
y a des profs qui n'ont plus qu'à s'en aller, devant l'opposition
du chef d'établissement. Je me tirerais aussi, si je me trouvais
dans ces conditions.
J. - C'est pour cela que ton attitude
me semble peu cohérente. Que des professeurs soient sympathiques,
c'est dérisoire face à la machine. Ce que tu fais une année
est remis en question l'année suivante et même, au pire, les
gosses t'en voudront d'avoir cassé le rythme et de les avoir désorientés
pour l'année suivante.
L. - Je suis passée par
là et les enfants me taxaient de mauvais professeur, parce que je
les laissais faire ce qu'ils voulaient. Maintenant, j'ai mis des choses
au point. Autrement dit, il y a des choses que je ne supporte pas. Je ne
me laisse plus marcher sur les pieds. Ce n'est pas un problème d'institution,
mais du fait que je vis là avec eux. J'ai une idée sur ce
que je veux faire passer.
J. - C'est une goutte d'eau dans
la mer.
L. - C'est clair, c'est vrai.
Mais qu'est-ce que l'école parallèle par rapport à
cette institution? Ce n'est même plus une goutte ...
J. - Je ne parle pas en termes
de masses, mais lorsque je dis
« goutte d'eau »,
c'est que dans l'éducation nationale, individuellement, le gosse
ne perçoit rien de toi qu'une liberté partielle. Dans un
lieu différent, chaque enfant vit cette relative liberté
sur un mode global.
L. - La liberté que j'essaie
de leur faire vivre ne se mesure pas quantitativement. C'est une affaire
de déclic. Avec certains mômes, ça fonctionne comme
ça et c'est définitif
J. - Dans un lieu comme La Barque,
c'est la même chose. Tu as affaire à des individus qui ne
t'acceptent pas ou à d'autres avec lesquels se passe le déclic.
Tu pourras faire passer tout ce que tu veux dans l'Education nationale,
sauf que tu es obligée de respecter le programme. Ce programme passe
avant tout.
L. - Oui, mais on peut jouer
avec ça. On peut donner aux enfants l'envie d'apprendre.
J. - Apprendre dans quel but? l'école
parallèle remet en question non seulement les programmes, les rapports
enfants-adultes, mais aussi le travail et les relations des individus et
des groupes aux institutions.
Vous partez de rien, c'est dangereux!
L. - Dans l'institution, ce n'est
pas le programme qui compte pour moi, c'est le désir qu'ont les
gosses d'apprendre un langage qui n'est pas le leur, mais qui leur permet
de communiquer. Si j'ai réussi ça, j'ai gagné. Et
à ce moment-là, ils se moquent de leur orientation. L'essentiel,
c'est que je leur aurai donné l'envie de faire des trucs à
côté.
J. - C'est valable aussi bien pour
des enfants que pour des adultes, aussi bien pour l'école que pour
des lieux alternatifs à l'école.
L. - Une autre critique que
je ferais, c'est que l'école parallèle part de rien. Moi,
dans mon métier d'enseignante, j'ai réfléchi à
la façon dont je désire faire passer des trucs, à
l'esprit du programme. J'ai envie de transmettre ce que je suis, de manière
pas trop idiote. Par contre, partir de rien me semble parfaitement farfelu,
parce qu'on reste complètement démuni de toutes capacités.
J. - Tu veux dire « partir
de rien », au niveau pédagogique?
L. - Et aussi au niveau du type
de lois dans lesquelles vit le groupe.
Est-ce qu'on laisse les enfants
et les adultes choisir à tout moment? En réalité il
n'y a aucune concordance et aucun choix réel ne se fait. Pourtant
il y a une morale sous-jacente qui est du non-dit. A ce niveau-là,
l'institution est plus claire. Tu es pour ou contre les règles,
tu peux essayer de les transgresser, de jouer avec elles mais à
partir du moment où tu te places hors de l'institution, il n'y a
plus rien, parce qu'il ne faut pas constituer un groupe institué.
J. - Les écoles parallèles
ne partent pas de rien. Le mouvement libertaire dont je me réclame
appartient à une tradition historique, à une réflexion
politique dont les réalisations pratiques peuvent faire l'objet
d'un bilan critique. On ne part pas de rien. De même dans le domaine
pédagogique, on part d'une expérience vécue; on sait
ce qu'on ne veut pas, et c'est déjà beaucoup.
L. - « Savoir ce
qu'on ne veut pas faire », ce n'est pas toujours vrai dans les écoles
parallèles. 1l y a beaucoup de flou.
J. - Ça, c'est vrai.
L. - Il y a la même mise
en scène dans tous ces groupes, il y a la même fausse impression
de vérité, mais ce sont toujours les mêmes qui parlent,
les vrais problèmes sont tabous. Quand nous sommes dans un milieu
qui n'est pas notre miroir - dans l'Education nationale par exemple
nous sommes confrontés aux idées. On s'écroule ou
on fait face. Pour moi, c'est un facteur d'avancement, ça me permet
de grandir.
J. - C'est vrai, mais c'est facile.
C'est facile de dire: « Je suis contre Giscard d'Estaing, contre
le capitalisme». Dans un lieu où les choses sont moins claires,
où les dissensions sont plus subtiles, on est amené à
s'interroger bien davantage et à se remettre en question. Etre à
gauche, c'est un choix, mais ça t'engage si peu dans l'état
actuel des choses ! ...
L. - Je vis mon engagement au
moins vingt heures par semaine, et les problèmes sont cruciaux!
Je ne suis pas prof pour gagner du fric. Je ne peux pas bosser là-dedans,
sans qu'il y ait quelque chose qui m'y fasse plaisir, sinon je deviens
folle. Dans ma pratique, il ne s'agit pas d'un dire, mais comment j'ai
à faire.
J. - N'importe qui peut dire la
même chose dans une école dite parallèle. Ce n'est
pas toujours un lieu de clivages non-dit, il y a des crises. Tu es obligée
aussi de vivre ces crises dans ta pratique. Je ne vois pas en quoi c'est
différent. Tu dis que tu en vis vingt heures par semaine. Dans les
écoles parallèles qui fonctionnent avec des permanents payés,
les permanents peuvent dire ce que tu dis en tant qu'enseignante.
L. - Ce qui est différent
aussi, c'est la provenance de l'argent. Si tu payes les permanents, d'où
vient ce fric?
J. - II peut venir de l'Etat. La
majorité de ces alternatives à l'école se sont fait
reconnaître par l'Etat. La Barque n'a pas voulu s'engager dans cette
voie et craint les implications politiques et pratiques d'une telle reconnaissance,
mais d'autres lieux ont pris le parti d'être une alternative à
l'Education nationale en prouvant qu'il était possible de vivre
autrement avec des enfants. On peut envisager que ces subventions deviennent
plus grasses sous un autre gouvernement. Encore une fois, ta critique n'est
pas une condamnation a priori de l'école parallèle. Quant
à ceux qui refusent d'être reconnus par l'Etat, tout ce qu'on
peut dire, c'est qu'ils manquent d'imagination pour se procurer les ressources
nécessaires.
Les enfants et les adultes pourraient
ensemble produire quelque chose ou offrir quelques prestations de service.
Mais l'école serait gratuite, qu'elle ne serait pas pour autant
ouverte à tous. Il n'y a qu'à voir Vitruve et Decroly, écoles
d'Etat gratuites laïques et obligatoires. Seuls pourtant les parents
suffisamment conscients du problème de l'école (c'est-à-dire
quelques petits bourgeois intellectuels) y mettent les enfants. On n'a
pas encore trouvé le moyen d'avoir un impact sur le quartier.
Vos enfants vivent en dehors
de tout?
L. - Dans une école parallèle,
les enfants vivent en dehors de tout.
J. - Comment, « en dehors
de tout »? C'est à l'école qu'on est en dehors de tout!
On ne peut pas être plus coupé de la vie qu'entre les quatre
murs de l'école traditionnelle.
L. - Oui, mais ce n'est pas
sur ce plan que je me place. Ma gamine continue à voir ses amies
en dehors de l'école, tandis que si je la menais dans une école
parallèle, elle ne pourrait pas, dans l'immeuble où elle
habite, les retrouver. Je n'ai pas intérêt à changer
de quartier, si c'est pour trouver la même chose qu'à l'école
du coin. Je n'ai ni la disponibilité ni l'énergie nécessaires
pour créer une école de quartier. S'il y avait une école
parallèle de quartier, peut-être ma position ne serait-elle
pas la même.
J'attache une énorme
importance au fait que nous vivions dans un lieu où les enfants
se rencontrent. Je ne vois pas pourquoi j'irais chercher pour mes gosses
un système éducatif qui ne représente pas un mieux
suffisant pour les y mettre.
J. - Mais on peut toujours espérer
que se multiplieront les écoles parallèles de quartier. Et
puis, il ne faut pas se leurrer, les rapports qui s'établissent
dans les quartiers à Paris, c'est en voie de perdition ou c'est
marginal. Par contre dans l'école parallèle où va
ma fille, il y a une vie autonome des enfants qui se rendent chez les uns
ou les autres le soir, les week-ends, les vacances. Il n'y a pas du tout
la même coupure entre l'école et la vie.
L. - Oui, mais comme c'est quand
même loin, la gamine ou le gamin dépend de ta disponibilité,
du moins jusqu'à un certain âge. Il faut, si elle a envie
de voir un copain que tu la conduises. De même, de mon côté,
je rencontre d'autres parents de l'école, quand je vais chercher
mon pain, on discute de l'école et aussi d'autres choses.
J. - Une vie de quartier, ça
aussi c'est l'idéal d'une école parallèle.
Il faudra bien qu'on s'en donne
les moyens.
• Ce dialogue
avec Max-Paul Sobag entre un peu dans un cadre différent. MAX-PAUL
SOBAG FAIT UNE CRITIQUE DES ECOLES PARALLELES COMME LIEUX FAMILIALISTES.
Il a un projet, « l'école essentielle », qui s'inscrit
contre l'école traditionnelle, mais aussi contre les « anti-écoles
».
M.-P. S. - Tu vois, il faut arriver
à faire tomber les barrières, arriver à ce qu'il n'y
ait plus d'enfants, plus d'adultes, mais simplement des êtres humains.
Des êtres humains avec des codes différents, des expériences
différentes et donc une approche différente du monde qui
les entoure. Mais pour cela, il faut que l'éducation (sans parler
d'âge) cesse d'enfermer les personnes dans des catégories,
des classes.
C. - Moi, je crois que l'enfance
est un état qui nous est complétement étranger. Je
ne crois pas que l'âge adulte soit la maturité acquise pendant
l'enfance. Il se passe quelque chose que je ne comprends pas, une série
de ruptures dans l'adolescence. L'enfant, il faut assumer cela, est un
être étranger qui peut nous fasciner, nous séduire,
mais qui vit sur un autre mode que le nôtre. Je ne pense pas qu'il
s'agisse là de niveaux de connaissances différents. Une seule
fois par exemple, j'ai pu approcher ce que le mot « jouer »
signifiait pour l'enfant. J'avais pris de l'acide. J'ai joué avec
ma fille à la dînette. J'ai saisi alors que l'enfant, dans
le jeu, réalisait sa totale unité. Il n'y a pas de personnage
ni de double.
M.-P. S. - L'enfance, dis-tu, est
un état qui t'est étranger. Peut-être devrais-tu chercher
en toi pourquoi, plutôt que de te persuader que la cause en est l'état
d'enfance. Quand tu as pris de l'acide, tu as pu approcher cet état,
tu as pu communiquer réellement, par l'intermédiaire du jeu,
avec ta fille. Ta perception étant modifiée, tu as balayé
une partie de les barrières d'adulte et tu as vu l'enfant. Tu vois,
l'acide, c'est un moment, quelques heures, il faut comprendre ce qui ce
passe en toi et parvenir à « voir », à percevoir
sans acide. C'est possible. L'acide est un outil, c'est tout. En jouant
à la dînette avec ta fille, tu communiquais et tu réalisais
ta propre unité, peut-être. Tu jouais AVEC ta fille; et TA
fille jouait AVEC toi!
Cette notion imposée d'adulte,
d'enfant...
C. - Les seuls jeux d'adulte qui
pourraient se comparer, au jeu de l'enfant ce serait le jeu de la vérité
- et encore - ou surtout la roulette russe. Mais même dans ce jeu-là,
je me demande s'il n'y a pas un certain recul de l'adulte, alors que l'enfant
en jouant ne dédouble pas sa personnalité, mais la redouble
et la prouve. Il se passe quelque chose à partir de l'adolescence
qui fait qu'on ne joue plus à, on se joue de. Je n'arrive pas vraiment
à l'exprimer, mais je suis sûre que l'enfant se sépare
intrinsèquement de l'adulte par le jeu.
M.-P. S. - Ce qui me frappe dans
tes propos, c'est que tu considères l'adulte comme une entité.
Moi, tu vois, je suis adulte (si tu veux employer ce terme), mais je ne
suis pas comme toi. Je ne réagis pas comme toi, je ne perçois
pas comme toi. Je suis adulte, je suis enfant, je suis masculin, je suis
féminin, je suis heureux, je suis malheureux ...
Il est vrai que la société,
l'éducation, la hiérarchie, les pouvoirs, essaient de créer
cette notion d'adulte à laquelle tu te réfères et
que moi je refuse, je combats.
Le jeu « ne sert qu'à
établir une existence, des existences et des rôles fantasmatiques
qui n'ont d'autre objet qu'eux-mêmes et par lequel on oublie non
le réel, mais le temps et l'espace proche ». Le jeu de l'adulte,
de l'enfant, du « fou » est une réponse à ceux
qui veulent prématurément enfermer l'imaginaire, la créativité.
Et je te pose une question: les marionnettes sont-elles un jeu d'enfant
ou un jeu d'adulte (voir Java, les marionnettes d'Osaka, les marionnettes
à fils de Salzbourg, les peuplades d'Afrique ou la caverne de Platon
!)?
Ce que j'essaie de dire, c'est
que tu es conditionnée par le système dans lequel nous vivons,
par le langage dont nous nous servons. On nous répète sans
cesse: « Il y a le bébé, l'enfant, l'adolescent,
l'adulte ». On nous dit « Il n'y a pas de communication
possible d'un stade à un autre ». Tu crois ça? C'est
un piège? On nous coupe en tranches, alors que nous formons un tout,
y compris dans le temps.
C. - Nous rêvons d'une communication
possible entre adultes et enfants (d'où l'enseignement). Mais à
la vérité, même si nous pouvons décoder certains
comportements, même si nous pouvons établir des relations
(fussent-elles d'amour) avec les enfants, ces relations sont différentielles.
C'est difficile à accepter, mais je crois impossible la correspondance
entre notre logique et la leur.
J'aime vivre avec des enfants,
j'aime leur corps, leur façon d'aimer.
Mais je ne suis pas « une
copine », je sais que la distance qui me sépare d'eux est
incommensurable. J'aime en eux cet émouvant mystère. J'accepte
d'être séparée de mon enfance.
M.-P. S. - Et moi, je n'accepte
pas! Je ne vois pas pourquoi j'accepterais ce genre d'absurdité!
Mon enfance, peut-être d'autres enfances, d'autres vies, vivent en
moi à chacune de mes expériences. Sans mon enfance, je ne
serais pas « Max-Paul », mais un autre que je ne peux imaginer.
Je ne suis pas un enfant, je suis aussi un enfant.
c. - Je crois que tout être
est seul. Mais il y a un langage, des codes qui sont partiellement accordés.
Je pense qu'un enfant peut t'écouter, te parler, mais à travers
une langue qui lui demeure étrangère. Il apprend la signification
des mots à travers une sémamique poétique (poïein
= faire, créer).
M.-P. S. - Je crois que le discours
de l'enfant peut se prolonger et que nous devons tout faire pour ne pas
nous couper de notre discours d'enfant. C'est aussi au niveau du langage
Que le combat doit avoir lieu. L'école détruit le mode d'émergence
non rationnel du réel ainsi que le langage qui l'exprime. C'est
aussi une des raisons pour lesquelles l'état d'enfance t'est étranger.
Tu te situes sur un plan logique, les enfants sont sur un plan symbolique.
Moi, j'essaie de me situer sur l'un et sur l'autre. A 31 ans, je travaille
encore sur le langage symbolique, et j'y travaillerai jusqu'à ma
mort.
C. - Tu dis qu'en fait nous sommes
conditionnés par un système qui a intérêt à
nous faire croire qu'il y a évolution, maturation?
M.-P. S. - Oui, l'enfant est classifié,
catégorisé dans une certaine norme. II y a la caste des adultes,
la caste des adolescents. La caste des prisonniers dans les prisons, la
caste des femmes, la caste des isolés, la caste des fous, la caste
des ouvriers, la caste des intellectuels. C'est faux. Enfin, c'est faux
... c'est comme ça, parce qu'on est dans ce système-là.
Mais c'est une construction. Moi, je veux vivre autre chose.
Une réceptivité
inouïe
C. - Tu as l'impression de pouvoir
bien communiquer avec les enfants?
M.-P. S. - Je communique souvent
mieux qu'avec quelqu'un d'autre.
A partir du moment ou tu penses
que l'enfant ne peut pas communiquer avec toi, tu as un a priori qui empêche
le dialogue. L'enfant comprend tout. Et il comprend que tu ne peux pas
communiquer. C'est dommage car avec un enfant tu as plus de chances de
déboucher sur l'imaginaire et la poésie que sur un rationalisme
emmerdant et castrateur.
C. - Bien sûr qu'ils comprennent,
ce n'est pas la question. Si tu dis à un enfant de trois ans : «
Je suis triste», il te comprend sans doute mieux qu'un adulte ne
te comprendrait, parce qu'il a une réceptivité inouïe,
il perçoit nos mouvements mentaux avec une précision que
nous, adultes, n'avons plus. Mais je dis que la compréhension qu'il
a de ta détresse t'échappe complètement. Avec un adulte
que tu aimes, tu peux parvenir à un relatif accord des significations,
mais je crois que l'enfant joue avec l'ordre qui régit notre esprit.
Mieux, il y a du jeu entre les mots. Les mots d'enfant sont des jeux de
mots, mais des jeux tels que je les disais, des jeux exprimant totalement
leur réalité.
M.·P. S. - D'abord, je ne
dirai pas à un enfant de trois ans: « Je suis triste »,
pour plusieurs raisons; d'abord, si je suis triste, il le sent et les mots
sont inutiles; ensuite parce que, si par bonheur il ne le sentait pas (ce
dont je doute fort), je ne vois pas pourquoi je lui projetterais ma tristesse
ou mes angoisses.
Tu comprends, c'est une attitude
qu'il faudrait avoir vis-à-vis de tout le monde. Une attitude qui
changerait bien des choses: cesser de projeter ses états d'âme
à tort et à travers. Il y a d'autres moyens de s'en libérer
que celui de la projection sur les autres. Une chose me gêne chez
toi, je me répète peut-être; c'est que tu parles au
nom des « adultes " au lieu de parler en ton nom, à toi, Catherine.
Tu dis « Nous adultes, n'avons plus ... » Alors que tu devrais
dire: « Moi, Catherine, je n'ai plus ... »
C. - Quand je dis que je me sens
étrangère, je ne dis pas qu'ils sont incapables de parler
mon langage, je dis que je désire respecter ce mystère et
vivre pleinement cette différence. J'accepte de n'avoir pas la même
logique qu'eux, j'accepte ce hiatus, j'accepte leur étonnement,
leur sempiternel « pourquoi » qui est l'expression parfaite
de l'absence de lien entre les choses:
« Pourquoi tu bats des œufs?
Pourquoi on n'a pas de plumes? Pourquoi j'existe? Pourquoi tu raccommodes?
Pourquoi tu m'aimes? ». Nous construisons des relations entre les
choses, nous fabriquons des rapports qu'ils ne perçoivent pas.
M.-P. S. - Encore une fois, tu
dis: « Nous construisons des relations entre les choses, Nous fabriquons
des rapports qu'ils ne perçoivent pas » ... Je ne joue pas
avec les mots, mais il est essentiel pour que tu comprennes ma démarche.
Chaque être essaie de relier les choses entre elles, et à
chaque expérience nouvelle, celle conception globale du monde qui
nous entoure évolue, mais je crois qu'elle évolue différemment
pour chacun parce que chacun a d'une même chose une expérience
différente et inversement. J'accepte cela dans mes relations avec
les autres, j'accepte cette différence, je revendique cette différence
d'expérience, de vision, de perception: c'est cela la tolérance,
qui débouchera sur l'acceptation de la complémentarité.
Et c'est ainsi que j'essaie d'avoir des relations vraies avec les autres,
enfant ou adulte.
Je ne connais pas ta manière
de percevoir l'espace et le temps, je ne connais pas la manière
de ma fille de percevoir l'espace et le temps, ni celle de l'autistique,
ni celle de ma concierge, ni celle de ce clochard, ni celle de mon marchand
de journaux. A la limite, je m'en moque, ce n'est en aucun cas un obstacle
insurmontable à la communication
C. - Si la perception du temps
chez les enfants est différente, c'est qu'ils sont sur la même
portée mais dans une autre clef.
M.-P. S. - Nous pouvons tous faire
l'expérience d'une autre logique qui n'est pas la logique linéaire
Hésitations ...
On a vu dans les critiques adressées
aux écoles parallèles la position des adultes ayant choisi
pour leur enfant l'école traditionnelle. Mais il y a aussi tous
ceux qui hésitent, qui sont sincèrement attristés
de ce que l'Education nationale ne soit pas à la hauteur de l'ambition
de chacun. Ceux-là choisiront peut-être « les écoles
parallèles » parce qu'« ils ne pouvaient pas faire autrement
». On a parfois regretté que ces lieux soient quelquefois
choisis dans un but thérapeutique par des parents affolés
de ce que devenait leur enfant (cela arrive à La Barque au moins
deux fois par an).
Il ne faut pas, pensons-nous, regretter
que ces parents-là se sentent mal à l'aise dans un lieu qu'ils
ont été « contraints » d'envisager. Ils sont,
dans leur désarroi même, la plus claire défense des
écoles dites parallèles. Ils ne peuvent plus faire courir
à leurs enfants les risques de l'Education nationale.
Le dialogue qui suit entre deux
femmes dont l'une a choisi l'école parallèle, l'autre l'école
communale, illustre bien la fragilité du rempart que dresse la société
entre son bien et le nôtre. Un enfant de trois ans peut l'ébranler:
C. - Jusqu'ici, vu mes préoccupations
politiques et militantes dans un mouvement maoïste, la question de
l'école ne s'était jamais posée. Je ne voulais pas
que ma fille, déjà privilégiée par le milieu
culturel où elle évolue, soit coupée de ce monde moins
favorisé que le nôtre. Mais j'ai vu la tristesse infinie de
l'école, l'indifférence de la maîtresse aux enfants.
J'ai vu les enfants avoir peur et ma fille malheureuse.
P. - Alors, une école parallèle?
C. - J'ai déjà
envisagé comme possible une école parallèle, mais,
c'est vrai, j'ai souvent pense qu'y venaient des gens qui en cherchaient
là d'autres avec qui parler de leurs problèmes d'éducation.
Il y a une volonté de mise en commun des soucis, et cela me fait
un peu peur. A la fois, ça peut être très enrichissant,
mais aussi ça peut être le psychodrame permanent. J'ai peur
de rencontrer là des gens qui, sous le prétexte de l'enfant
viennent résoudre des problèmes personnels. J'ai connu ce
genre de situation à Vincennes, par exemple. Ce qui m'a retenue
aussi, c'est que je pense qu'une école parallèle exige une
très grande disponibilité pour le temps et l'énergie.
P. - Tu parles de Vincennes, mais
il s'agit là de « maternelle » parallèle. A mon
avis, c'est différent de ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler
« école » parallèle, parce que ceux qui choisissent
cette voie ont dû réfléchir profondément à
ce que signifient cette société, les diplômes, l'éducation.
Même s'il y a des divergences, les gens qui ont choisi l'école
parallèle ont beaucoup de points communs politiques.
Il y a des gens de gauche, partisans
d'une éducation « libérale » (au sens d'économie
« libérale », c'est-à-dire « que le plus
fort gagne » et « chacun pour soi ». Ces gens-là
mettent leurs enfants dans des écoles dites de « pédagogie
nouvelle », Decroly ou La Source, ou toutes les écoles «
actives ». Mais les écoles dites
« parallèles
», c'est autre chose, c'est une radicalisation, et il ne s'agit plus
d'éducation libérale. On sait trop ce que ça veut
dire que le « libéralisme ».
C. - Même en maternelle
d'ailleurs, la répression est absolument incroyable. Les enfants
sont fréquemment fessés dans celle où va ma fille.
Je suis amenée, presque à mon corps défendant, à
envisager la possibilité de l'école parallèle. Alors
j'ai peur d'une certaine marginalisation de l'enfant. Je trouve qu'il est
important qu'il soit à l'aise avec beaucoup de gens, qu'il ne soit
pas dans un ghetto. Par exemple, je ne voudrais pas que ma fille se coupe
des milieux ouvriers, où les gens ont moins d'argent que nous. Il
faut qu'elle se frotte à des gens différents, y compris à
cette maîtresse odieuse qu'elle a cette année. J'ai longtemps
eu une idéologie militante de sacrifice. Je trouvais normal que
ma fille se batte aussi contre les gens qui abusaient du pouvoir.
P. N'est-il pas complètement
volontariste de ta part de vouloir que ton enfant de 4 ans se batte, seule,
contre le pouvoir d'une maîtresse? A la limite, elle pourra apprendre
à le supporter, plus ou moins bien.
C. Oui, bien sûr.
Par exemple, Jeanne va fréquemment au dortoir annexé à
la classe et se met des couvertures sur la tête pour ne pas voir
l'école et la maîtresse. Moi je la pousse plutôt à
aller vers les autres enfants ... De notre côté, nous avons
été quelques femmes à commencer une action, mais nous
avons échoué parce que beaucoup de parents voulaient que
leurs enfants soient réprimés.
P. - Alors?
C. - ... Je ne sais pas. Enfin
j'aide Jeanne par exemple à ne pas trop tenir compte des cris de
la maîtresse. Le matin, le chemin qu'on devrait faire en un quart
d'heure, je le fais en une demi-heure. Jeanne s'arrête fréquemment
et pose des questions aux ouvriers et aux commerçants qu'elle rencontre.
Je compense ... Et puis, ce n'est qu'individuel.
P. - L'une des critiques qu'on
fait le plus aux écoles parallèles, c'est que les enfants
y sont très privilégiés et « coupés des
masses ». Or, tout en laissant Jeanne à l'école communale,
tu l'éduques aussi de façon tout à fait privilégiée,
ne serait-ce qu'en te faisant complice de son retard journalier à
l'école.
C. - Je désire qu'elle
réfléchisse, mais en même temps je ne veux pas qu'elle
soit coupée du monde. J'ai peur que dans une école parallèle
cela ne lui arrive.
P. - Au contraire, toutes les écoles
parallèles cherchent à faire craquer les murs. Dans
une école traditionnelle, l'enfant vit tout à fait à
l'écart du monde et apprend des choses qui n'ont rien à voir
avec sa vie.
C. - De toute façon,
maintenant que je sais ce qui se passe à l'école, je ne peux
plus fermer les yeux sur l'énergie qu'il faudrait à ma fille
pour lutter à l'intérieur de ces murs. Si nous, le groupe
des parents les plus décidés, avons échoué
celle année, comment les enfants sortiront-ils de ce combat ? J'ai
peur des écoles parallèles. Je crains de donner à
ma fille une éducation en marge de celle que reçoivent ses
camarades du quartier. Mais je désire réfléchir à
cette solution extrême. Tout simplement parce que l'école
m'apparaît souvent maintenant comme l'impossible. ».
...Parades
Reprenons maintenant les arguments
développés dans ces différents points de vue:
1) Non-intégration
sociale
Argument choc: «Vous les élevez
à part. » Mais justement, c'est chaque famille qui élève
ses enfants à part. Les « lieux pour enfants » réagissent
contre cette société qui organise la survie dans un désert
social. Nous avons l'ambition, esquissée dans les écoles
parallèles, clairement affirmée dans les collectifs adultes-enfants,
de ne plus élever nos enfants « à part ».
Où sont-ils, les ghettos? Chez nous, il y a de la place pour ceux
que vous appelez caractériels, fous, débiles, épileptiques,
vieux, homosexuels, professeurs.
Si les collectifs et communautés
sont souvent devenus des lieux d'asile pour les marginalisés (dépressifs,
« drogués », etc.), c'est qu'ils ont renoncé
à vos normes et à vos estampilles. Ils se sont parfois brûlé
les ailes dans l'aventure, du moins volaient-ils plus haut que vous.
C'est vrai, dans nos lieux, pas
« d'appréciations» sur les enfants. Il nous est arrivé
de nous émerveiller de la vivacité intellectuelle de tel
ou tel enfant, du plaisir de vivre d'un(e) autre. Nous avons eu peur de
la violence de certains, mais nous avons toujours eu l'humilité
de savoir que tout cela n'était qu'apparence. En soi, cela ne signifie
rien. « Luttez », enseignants de gauche, contre la réforme
Haby et ses super-sélections, et continuez à noter scrupuleusement
les élèves. Parlez-nous ensuite de nos lieux «
privilégiés », vous nous intéressez.
Imbéciles? Vraiment?
« Ils n'apprennent rien.
» Comment donc est-il possible de ne rien apprendre? A notre connaissance,
il n'existe qu'une seule situation où l'enfant puisse courir ce
risque contre-nature: c'est quand on l'oblige à apprendre quelque
chose. Il peut alors se bloquer contre la chose, mais aussi contre l'obligation.
Par expérience, n'importe
quel individu sait qu'il n'a retenu de ses apprentissages que ce qui l'intéressait
(que cela lui fût agréable ou utile). Vous qui êtes
coiffeuse ou prof de sciences-nat., peut-être auriez-vous aimé
être funambule ou jouer du saxo, vous ne le saurez jamais. Les mêmes
qui nous accusent de faire de nos enfants des « analphabètes»
trouvent normal de n'avoir jamais lu un auteur chinois, de n'avoir jamais
joué une pièce de théâtre, de ne pas savoir
reconnaître les arbres, d'être incapable d'aider une amie à
accoucher. ..
Le gag : « étudier
» Montaigne au Lycée, plus précisément ses discours
sur l'école: « Mieux vaut tête bien faite que
bien pleine. » Commentez.
Dans ces lieux où nous vivons
avec eux, nos enfants n'étudieront Cicéron que si quelqu'un,
empli de passion pour ce sympathique auteur, vient chez nous en disant
qu'il a très envie de redécouvrir Cicéron avec les
enfants. Mais il est sûr que ceux qui auront été embarqués
pour cette découverte « connaîtront » l'époque
latine classique. Il est notable que ce sont les « voyageurs »
(non les touristes) qui nous ont appris le plus de choses sur les pays
étrangers.
J'affirme catégoriquement
que les enfants avec lesquels nous vivons ne sont ni analphabètes,
ni idiots. Parce que, quelle que soit l'activité proposée,
elle respecte leur rythme et leurs désirs, parce que le jeu libre
demeure la pierre d'angle de leur construction. Leur savoir ne sera pas
le nôtre. Et après?
Sans un adulte pour les «
guider» en permanence ...
Nous, « parents irresponsables
», sommes partis de l'analyse concrète d'une situation concrète.
Ce que nous avons appris, c'est d'abord l'expérience qui nous l'a
enseigné, jamais l'école; c'est ensuite, en relation très
étroite avec nos goûts et nos passions, ce que nous avons
voulu savoir. Ne pas faire danser quelqu'un qui ne veut pas danser.
Dans l'idéal, nous désirons
multiplier les ouvertures possibles. A l'heure actuelle, nous nous sentons
bien pauvres, mais nous sommes tout à fait prêts à
accueillir n'importe quel écolier, collectionneur, professeur, qui
a envie de faire découvrir aux enfants ce qu'il aime. Rien n'est
dérisoire, si quelqu'un y prend plaisir et chacun a quelque chose
à transmettre. La recette de la citrouille farcie, une étude
sur Racine, un procédé pour enlever les taches de gras, une
méthode de relaxation, une expérience de physique découverte
en usine. Même les professeurs seront les bienvenus ...
« C'est parce que vous
êtes allés à l'école que vous êtes capable
d'écrire sur l'école. » C'est parce que nous sommes
tous allés à l'école, qu'il y a si peu de gens qui
se croient capables d'écrire! Tous les intellectuels ne contestent
pas l'école, et d'une. D'ailleurs, comme par hasard, nous sommes
beaucoup plus de femmes que d'hommes à chercher d'autres modes d'acquisition
des savoirs et c'est vrai que « leur » culture nous est si
étrangère que nous n'y tenons pas outre mesure.
Mon problème n'est pas que
ma fille sache un jour lire Lacan, mais qu'elle s'exprime et se fasse comprendre
mieux que Lacan. Elle apprend, dans un lieu collectif, à s'exprimer
et à communiquer. A l'école, elle aurait peut-être
appris à « lire » mettons Lacan, le lundi de 9
à 11 h dans l'année scolaire 19861987, salle 114. Mais
je rêve (donc je crée) un lieu où sa vie croisera différents
chemins, dont peut-être ceux de Lacan, et où elle aura le
désir de rencontrer ceux qui exprimeront sa réalité.
Elle la vivra alors dans sa lecture avec connivence. Sans doute à
ce moment-là pourra-t-elle me traduire ces pages obscures qui me
font flipper.
Mais revenons à aujourd'hui.
On entend dire parfois que les enfants de chez nous sont déstructurés
(entendez « hors des structures adultes »). Il est inévitable
que nous retournions le compliment à l'Education nationale. Les
enfants qui ont été scolarisés et qui arrivent chez
nous sont, de fait. complétement
« déstructurés
». Ils ne savent rien faire tout seuls sans un adulte pour les guider,
ils «s'ennuient », s'ils n'ont pas de « travail »,
ils ont la sinistre habitude de compter les heures et les jours. Heureusement,
cela ne dure pas, et ils se restructurent très vite. Il n'existe
pas de vie sans structure.
Nous essayons de vivre ensemble,
adultes et enfants, en respectant le fait que leurs structures ne sont
pas les nôtres. Nous appelons « déstructuré »
(mais c'est un mot vide de sens et nous devrions dire « contre-structuré
») un enfant qui se structure sur un schéma adulte Nous revenons
plus loin sur cet «état différent» propre à
l'enfance (voir chapitre « motivations politiques »).
Marginaux ou suradaptés
?
Mais bien des critiques se réduisent
à la question: « Ne sont-ils pas des inadaptés dans
notre société étrangère à la vôtre
? ». La meilleure réponse est celle que donnent «les
grands », qu'ils se retrouvent dans l'école, traditionnelle
ou non. Nous les avons interrogés (voir chapitre « Et après?
»).
Une « intervenante »
de l'A.C.C.E.N. disait (avec comme un
« hélas ») dans
la voix) : « Ces enfants sont suradaptés ! ». Dans notre
monde complètement dément, il est vrai que nos enfants acquièrent
dans ces « lieux » dont nous parlons, une singulière
solidité. En contact avec la rue ou le monde du travail, pour les
plus grands, free.frrmés un minimum de la vie politique, habitués
à un regard critique, ils évoluent hors de nos lieux avec
une aisance que nous leur envions. Tous les mercredis après-midi,
à La Barque, nous les emmenons au spectacle, et il est étonnant
de voir avec quel « sans gêne » ils participent à
l'action. Si les comédiens (car il nous arrive de faire des erreurs
de choix) demandent au public de se taire, ils deviennent sages comme des
images et font leurs commentaires à la fin.
Un autre exemple. Un enfant vole
des bonbons dans un magasin. Le vendeur l'a vu, intervient et se tourne
vers l'adulte, qui prend l'air de quelqu'un qui n'est pas concerné
du tout. Le vendeur se fâche, engueule le môme: celui-là
va remettre les bonbons en place, en déclarant: « Ah la la,
y'a pas d'quoi en faire une histoire. » A La Barque, la caisse «
de journée » est parfois pillée; bon, il n'y aura pas
de goûter, il n'y a pas de quoi en faire une histoire, en effet!
Ce n'est pas un truc qu'on leur raconte, c'est la réalité.
Et ce n'est pas structurant, la réalité?
Qui est en marge (marge = espace
blanc autour du texte)? Nous sommes complètement dans le système,
et même nous nous en servons au maximum. Nous sommes une minorité?
Absolument, et aucun d'entre nous n'a l'ambition de rejoindre la Majorité.
Nous ne comprenons pas l'argument: « Mon gosse ira à l'école
comme tout le monde. » L'enfant a-t-il aussi été baptisé
à ce titre? Fera-t-il son service militaire ou la guerre pour la
même irréfutable raison? Se mariera-t-il et écoutera-t-il
R.T.L. pour faire comme tout le monde?
Ne pas faire comme tout le monde,
est-ce de l'individualisme petit-bourgeois? L'extrême-gauche est-elle
à ce point culpabilisée de ses échecs auprès
de la classe ouvrière qu'elle revendique le droit pour ses enfants
de se taire « comme tout le monde » ?
Est-ce être marginal que
de considérer le travail auquel nous sommes contraints pour vivre
comme une malédiction (Bible, Genèse III, 17-18-19)? Oui,
beaucoup d'entre nous s'arrangent pour avoir le temps de faire les choses
qu'ils aiment et nous sommes persuadés que nos enfants se débrouilleront
aussi bien que nous. Qui sait? Ils feront peut-être même des
« études» dans un enseignement supérieur, traditionnel
ou non, car nous n'avons pas encore dit notre dernier mot sur le chapitre
de la formation dite professionnelle. Pour le moment, nous acquérons
patiemment, enfants et adultes, un certain goût de l'autonomie et
une solide confiance en nous, et nous apprendrons ce que nous voudrons.
En jouant votre jeu ou non d'ailleurs, selon ce qui nous arrangera.
2) Ecole de luxe, école
de classe
Nous vivons, dans nos lieux respectifs,
en autogestion et c'est actuellement un luxe. Demain, on rasera gratis.
En attendant, il faut payer. Entre la machine à laver et le loyer
d'un lieu pour enfants, on a choisi le loyer. On s'en passerait bien.
Libération coûte
1,60 F; Le Figaro 1,30 F. C'est une question de soutiens. Si l'Etat
« soutient » le poids de l'Education nationale, c'est qu'il
y trouve intérêt (relire les textes très éclairants
du fameux Jules Ferry). Nous payons cher le droit de ne pas nous plier
aux règles de la sélection. La gratuité de l'école
laïque et obligatoire, est-ce vos gosses ou vous qui en paieront la
facture?
La prise en charge d'un lieu collectif
(voire le salaire de
« permanents » ou d'«
intervenants », dans certains cas) coûte cher, environ 300
à 400 F par mois par enfant, mais nous estimons que l'Education
nationale nous coûterait davantage. Nous préférons
payer en espèces qu'en nature.
La gauche, qui nous reproche de
coûter cher, ne nous a jamais proposé d'occuper des locaux
qu'elle gère (par l'intermédiaire de comités d'entreprise,
de municipalités ... ). Ce serait à envisager. .. Mais la
gauche traditionnelle a beaucoup d'adhérents dans l'E.N. et elle
compte aussi sur une éducation très centralisée pour
faire triompher son idéologie.
Soyons sérieux, si les lieux
pour enfants que nous avons choisis sont des lieux de luxe, ce n'est pas
à cause de l'argent. C'est surtout parce que les adultes qui s'y
sont engagés ont du temps. Et c'est en ce sens qu'ils sont petits-bourgeois.
Il est vrai, et c'est fort regrettable, que les enfants qui vont dans les
« écoles parallèles » sont aussi ceux qui en
ont le moins besoin, au sens où ils ont le privilège de vivre
dans des familles déjà critiques à l'égard
de l'idéologie dominante.
Seule pour le moment, la petite
bourgeoisie dispose des moyens (langage, media, accès à ce
qu'on appelle « la culture ») de critiquer l'Education nationale.
Les organisations populaires, quand bien même elles le voudraient,
ne peuvent contrecarrer l'idéologie du pouvoir en matière
scolaire. Nous pouvons regretter que ce privilège de la critique
soit réservé à quelquesuns, mais nous n'allons
pas pleurer sur le fait que nous en bénéficions. Ce n'est
quand même pas le « gauchisme » qui a inventé
la distinction entre les intellectuels et ceux qui ne le sont pas ... Nos
enfants échapperont, nous le souhaitons, à cette cote mal
taillée.
Donc, en majorité, nous
sommes des intellectuels petits-bourgeois, qui avons, grâce à
nos familles, notre éducation et notre patrie, le temps de vivre,
ce qui est un luxe très rare. Temps que nous prenons sur nos salaires
: nous gagnons deux fois moins, nous consommons peu et - nul ne le conteste
- la résistance à la consommation est un luxe réservé
à ceux qui n'ont jamais manqué de rien.
Oui, donc, nous sommes des privilégiés;
et nous osons investir notre capital culture-temps dans l'enfance. Les
mêmes militants d'extrême-gauche, dont beaucoup d'entre nous
furent, qui nous reprochent de faire de nos gosses des « privilégiés
», leur paient de beaux bouquins moins idiots que ceux qu'on trouve
généralement. Et pourtant, c'est un privilège de lire
des livres intelligents, un privilège de classe. On se coupe des
masses, camarades?
« Il faut se battre pour
que les ouvriers puissent lire les mêmes choses que nous. »
Bonne chance. Nous pensons que tant que l'Education nationale séparera
les intellectuels des manuels, il est inutile d'espérer quoi que
ce soit. Ce n'est pas en mettant nos enfants à l'école qu'on
démocratisera l'enseignement.
Lutter à l'intérieur
de l'école ... Ce sont vos enfants, vos armes de combat? Pas peur
qu'elles s'enrayent, les armes?
Agir sur l'école suppose,
quand on y met ses enfants, d'être fameusement sûr de soi.
Il faut au moins être enseignant pour oser refuser les pratiques
de la maîtresse! Et à un échelon plus élevé
(quoique moins concret), il est intéressant de constater que la
plupart des professeurs et des institutrices sont « de gauche ».
Ils ne sont pas contents, parce qu'ils ne gagnent pas beaucoup de sous.
Ceux qui contestent le système scolaire sont licenciés. Vitruve
est l'exception, qui confirme la règle, écolealibi,
mais aussi école contre l'école, école contestée.
Peut-être est-ce la seule «école sauvage» de France.
Dans la lutte institutionnelle qu'elle a engagée, elle est «
institutionnellement » marginalisée. Qui vivra verra. Et on
veut bien, de l'extérieur, avec les quelques rares camarades de
l'E.N. qui ne l'auraient pas laissée tomber, lui prêter main
forte quand le moment sera venu.
3) Super-valorisation du rôle
parental
« Vous choisissez pour vos
enfants une solution qui vous arrange. » On n'est pas maso et il
est vrai que nous agissons selon nos désirs. Nous choisissons «
pour » nos enfants comme n'importe quel parent qui choisit de prendre
le risque de l'Education nationale. Par contre, dans aucun « lieu
pour enfants », nous n'avons gardé un enfant qui préférerait
aller dans une école traditionnelle. Si les enfants des autres écoles
pouvaient, eux aussi, choisir...
Une critique qui vient de la «
nouvelle gauche» se fonde sur le
« trop de sacrifices »
consentis par les parents (au niveau de l'argent et du temps). En gros,
il s'agit de nous dire qu'il vaut mieux ne pas se laisser bouffer par les
enfants et qu'il faut leur apprendre très tôt à se
débrouiller tout seuls (fierté des parents libérés,
dont le gosse de six ans se lève seul, se prépare seul son
petit déjeuner et va seul en classe. En voilà un qui saura
ne compter que sur lui-même).
En élevant nos enfants jusqu'à
eux-mêmes, nous nous préparons aussi un monde plus humain.
Nous ne croyons pas au conflit des générations et nous espérons
vivre des amitiés durables avec nos enfants. L'amitié, c'est
se tenir compagnie de temps en temps aussi. L'autonomie - et les femmes
le savent - ne se confond pas avec la solitude. Par contre, l'autonomie,
c'est aussi pouvoir choisir librement la solitude. Nous faisons en sorte
que les enfants puissent faire ce choix. Et, s'il est particulièrement
limité faute de place dans les « écoles parallèles
», il est la condition sine qua non des collectifs vivant à
la campagne ..
Mais cette place trop importante
des adultes reste cependant un point à éclairer. Nous
y revenons dans l'exemple de La Barque (voir chap. 5 : trois exemples).
Souvent aussi, nous nous entendons
dire que nous protégeons à outrance nos enfants contre
la société telle qu'elle est. « L'école est
une saloperie, la vie aussi. Autant qu'ils l'affrontent le plus tôt
possible! »
Nous les protégeons des
dangers qu'ils ne peuvent affronter seuls, respect de la hiérarchie
par exemple, mais on leur donne (contrairement à l'école)
les moyens d'une analyse critique de la société. Ils sont
moins coupés de la vie et de la politique que les enfants entre
les murs des écoles. Par des stages (principe de l'alternance à
l'A.C.C.E.N. par exemple) dans le monde de la production, ils savent très
tôt ce que signifie, en réalité, le travail. Pas besoin
de leur faire des dessins.
Nos enfants sont clairvoyants.
Ils se sont sans doute plus souvent cassé le nez que les vôtres,
mais aussi ont-ils plus tôt le sens du danger? Nous n'avons pas tellement
peur des joutes pour eux que du courant qui passe à l'école.
Disons qu'on les protège des dangers qu'on juge trop grands. Et
alors? A chacun ses mesures.
L'hyper-familialisme du «
petit lieu sympa » opposé à 1'«immensité
dure» se dépasse dans l'idée de « réseau
». Plus il y aura de « sympathisants », avec ou sans
enfants, qui accepteront de partager quelque chose avec nos enfants, moins
nous serons isolés.
Il est incontestable que nous sommes
trop repliés sur nous-mêmes, en général. Mais
la critique que nous acceptons entièrement, c'est celle qui regrette
que nous n'allions pas assez loin .•
... Et auto-critiques
Il va de soi qu'une telle remise
en question de l'Etat, de l'éducation, de la famille, du travail
soulève de déconcertants problèmes. Présenter
un lieu parallèle, La Barque par exemple, sans faire la part de
ses difficultés serait le tronquer de ce qu'il a de plus profond;
sa lutte quotidienne pour créer une nouvelle manière de vivre.
Mais nous avons fait aussi appel
à d'autres témoignages, ceux d'intervenants ou de parents
de « Attention Ecole » et de « La Mosaïque »
qui ont existé chacune un an. Des personnes qui ont été
impliquées dans ces expériences passées tentent là
de dresser un bilan succinct et d'analyser ce dont meurent « les
écoles parallèles ».
La Barque telle que je l'ai décrite,
c'est ce qui existe, mais ce sont aussi les manques, les trous, et potentiellement
les réponses, qu'on pourrait apporter.
Au départ, pas de projet
pédagogique, pas de théorie sur l'enfance. Une action.
Quatre ans déjà,
et des questions à n'en plus finir! Paradoxalement, les plus insatisfaits
sont aussi ceux qui tiennent coûte que coûte à l'existence
de ce lieu différent de l'école. On critique, on critique,
on est prêt à se dissoudre. Mais on sait que c'est pour faire
autre chose à la place. On raconte que la plupart des « animales
» préfèrent se faire tuer plutôt que de supporter
qu'on tue leur petit. Et je sais qui je fais frémir en disant qu'il
y a de ça chez nous. Une résolution inébranlable qu'on
ne détruise pas nos enfants à l'école. La volonté
sauvage de combattre cette machine destructrice qu'est l'Education nationale.
Récupération? Bravo!
Notre combat n'est pas réformiste.
Contrairement à certaines écoles nouvelles (qui souhaiteraient
même la nationalisation), nous ne pensons pas pouvoir agir à
l'intérieur de l'Education nationale. Bravo, si certaines de nos
innovations sont récupérées, bravo pour toutes les
réformes qui adouciront le sort des enfants scolarisés. Mais
ce sont des détails. Les syndicats font dans l'anecdote et les parents
se réjouissent de rencontrer des profs sympas.
Nous avons une ambition démesurée.
Nous voulons vivre une critique globale de l'école; nous sommes
passés aux actes. Et ce n'est pas tous les jours la fête.
Nous avons pris des risques. Individuellement et collectivement nous l'avons
payé cher.
Nous sommes toujours en proie aux
mêmes critiques extérieures ; on a vu les réponses
que nous donnions.
Mais il est d'autres critiques:
les nôtres. Car nous ne sommes pas à la hauteur de nos espoirs.
Ce qui est certain, c'est qu'il ne s'agit pas de viser moins haut, mais
de se grandir.
Nous sommes des privilégiés
Et tout d'abord La Barque n'est
pas ouverte à tous. Non pour une question d'argent, mais parce que,
moins on a de culture, plus on est persuadé que l'école est
le seul instrument de promotion sociale: « Si tu travailles
bien, tu pourras peutêtre travailler aux P.T.T. »
Toutes les études sur le rôle ségrégatif et
sélectif de l'école s'adressent à une élite
qui partage l'odieux « secret ». Qui croit à l'égalité
des chances à l'école? La farce dure et les « réformes
» successives, implacables, créent les rouages irréversibles:
il faut tant d'ouvriers, tant de chômeurs, tant de femmes au travail.
Sélection, sélection, sélection.
Aucun de nous ne croit que l'Education
nationale est moins élitiste que La Barque. Mais il ne s'agit pas
de dire: « L'école, c'est pire. » Alors que faire?
Contrairement à certains
« profs sympas » qui considèrent que les parents sont
de « vieux cons réacs », nous pensons que l'école
n'est pas seulement un problème d'enfants. Si 50 % des parents estiment
que les enfants vont à l'école pour apprendre l'ordre, la
discipline et consolider l'acquisition des « bonnes manières
», 20 % sont d'avis que les enfants deviennent plus vite «
raisonnables », en fréquentant l'école maternelle;
30% ne prennent pas position (statistique publiée par les cahiers.
du C.R.E.S.A.S., Centre de Recherche de l'Education spécialisée
et de l'Adaptation scolaire). Si ces parents voient dans l'école
l'ordre, la discipline et les bonnes manières, c'est à l'école
qu'ils ont appris cela. Et ce n'est pas parce que les intellectuels mettront
leur gosse à l'école du peuple que le peuple réfléchira
au rôle de l'école.
On peut toujours faire des tracts
posant la question de la promotion sociale par l'école ... On peut
aussi faire une antiécole. Mais comment, d'une manière
comme de l'autre, se rendre crédible aux yeux de gens qui ne possèdent
pas les outils d'analyse grâce auxquels ils pourraient cracher sur
cette imposture?
A La Barque, nous n'avons apporté
aucune réponse, mais on peut rêver. ..
Ecole = promotion sociale possible.
Pourquoi ne pas partir de cette idée? Elle est fausse, d'accord,
mais elle se maintient parce qu'elle appartient au rêve. Je ne chicanerai
pas sur ce qu'est la «promotion sociale», elle est pour beaucoup
un moyen de se sortir de la merde. C'est plus d'argent, mais c'est aussi
moins de fatigue, plus de temps libre, plus de considération.
Alors pourquoi nous, qui faisons
une école parallèle, n'organiserions-nous pas parallèlement
un réseau de formation permanente parallèle, pour adultes?
D'abord pour prouver que l'école n'est pas seule à «
apprendre », ensuite pour montrer que, si un adulte bien entouré
est capable d'étudier rapidement ce pour quoi il est motivé,
à plus forte raison un enfant ne sera-t-il pas «empêché
de faire des études», s'il ne suit pas le programme officiel.
Oui, mais alors on rentre dans
le système?
Voire ... Nos enfants, loin d'être
marginalisés, sont « suradaptés ». Ils acquièrent
pendant toute leur enfance le goût de la liberté et la volonté
de s'en servir. De même en serait-il pour les travailleurs, qui auraient
fait une promotion sauvage. Car il ne s'agirait pas d'alphabétiser,
mais de donner les moyens d'une critique : moyens, qui permettraient un
recul et une audace suffisants pour tenter, avec l'aide de gens compétents,
le passage de certains examens.
Nos enfants n'auront pas tous envie
de passer des examens, mais ils en auront la possibilité. Je ne
vois pas pourquoi des adultes ne pourraient pas bénéficier
aussi de notre critique de l'Education nationale. Mais tous les ouvriers
n'ont pas envie d'une promotion. Le soir, il y a aussi la télé,
le bistrot ...
Eh eh ... Le bistrot! Ça
aussi, à La Barque, c'est dans la tête de quelqu'une ... Le
bistrot avec notre lieu d'enfants tout près ... Et puis sans doute,
on pourrait aussi y faire chauffer sa gamelle ... ou manger à La
Barque. Un jour peut-être un client du bistrot aurait envie de faire
avec les gosses un modèle d'avion, et une cliente raconterait aux
gamins sa jeunesse tumultueuse en Argentine.
Je rêve et je prends mes
rêves pour des réalités. Résolument. D'autres
rêvent aussi de mômes itinérants en France, ou de «République
d'enfants». Et ces rêves deviennent projets ... C'est comme
je vous le dis.
Bref, si nous nous heurtons à
des contradictions (lieux d'enfants réservés à la
petite bourgeoisie intellectuelle), ces contradictions peuvent se dépasser.
Il ne faut pas se lamenter sur le fait que nous organisons une école
de privilégiés, mais sur l'impuissance de notre imagination
à étendre ce privilège à tous ceux qui le désirent.
Des parents très présents,
trop présents
Une deuxième critique que
nous nous adressons, à La Barque, c'est la présence «
obligée des parents ». Nous ne revenons pas sur ce que nous
avons dit de l'indispensable possibilité d'un lieu où les
rapports parents-enfants puissent être remis en question collectivement
et vécus ensemble. Nous avons répété souvent
que La Barque n'était pas seulement un lieu d'enfants. Pourtant
nous n'avons pas encore trouvé à La Barque l'équilibre
idéal.
Il est vrai que chaque parent ne
reste à La Barque qu'une demi-journée par semaine. Il est
vrai aussi que, vu le contexte, chaque parent « présent »
a avec son enfant des rapports différents de ceux qu'il a chez lui.
En règle générale il se remet en question. Il a donc
une attitude plus proche de celle qu'il souhaiterait toujours avoir. A
la maison, ce n'est pas si facile.
Mais n'empêche! Le gamin,
même s'il n'est que quatre heures par semaine en compagnie de son
père ou de sa propre mère présent à La Barque,
vit « avec des parents», un tas de parents! Ce ne sont pas
les siens, mais ils sont investis d'emblée de toute la responsabilité
parentale. Les enfants ne disent pas: « Tiens voilà Fan! »
mais « Tiens, voilà la mère de Ilse ». Les intéressés
rectifient en vain: « J'ai un nom, je ne suis pas seulement la mère
de ma fille. » Ce n'est aux yeux des enfants qu'un jeu. Pour les
pères, c'est plus compliqué. Il y a à La Barque beaucoup
de «papas» qui ne sont pas les pères biologiques. Comme
c'est courant, les enfants en parlent très librement. Alors ils
disent par exemple à leur copain: « Voilà ton Gérard.
»
Les enfants ressentent la présence
des parents à la fois comme un privilège (« A l'école,
les parents n'ont pas le droit de venir ») et comme une pression
(« Vous vous racontez tout. ») Les grands (7/8 ans) se sont
approprié d'office « l'atelier » et nul ne remet en
question cette conquête: les adultes n'y mettent jamais les pieds.
Là se passent des choses secrètes. Mais les autres enfants
ne bénéficient pas du même lien d'asile.
Je ne pense pas que les parents
de La Barque soient des gens incapables de se sevrer de leurs enfants.
Ils apprécient beaucoup, pour de multiples raisons, l'habitude qu'ont
prise les enfants de passer la nuit les uns chez les autres. Ils ne sont
là, on l'a dit, que quatre heures par semaine, qu'ils ne passent
pas spécialement avec leur propre môme.
Le « familialisme »
de La Barque ne peut leur être imputé comme impossibilité
névrotique de se séparer de leur gosse. Le problème
n'est pas qu'il y ait des parents, mais qu'ils y soient tous plus ou moins
et qu'il n'y ait - à quelques exceptions près - qu'eux.
Certains parents se passeraient
volontiers d'entreprendre des activités avec les enfants. C'est
le cas d'enseignants, qui préfèreraient ne pas leur consacrer
leurs loisirs; c'est le cas de ceux qui se sentent mal dans les groupes
de plus de trois ou quatre personnes; c'est le cas enfin de ceux qui ne
supportent pas l'agressivité des gosses entre eux. Mais la présence
des parents est indispensable, parce que nous ne payons plus de permanents.
Les avis sont partagés sur
la décision qui a été prise en décembre 1976.
Au départ, une raison financière. On pouvait se passer de
bagnole pour payer La Barque. On ne pouvait pas se passer de bouffer. Vaille
que vaille, chacun a réussi à sortir les 600 F par mois qu'a
coûté La Barque pendant 4 mois. 600 F c'était pour
un cinquième d'entre nous la moitié d'un salaire. Pour quelques
chômeurs, c'était plus que le montant de l'aide publique.
On a tenu bon quatre mois dans l'angoisse la plus grande. Vu les choix
que nous avons faits par rapport au système, on peut dire que la
majorité d'entre nous gagne peu d'argent. La plupart n'ont pas de
voiture, pas de chaîne Hifi. En moyenne, les salaires tournent autour
de 2 000 F par mois (les plus « riches » d'entre nous sont
professeurs). Cela, pour dire que lorsque les permanents ont été
licenciés, c'est qu'on ne pouvait pas les payer. Mais cette nécessité
satisfaisait certains d'entre nous ...
Se décharger sur des spécialistes?
Ceux-là n'étaient
pas d'accord pour « payer des spécialistes de l'éducation
». Ils ne pensaient pas non plus que les enfants eussent besoin d'adultes
« stables » présents chaque jour. En fait, l'expérience
a nuancé cet a priori. Les tout-petits en effet auraient sans doute
besoin, jusqu'à quatre ou cinq ans, d'une personne fixe plus présente
que d'autres. D'ailleurs, nous avions décidé, lorsque les
permanents furent licenciés, que Suzanne viendrait cependant une
heure le matin, quatre fois par semaine, pour que ce soit la même
personne qui apprenne aux enfants à lire. Mais elle n'est pas payée.
Les parents qui seraient plutôt
opposés à la présence de permanents payés seraient
favorables à ce qu'un maximum de non-parents viennent à La
Barque. Il y a des grands-pères qui aimeraient peut-être raconter
des histoires aux mômes et des femmes qui ne peuvent avoir d'enfants
et ont du temps à consacrer aux gamins. Il y a surtout ceux et celles
qui ne veulent pas faire d'enfant, mais ont envie de vivre avec eux.
On ne s'est pas donné les
moyens d'aller chercher les «non-parents», là où
ils sont la majorité (vieux, étudiants, lycéens).
On n'a pas osé aller au G.L.H. (Groupe de libération homosexuelle)
ou dans les mouvements de femmes qui contestent la maternité. «
Ne pas oser » ... En fait, nous, parents, ne savions pas comment
serait perçue notre demande. Cela ne se fait pas, dans notre société
de dire: « On a des enfants, on ne voudrait pas s'en occuper tout
seuls, vous n'aimeriez pas aimer des enfants avec nous? » .
Trop de parents? Peut-être
paierons-nous l'année prochaine un(e) permanent(e) pour faire la
coordination. (Le journal de bord n'est pas un outil de coordination suffisamment
adéquat.) Mais il faudrait quand même tenter aussi de faire
appel à un maximum de non-parents. Ils sont les mieux placés
pour nous remettre en question. Et c'est l'un des premiers buts de La Barque.
Lire, écrire, compter
...
La troisième critique
que nous formulons à l'intérieur de La Barque a trait au
contenu des activités proposées aux enfants. Nous avons
parlé de l'apprentissage des piliers de notre civilisation, lecture,
écrire, calcul... Le minimum. Sont pas obligés, les mioches.
Mais ... Mais c'est inimaginable combien les parents en général
angoissent là-dessus!
Nous reproduisons platement l'essentiel
de ce qu'on voulait éviter: il y a une prédominance de ces
« matières » sur le reste. Même chez les parents
qui affirment ne pas vouloir en tenir compte, il y a une contestation «
voyante » qui n'est pas neutre.
Les enfants, qu'ils acceptent ou
refusent d'apprendre à lire, savent qu'ils s'engagent par là
dans un acte essentiel. On n'aime pas le mot « pédagogie »,
mais on a passé du temps à chercher les méthodes d'apprentissage
les plus intelligentes, les plus efficaces pour la lecture, l'écriture,
le calcul. Suzanne, Michèle, Vanvan se sont souvent plaintes d'être
seules pour étudier les avantages de chacune des méthodes
qu'elles approchaient. Il est vrai - et c'est flagrant pour le calcul -
que la pédagogie nous apparaît à nous, parents du tout-venant,
comme une science d'initiés.
Nous ne pouvons nous empêcher
de penser qu'il faut être très compétent pour ne pas
se laisser duper par tous ces mots de psychologie, très beaux, très
distingués qui font les délices des chaumières rectorales.
Nous, nous ne connaissons pas tout ça, et nous n'avons pas envie
de nous y plonger! Alors on fait confiance à celles qui ont passé
des années de leur vie là-dedans. On les croit intelligentes.
On sait qu'elles sont critiques par rapport à toute pédagogie.
Donc on les laisse chercher ce qui permettra aux enfants d'apprendre vite
et agréablement lecture, écriture, calcul.
Oui, nostra culpa! On devrait
les seconder un peu dans cette tâche fastidieuse: Mais on n'a pas
la foi. Il y a mille façons d'apprendre à lire, on ne fait
confiance à aucune. On fait confiance à Vanvan, à
Suzanne, à Michèle ...
Et les enfants de La Barque, comme
à peu près tous ceux de France, apprennent à lire,
à écrire, à compter. Personne à La Barque n'a
vraiment remis ça en cause. Les plus contestataires affirment que
jamais ils n'obligeront leur gosse à apprendre quoi que ce
soit et qu'ils ne feront rien pour les « motiver » (c'est par
exemple le discours que tient votre servante, mais la fille de six ans
de la servante en question voit sa mère écrire depuis toujours
... )
Comme par hasard, vers six ans,
ils ont tous envie d'apprendre à lire. Nous profitons de cette «
envie », persuadés que nous sommes que l'acquisition du langage
écrit est un pas essentiel vers l'autonomie, permettant à
chacun de « s'instruire » en autodidacte. Le gosse n'est quand
même pas idiot. Il assiste parfois à nos réunions et
sait le nombre de fois où nous parlons de ces apprentissages «
pas comme les autres ». Sans compter les grands-mères et les
voisins affectueux ou perfides qui insistent: «Tu sais lire, maintenant?»
Quant au calcul. .. Alors là
! ... Geneviève s'accroche; Jean professeur de mathématiques
et Pierre, un matheux aussi, y ont renoncé. Ils savent compter,
les enfants. Mais il n'yen a pas beaucoup qui font régulièrement
les fiches de l'O.C.D.L. Littéraires ou matheux, on a de sacrés
blocages avec les maths, scellés que nous sommes par l'absurde système
de l'Education nationale. Impasse. Geneviève, comme Michèle
l'an dernier, n'a pas l'air trop inquiet. Elle nous rassure. Ça
va? Ça va.
Dans l'ensemble, on croit davantage
à la nécessité de la lecture que du calcul. Mais face
à une éventuelle insertion de l'enfant dans le circuit traditionnel,
c'est « LE » handicap. On aimerait bien trouver un moyen de
les intéresser aux mathématiques sans les obliger à
« suivre ». On est un peu bêta. Là non plus, on
ne sait pas quoi faire. Et je tombe dans le panneau. Des lignes et des
lignes pour parler de « lire, écrire, compter ». Comme
si la musique n'était pas aussi essentielle!
On ne sait pas danser
Et la danse et le regard sur les
choses ... Nous sommes lamentables. Nous avons fait une entorse à
notre souhait de ne pas rémunérer de « spécialistes
» en payant (bien maigrement) quelqu'un qui, l'année dernière,
faisait des percussions. Cette année aussi, vers Pâques, un
musicien est venu et continue une fois par semaine à habiter La
Barque de rythmes africains. Une fois par semaine ...
A part ça, la danse est
rarissime. Et on discute ensemble de savoir pourquoi une telle ou un tel
semble mal à l'aise dans son corps! Certains parents, ensemble,
conscients de l'importance de ce que nous ratons, ont inscrit ensemble
leurs enfants à un cours de danse. Un petit garçon, lui,
va à l'école du cirque. Mais ces réponses particulières
soulignent nos carences.
Danse, musique ... Certains et
certaines pourraient apprendre avec les gosses. Mais il ne faut pas se
dissimuler que derrière notre discours « A bas les spécialistes!
» se cache aussi le profond regret de ne pas être plus «
compétent ». Et cette saloperie qu'on a dans la tête,
c'est l'école qui en est responsable. Dans l'idéal, à
La Barque, nous ne devrions plus jamais voir les choses en termes de compétence,
mais d'aptitude, c'est-à-dire avoir la puissance (et non la capacité)
de faire quelque chose.
Il y a des activités qui
roulent toutes seules: collages, marionnettes, tissage « géo
», biologie, massages, etc. Y vont les enfants qui en ont envie.
Aucune régularité. Mais certains parents viennent «
sans idée ». La moitié d'entre eux se désole:
« On fait du gardiennage. » L'autre moitié s'en félicite:
« On est là, dans un coin, pendant que les gosses jouent,
On bavarde. On fait du rangement, ou on va au parc. Un petit câlin
par-ci, par-là, on raconte une histoire. On se fait un thé.
On regarde les enfants. C'est très bien de voir qu'ils jouent et
n'ont pas besoin de nous. On n'intervient que lorsque les mômes s'ennuient.
»
L'idée reste cependant bien
ancrée à La Barque qu'il faut leur proposer un maximum d'activités.
Ils peuvent très bien n'en pas tenir compte, mais les adultes estiment
la plupart du temps que l'enfant ne se détermine que par rapport
au choix: « Ça ou ça ou ça, ou jouer ailleurs.
»
Apprendre à se connaître
Mais de quoi s'agit-il à
La Barque? De quoi parlons-nous lorsque nous disons: « Lieu hors
école » ? Si nous ne croyons pas à l'enseignement,
quel est notre but?
L'enfant doit s'exprimer, dit-on,
c'est-à-dire dégager le sens de ce qu'il est. Encore faut-il
se connaître. L'essentiel à La Barque est donc de permettre
à l'enfant de se connaître et de connaître ses désirs.
Nous sommes bien conscients qu'il
s'agit là d'un terrible apprentissage. Savoir ce que l'on désire
le plus et le réaliser, savoir où est sa place est sans doute
la poutre maîtresse de chacune de nos demeures. Nous ne savons pas
si la vie a un sens, mais il nous paraît clair que vivre sans connaître
ses désirs est, en tout état de cause, un contresens.
Or, à La Barque, confusément,
lorsque certains adultes insistent sur la diversité des activités
possibles, ils pensent à l'apprentissage par l'enfant du choix.
Mais il n'est pas évident que la possibilité d'un choix implique
la faculté de choisir. Les occasions ne sont que des occasions.
Pour que l'enfant acquière cette autonomie, qui est la possibilité
de se gouverner par ses propres lois, il a d'abord besoin de force.
La puissance, c'est cela que détruit
magistralement l'école.
Tous les moyens sont bons pour
investir les forces des enfants puis des adolescents dans la soumission
à de mesquins travaux. Ces énergies sont canalisées
dans une gymnastique de l'esprit «formatrice», voire une gymnastique
du corps impersonnelle et sans joie. Les plaisirs sont volés (fumer,
manger, aimer, écrire, rire, rêver, sont interdits pendant
les heures de classe).
Nous voulons donc permettre aux
enfants de trouver en eux la puissance de s'aimer eux-mêmes, de se
connaître avec suffisamment de lucidité pour oser prendre
en compte leur désir. Pour cela, ils ont besoin d'avoir confiance
en eux, ensemble et chacun. Notre seule manière de les y aider,
c'est de manifester par le choix d'une anti-école notre foi absolue
en leurs infinies possibilités .
Autrement 13/78