Sommaire
Pré-ambule. L'échec d'une mainmise par
René Schérer - 9
1. Préliminaires sur l'éducation.
Attraction et jouissance - 46
Le géniteur désavoué - Les vrais
éducateurs - Puissances et vertus des groupes - L'unique autorité
- Récompenses entraînantes - La rébellion annonciatrice
de l'ordre - Au gré des fantaisies, semailles de passions - Une
journée de Zoé - Libérer l'enfant de la crainte
II. Éducation de la basse enfance. L'industrie
et le charme - 65
Ressorts du travail attrayant - Une éducation
pour tous Echelle des tribus enfantines - Délivrées
du pouponnage - Une vertu illusoire - Vocations industrielles, charme des
ateliers L'instituteur véritable - Le raffinement des sens
- Pères et mères démystifïés - Aisément
polyglotte - Un petit citoyen du monde - Du bon usage des passions - Un
bambin émancipé, prouesses sociétaires - Occuper le
corps. L'opéra - Une œuvre d'art total - Une gourmandise industrieuse
- De la culture aux conserves - Une science complète: la gastrosophie
- La meilleure des amorces - Cuisine, lieu d'élection - Prépondérance
féminine - Le travail désiré - Le sens des nuances
- De petits gardes champêtres - Gourmand, pas glouton - Un travail
convenant à l'enfance - Du luxe pour tous - Le réveil d'Epiménide
- Les vingt-sept soupes de Fourier - L'éloge de la variété
- Contre l'éducation livresque - Plaidoyer pour un travail attayant.
III. Education de la haute enfance.
Honneur et amitié - 155
De la pratique à la théorie - Examen de
passage - Concurrence des instincts et des sexes - Esclavage domestique
des femmes Qui dirige? Qui oriente? - Le vestalat, amour différé
- L'enfant autonome, l'esprit de corps - Un modèle réduit
d'harmonie - Permanence du charme - Retard d'initiation amoureuse - Analogies
cosmiques - Passage à l'âge mûr - Du favoritisme ou
contrefoyer passionnel- L'amitié collective, les petites hordes
- Culture et agrément, les petites bandes - Supériorité
féminines. Visions d'avenir - L'ordre des passions - Clausule. Notes
du 18 juin 1921
IV. Post-ambule. Développer les passions - 204
Buts de l'éducation naturelle ou harmonique -
La grande santé - Usage civilisé de la liberté ...
- Et son usage harmonien - L'engorgement des passions - Nul n'est vicieux
en naissant - La société véritable - L'enfant au verger:
voleur de fruit ou jardinier passionné? - Vertus de l'émulation
- Incompétence des pères - Un cordonnier fils de roi - Place
à l'initiative - La seule fonction paternelle - Une éducation
mutuelle
Annexe- 227
Repères chronologiques - 230
Utopies pour utopies,
pourquoi ne pas choisir le plus beau des rêves?
Charles Fourier,
Théorie de l'Unité universelle, IV,
71.
Pré-ambule
L'échec d'une mainmise
Mainmise - par métaphore: prise de possession,
domination - fin XVIII°: mainmise de l'Etat moderne sur l'individu
-> assujettir (Le Robert)
Notre monde est malade de son enfance. Il en souffre,
il en brûle, de ces voyous, de ces sauvages ou «sauvageons
», de cette engeance qu'il a créée pourtant, et en
laquelle il ne se reconnaît plus. Il les déteste et les aime
à la fois. Il s'en veut de les chérir tout en les maudissant.
Avant tout, il les redoute.
L'enfant - sous ce mot étant compris le «jeune»,
la nouvelle génération - inquiète et fait peur. On
le craint. S'il est une interrogation universelle, transgressant les frontières,
explicite ou non quels que soient les peuples et les civilisations, aujourd'hui,
ce n'est plus le classique «Que faire?» révolutionnaire,
mais plutôt un frileux: «Qu'en faire ?», comment se comporter
avec ces nouveau venus si proches et si étrangers, qui semblent
se dérober à toute prise?
Peu d'époques dans l'histoire - peut-être
nulle époque - ont eu à affronter un tel problème,
ou, pour parler plus justement, en sont parvenues à s'empiéger
dans un tel traquenard.
Nulle époque? Ce n'est pas tout à fait
sûr. Dès la fin du XVIII° siècle, en Europe, «l'enfant»
commence à devenir un thème de choix, à faire problème.
C'est le moment qui succède à l'Émile de Rousseau,
où la pédagogie moderne commence à prendre corps.
L'éducation de l'enfant devient une des préoccupations majeures
de la société civile. Une des clés de la Civilisation.
Alors, ayant à choisir en Fourier, le contempteur
de la société moderne et de ses tares, le premier dénonciateur
de l'économie marchande, des «crimes du commerce» et
du libéralisme, il m'a paru que ce qui lui fournit le plus de prise
sur la Civilisation en lui permettant d'en finir avec elle ou, du moins,
d'envisager avec espoir cette fin, était l'éducation des
enfants, à l'évidence un de ses points forts.
S'il est difficile de détacher quelque chose dans
cette œuvre qui se tient toute, qui papillonne en tous sens, «l'éducation
harmonienne» forme, dès le début, dès la Théorie
des quatre mouvements (1) et surtout dans
le Traité de l'association domestique-agricole (2),
et jusqu'au Nouveau Monde industriel (3),
une sorte de court traité relativement autonome. Pour ne pas faire
double emploi, ces ouvrages étant actuellement disponibles dans
les rééditions des Presses du réel à Dijon,
j'ai été amené à choisir parmi les nombreuses
esquisses datant de 1820 et de 1826, restées à l'état
de manuscrits et moins connues, bien qu'ayant été publiées
par La Phalange en 1852 et reprises également dans le tome X des
éditions Anthropos en 1966.
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1. (1808) Première partie, les
chapitres XI et XII.
2. (1822) Livre II: «De l'éducation unitaire
ou intégrale composée, publiée dans Théorie
de l'unité universelle», titre adopté en 1841 par les
éditeurs, reproduit aux éditions Anthropos, Paris, 1966,
t. V, pp, 1-303.
3. (1829) Anthropos, t. VI, section 1lI, pp. 166-237.
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*
Il n'est que de feuilleter ces pages pour se laisser prendre
par leur ton, leur notation d'une observation toujours juste encore pour
nous. On dit Fourier utopique (ou utopiste). Mais il faut s'entendre. Si
l'on veut dire par utopique que ce qu'il propose est actuellement impossible,
avec nos manières de voir, nos préjugés, nos blocages,
il l'est, à coup sûr. Il prend même l'exact contre-pied
de ce que nous pensons et réalisons, en matière d'école,
de famille, de conceptions hiérarchiques et subordination de l'enfance.
Mais si l'on juge de l'utopie en confrontant un projet aux fins à
atteindre, alors c'est plutôt un système le nôtre
-, avec ses prétentions à conduire par les moyens qu'il emploie
l'enfant à l'insertion sociale et au bonheur, qu'on peut bien plus
justement qualifier d'utopique. Irréaliste, voué constamment
à l'échec. Utopique, parce qu'il prend ses désirs
pour des réalités, s'enferre dans la fiction sociale d'une
civilisation dont tous les projets éducatifs ont successivement
échoué et qui ne s'entête pas moins à accumuler
les réformes.
Oui, il peut être à bon droit qualifié
d'utopique. Et c'est l'observation, la réalité le plus minutieusement,
le plus spirituellement décrite que Fourier lui oppose. En utopiste,
au sens de visionnaire, mais ancré dans les exigences du réel.
Il n'est que d'ouvrir, un peu au hasard, ce recueil et
l'on trouve de ces pages qu'on dirait écrites exprès à
notre intention: «J'ignore quels autres buts se propose l'éducation
civilisée. Je n'en ai guère lu les traités, mais à
en juger par le résultat, le premier et le plus général
chez les enfants civilisés, c'est qu'ils n'usent de leur liberté
que pour commettre toutes sortes de dégâts, s'exciter l'un
l'autre à la malice et à la malfaisance, à tel point
qu'une troupe d'enfants qu'on laisserait en pleine liberté, sans
crainte des châtiments, finirait par se donner le délassement
de Néron, incendier une ville.» Voilà tout crûment
décrites nos angoisses, habillés nos fantasmes: Fourier nous
les jette à la figure, il s'en gausse. Ces jeunes vandales, ce sont
bien ceux que l'on suppose hanter les cités des banlieues, brûleurs
de voitures, pilleurs de magasins. Seulement, au lieu de se lamenter de
façon misérabiliste, d'appeler à la répression
ou de psychologiser à partir de quelque complexe œdipien, l'utopiste
s'accroche aux causes réelles, à la cause première,
l'inutilité de l'éducation donnée, de la scolarisation
sans finalité; aux vices d'une société qui ne peut
tenir (tenir en laisse) ses enfants que par la contrainte et se scandalise
des effets d'une liberté qui se retourne contre elle. Et elle entasse
système sur système, école sur école, contrainte
après contrainte, comble les myriades de trous des «vides
juridiques», dans une éperdue fuite en avant. Au bout, elle
ne trouve toujours que «la horde subversive» des «enfants
démuselés».
Le premier trait de l'éducation sociétaire
de Fourier est de renvoyer dos à dos le sévir de la
réaction et le laisser-faire d'un laxisme que naguère
- ou n'est-ce pas plutôt déjà jadis? - on imputait
aux «gauchistes». Illusoire contradiction, faux dilemme. De
part et d'autre, il ne s'agit pas d'un enfant doué de ses propriétés
naturelles, mais d'un être déjà déformé
par la société qui le produit, avec ses présupposés,
ses contentions, ses divisions ou «segmentarités» comme
l'ont écrit Guattari et Deleuze (1)
de la façon qu'on a d'arriver au monde déjà enfant
de famille, destiné à son rôle sexuel, enfermé
dans le destin d'une classe et d'une profession. Déjà vicieux,
plein de ressentiment, agressif. La violence vient de surcroît. Elle
n'est pas de nature.
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1. Mille plateaux, Paris, Éd.
de Minuit, 1980, chap. IX.
«Micropolitique et segmentarité».
p. 253.
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Fourier ne se lasse pas de ressasser ce qui
lui paraît - et nous paraîtra - une évidence. La frénésie
de destruction n'est pas naturelle; elle n'est le propre d'aucun autre
animal que l'homme. L'enfant ne naît pas vicieux, méchant,
il le devient. Et, en ce sens, on pourrait penser, en prenant les textes
ici présentés, qu'il ne fait que reprendre à son compte
Diderot ou Rousseau: est-il bon, est-il méchant? «On se convaincra,
dans cet abrégé d'éducation naturelle, que non seulement
l'homme est né vertueux, enclin à la justice, la vérité
et l'unité, mais que tous les vices sociaux qu'on lui reproche sont
des impulsions de vertu, dénaturées par le régime
civilisé.»
C'est du Rousseau, certes, mais en partie seulement.
Pour l'auteur de L'Origine de l'inégalité parmi les hommes,
c'est l'entrée en société qui déprave. L'homme
bon est un solitaire. Alors que, selon Fourier, il n'est pas question de
concevoir un homme, un enfant qui ne soit pas d'emblée social. Les
passions qui sont au principe de son activité sont toutes dirigées
vers autrui. Il tend spontanément à former des groupes. Ce
n'est qu'au sein des groupes que les passions peuvent être contrariées
ou prendre leur plein essor.
Aussi les problèmes de bonté, de méchanceté,
d'accord ou d'agressivité dépendent-ils de la manière
dont se forment les groupes et dont ils tendent à la répression
ou à l'exaltation des passions, seuls «ressorts» du
mouvement, seuls foyers attractifs. L'enfant naturellement sociable de
Fourier n'est pas fait pour la solitude; pour une éducation en face
à face avec un précepteur. Il n'est pas fait non plus pour
le confinement dans la famille, face à face avec le père
ou la mère; voire ses frères et sœurs, quelque élargi
qu'en soit le groupe, quelque séduisant que soit le vocable de fraternité.
Il ne couvre, cependant, qu'un champ restreint et limitatif s'il est pris
à la lettre.
Non, l'enfant n'est pas fait pour la famille, mais il
n'est pas fait non plus pour n'importe quelle sorte de socialisation «étrangère
», ni surtout celle, scolaire, que la Civilisation lui impose. On
parle aujourd'hui de l'école comme d'une sorte de naturalité
presque consubstantielle à l'enfant. «Un enfant qui ne va
pas à l'école n'est pas un enfant» peut-on lire périodiquement
sur les affiches de propagande pour la scolarisation des enfants des pays
pauvres, et sûrement dans les meilleures intentions du monde. Enfant
= écolier ou élève: la conséquence est bonne
et l'équation imparable.
Les groupes «faux» en Civilisation sont donc
principalement, pour les enfants, la famille et l'école.
La famille, comme étant le plus petit assemblage
possible, limité au couple parental et ne pouvant, en raison même
de la restriction de ce nombre, ouvrir assez largement l'éventail
passionnel, est source d'incompatibilité d'humeurs et de caractères.
Certes, pour Fourier, il ne s'agit jamais d'associer des caractères
uniformes ou identiques; au contraire, la rivalité qui entretient
l'émulation, la mise en action de la «cabaliste », est
indispensable à l'harmonie.
Et la quantité, le nombre, intervient id en tant
qu'elle comporte seule une suffisante variété pour que soient
possibles, tout à la fois, les accords et les désaccords
et, entre eux, les transitions, les infinitésimales variations si
indispensables à la continuité de tout mouvement.
La Civilisation elle-même a bien compris que le
milieu le plus propice au plein développement des capacités
du corps et de l'âme ne pouvait être la famille restreinte,
et elle a raison, en partie, lorsqu'elle lui assigne le groupe plus nombreux
et plus divers de cet arrachement à la famille, de meltingpot
de caractères que constitue l'école. Mais la fausseté
du groupe est produite, cette fois, par l'incohérence, l'anarchie,
l'indigence et la simplicité des ressorts. Des milliers de méthodes
différentes en surface et revenant, au fond, toutes à la
même éducation qui ne fait jouer - et encore imparfaitement
- que les facultés de l'esprit. Qui condamne comme honteuses les
passions, proscrit le plaisir.
Un groupe qui, de surcroît, n'assemble les individus
que pour les soumettre uniformément à l'autorité d'un
maître unique, dans une relation unilatérale, verticale. Le
savoir se déverse de haut en bas, il ne saurait être distribué
équitablement que lorsqu'il est désiré et sollicité.
Au fil de la lecture, on sera séduit par la finesse
des observations de Fourier, par tant de judicieuses remarques concernant
la manière d'attirer l'intérêt de l'enfant, de le motiver
de façon que ce soit spontanément, de son propre mouvement,
qu'il demande à apprendre. Ce qui a fini par faire ranger Fourier
parmi les plus subtils pédagogues; ce qui a conduit maint système
contemporain de pédagogie active à lui emprunter nombre de
traits, concernant (j'énonce au hasard et au fil de la plume): la
suprématie des travaux manuels sur les intellectuels, un enseignement
non livresque; la nécessité de joindre l'affectivité
à l'intelligence; la fonction primordiale de l'émulation
qui ne soit pas confondue avec une concurrence hargneuse pour les premières
places; le besoin, chez l'enfant, du changement perpétuel, qui demande
de privilègier les courtes séances, etc.
Pédagogue hors pair est certainement Fourier dans
la théorie de son éducation. Mais n'est-il que cela? est-il
même cela?
Le penser serait, je crois un profond contresens. Et
sur ses intentions, et sur leur effet. II ne s'agit pas seulement de lui
emprunter des bribes de méthode, mais de comprendre le point de
vue selon lequel il se place; de saisir le déplacement qu'il exige;
de nous porter à ce point où nous allons pouvoir jeter un
autre regard sur l'enfance et lui assigner, dans l'ensemble de la société,
une autre place, de lui accorder une autre fonction. Ce déplacement
est primordial; la valeur pédagogique vient de surcroît. Valeur
d'un très haut prix, d'une incommensurable portée, certes;
mais seulement une fois que l'on aura compris que son projet n'est rien
moins que pédagogique, que ce qu'il met précisément
en question, c'est la fonction et la signification des pédagogues:
ceux qu'il qualifie de «pédants».
Le rôle que, dans l'éducation, il leur assigne,
est comparable à celui qu'il assigne aux pères: nul ou négatif.
Ni le père, ni le pédagogue ne sont «instituteur naturel»
de l'enfant. L'instituteur est le groupe, ses maîtres sont les enfants
du même âge ou d'un âge un peu supérieur. L'admirable
pédagogie de Fourier est hors pédagogie; c'est-à-dire
hors de son champ. Hors de ce «champ pédagogique» qui,
depuis la fin du XVIII° siècle, n'a fait que renforcer son emprise
jusqu'à se faire passer pour naturel. Fourier commence par mettre
en question sa légitimité; il le bouscule, il le détruit.
Si, par pédagogie, on entend ume relation élective entre
maître et élève, et, par champ pédagogique,
cet espace neutre, cette distance établie entre l'un et l'autre,
tout cela, chez Fourier, est inexistant. C'est par là qu'il faut
commencer pour le comprendre, par là que commence la révolution
toute naturelle qu'il propose.
Cela compris, nous entrons dans la voie de la solution
de nos problèmes insolubles. Pour l'enfant, il n'y a qu'un seul
maître, un seul Dieu: c'est l'attraction, l'attraction par passion
ou attraction passionnée. il n'y a qu'un seul ou qu'un seul type
d'instituteur: ses camarades et son groupe. Ou mieux - et c'est cela qu'il
faut maintenant préciser, cela qui est le spécifique de Fourier,
son invention, la miraculeuse et naturelle, à la fois, solution
des conflits qu'il préconise - le groupe à la place qu'il
occupe dans une série.
Série est le mot-clé: série de groupes.
L'association harmonienne est un ordre sériaire. En quoi elle se
distingue de la Civilisation, de ses institutions, avec chefs et petits
chefs qui ne savent que régenter, contraindre et punir, surveiller,
pour faire régner l'ordre. Alors que la série produit l'ordre
spontanément, de son seul effet, car elle attire. Ou qu'elle ne
fait appel, en tous ses points, qu'aux attractions passionnées.
*
L'enfant de Fourier, si l'on peut user de cette expression,
n'est jamais ni enfant de famille ou «de parents (1)»,
ni «enfant d'école».
1. Expression de Tony Duvert dans Quand
mourut Jonathan.
Toute idée pédagogique se réfère
à un modèle de relation sociale entre l'adulte et l'enfant.
Elle construit l'éducation en se fixant à un modèle-type.
Ce modèle est généralement celui d'un couple qui délimite
dans le social l'adulte privilègiè avec lequel l'enfant a
affaire, celui qui le définit et le contrôle, qui a regard
sur lui. Les couples reconnus, normatifs, ont été successivement:
celui du père-instituteur (Locke), contre quoi s'élève
déjà Rousseau en lui substituant le couple enfant-percepteur.
Puis vient le couple enfant-mère, qu'anticipe Jean Paul dans son
Levana et qui commande, du côté affectif, tout le XIX°
siècle jusqu'à nos jours, alors que, du côté
normatif et éducatif, on voit apparaître le et la psychologue,
le et la psychiatre, l'éducateur et l'éducatrice, finalement
le juge et «la» juge, voire le policier et la policière.
En même temps qu'ils délimitent l'aire de liberté et
d'activité de l'enfant, son aire de jeu, ils le circonscrivent,
le définissent, le nomment en tant que fils ou fille, écolier
ou écolière, élève, pupille, «mino»,
«ado », jeune délinquant ou pré-délinquant
et délinquante. J'en passe: on peut reconstituer aisément
la série et ses nuances, toujours situées dans le même
registre de morosité, de contrainte et de ridicule (la notion de
«caractériel» par exemple), et toujours extrêmement
pauvre, incolore: ce langage de la compréhension psychologique,
de l'adaptation ou de la «dangerosité» sociale n'exprime
que l'infranchissable barrière édifiée par la pédagogisation
entre les enfants et une existence sociale active.
Avec Fourier, nous entrons dans l'enfance
par une autre porte qui est celle de la socialisation immédiate.
Ce qui s'accompagne, pour son temps, et relativement à l'engouement
pédagogique naissant, d'une «dé-pédagogisation».
Il n'y a plus de précepteurs, de maîtres, de pédagogues:
l'enfant n'est pas placé dans une situation hiérarchique
verticale d'encadrement par un ou des adultes. Il n'y a pas, sur ce planlà
du moins, de formation de couple privilégié. D'autre part,
père et mère sont exclus - il est plus juste de dire déchargés,
car l'attraction n'admet rien de forcé, de privatif - de la surveillance
et de l'institution de l'enfance. Ils pourront s'adonner à leur
passion: le «gâtement» éminemment antipédagogique.
Nous donnons ici une belle page sur cette seule prérogative des
pères dans l'ordre sociétaire: l'amour immodéré
et sans inhibition éducatrice envers l'enfant qu'est le gâtement,
essor de la passion animique mineure du paternisme ; dite mineure, comme
l'amour, parce qu'en elle l'attraction vient de l'inférieur qui
l'emporte sur le supérieur.
À cette «dé-pédagogisation»,
à cette «dé-familiarisation» (qu'on me permette
ces expressions barbares mais inévitables), qui déjà
au début du XIX° siècle commencent à trancher
«utopiquement» sur un mouvement historique amorcé par
la Civilisation, il convient d'ajouter, relativement à notre temps,
une «dé-psychologisation». Je veux dire, par cette expression
tout aussi horrible mais claire, que, rétrospectivement, l'enfant
de Fourier n'est pas un enfant «à problèmes»,
un «caractériel», à soumettre au psychologue
pour le rallier, grâce à une intervention psychique, à
un ordre avec lequel il est en conflit, mais qu'il est traité comme
un être humain à part entière, un être dont les
impulsions, les passions, les rébellions ont, au contraire, raison
contre l'ordre subversif de la Civilisation. C'est elle la grande coupable;
quant aux attractions, elles dictent la «voie naturelIe», «voulue
par Dieu», de l'organisation sociale, de l'insertion de l'individu,
non pas certes dans le groupe restreint du ménage, ni le groupe
faux et artificiel de l'école, mais dans des séries attractives
et passionnelles.
Venons-y.
Les séries, d'une façon qui est peut-être
plus directe et plus immédiatement compréhensible pour nous,
Fourier, dans la première édition de la Théorie
des quatre mouvements, les nomme des sectes (d'où l'appellation
de «sectaires»). Le mot, qui pourrait être discrédité
lorsqu'on pense au fanatisme des sectes, contient toutefois une connotation
très claire d'attractivité passionnée, enthousiaste,
de rassemblement non forcé, et toutefois auto-discipliné,
hiérarchisé, contrasté, entraîné par
la seule force de l'attraction, de l'émulation mutuelle. Ces sectes,
dont le modèle civilisé est donné pour les adultes
par les coteries et les clubs, les enfants les produisent spontanément
sous la forme de leurs bandes. Au couple intra-familial ou pédagogique,
Fourier oppose la spontanéité des bandes; à l'élève,
le gamin des rues. C'est là son modèle, la «naturalité»
de l'enfant, la référence sociale. Aussi le problème
de la «socialisation» change-t-il radicalement si, au lieu
de rendre problématique la manière dont l'enfant va accepter
les autres, on le prend en flagrant délit de socialisation spontanée,
originaire.
Que l'on comprenne bien: cela ne signifie pas que l'individualité
de chaque enfant soit perdue dans la masse, uniformisée, mais bien
au contraire qu'il n'existe pas d'enfant qui n'ait, attractivement, ce
que la sociologie ultérieure appellera un socius ou, plus simplement,
un groupe d'élection dans lequel il se sent libre, se sent «lui-même»,
propre à donner libre cours à ses penchants, à accéder,
sans contrainte, à tout ce qui l'attire.
Cette remarque doit nous assurer contre une mésinterprétation
du refus par Fourier de spéculer sur l'individuation abstraite de
l'Enfant (à la manière d'Emile). Une telle lecture
conduirait à l'idée d'un embrigadement collectif, d'un assouplissement
ou d'un rabotage de l'originalité individuelle par une discipline,
par un embrigadement.
Il est certain qu'il y a, dans les tableaux que donne
Fourier dans son imagerie de l'enfance (parades, évolutions de groupes,
cavalerie enfantine), quelque chose qui touche au militaire; qui évoque,
en divers sens, les lycées napoléoniens, les enfants de troupe,
les parades de gymnastique, les jeunesses hitlériennes, les pionniers
soviétiques, les «volontaires» iraniens, etc. Cette
objection doit être abordée de front, car elle est préjudicielle,
Si l'on admet qu'il y a de l'embrigadement dans l'éducation harrnonienne
(unitaire), alors elle devient effectivement la préfiguration de
toute éducation totalitaire, et beaucoup moins utopique qu'on ne
croit puisqu'on l'aura vue concrétisée en Allemagne, en Russie,
en Chine, au Moyen -Orient.
La réponse fouriérienne peut être
apportée sur deux plans: d'abord la réussite historique de
ces embrigadements de la jeunesse est qu'ils ont su mettre en œuvre - ce
devant quoi les démocraties ont toujours hésité au
nom d'un individualisme strictement juridique - le goût, chez l'enfant,
de l'émulation de groupe, de l'uniforme, de la chamarrure, de la
parade, etc., c'est-à-dire l'élément passionnel et
esthétique. De plus, cet élément ne peut être
connoté par aucune formule juridique précise: il est incommensurable
tout autant avec l'idée abstraite de «personne» qu'avec
celle, tout aussi abstraite, de «conscience collective». Plus
que jamais peut-être nous sommes sensibles, en relisant Fourier,
à travers ses textes, et en les confrontant avec notre actualité,
à la fragilité de la frontière qui sépare les
parades enfantines du phalanstère, leur petite cavalerie, petits
fusils, petits canons, et les fusils et mitralleuses réels des enfants
qui, du Nicaragua à l'Iran et au Cambodge se dévouent, tuent
et meurent pour des causes incompréhensibles. L'éducation
phalanstérienne ne peut, je crois, contourner l'épreuve de
cette confrontation, mais elle en sort aisément victorieuse, car
elle échappe à ce piège sournois qui est, pour
la Civilisation, de vouloir ignorer contre toute évidence les formes
rivalisantes et héroïques de l'attraction passionnelle. (1)
----------------
1. On pourra se référer à l'analyse
que font les auteurs de Mille plateaux de la «segmentarité»
- dont les régimes militaires et fascistes donnent un exemple -
qui est toujours en passe de se reconstituer pour couper et détourner
les «flux» libérés du désir. On n'évitera
jamais cette ambiguïté de la "déterritorialisation",
du désir avec ses fixations perverses qui exigent le maintien en
éveil d'une constante prudence.
------------------
Avec l'antipédagogie de Fourier, l'égoïsme,
le culte du moi, la recherche obsessionnelle de l'identité, de l'identification
qui sont au cœur même de cette «personne» qu'on veut
implanter en tout enfant, foyer égoïste de toute éducation
civilisée, se déplacent vers un autre centre, un autre foyer
nommé «unitéisme». Ne disons pas que nous avons
d'un côté une réalité, celle de l'identité
personnelle, de l'autre une utopie, à la limite dangereuse, celle
d'une subordination de l'individu au groupe, de sa fusion en lui. Car l'identité
personnelle est tout aussi bien utopique, mais comme un leurre, un but
jamais atteint, point de fuite inacessible qui vise à maintenir
l'enfant dans un état d'immaturité permanente, celle précisément
qui, pour toute l'éducation civilisée, définit la
minorité relativement à la majorité.
En regard, l'insertion chez Fourier
de l'individu dans le groupe et la série, loin d'avoir le sens d'une
fusion, possède celui d'une exaltation de l'intensité
passionnelle. Ici l'étude de l'enfance rejoint et confirme l'analyse
générale des passions selon laquelle la Civilisation ne peut
jamais donner que des amorces passionnelles mais sans les conduire
à un plein développement. Le mot de «socialisation»,
donné sans plus de précision, pourrait pourtant être
trompeur: il n'y a pas un individu qui s'insère dans le groupe,
il y a un groupe originaire, grâce auquel l'individu devient, découvre
en lui-même la possibilité d'essor, d'accroissement de ce
qui, autrement, n'aurait connu que l'essor restreint d'une passion entravée.
L'organisation sérielle ou insertion de l'enfant dans l'ordre sociétaire
n'est pas une diminution de forces ou d'énergie, ni une dérivation
qui en changerait brutalement le cours. Non seulement l'énergie
est exaltée, mais son objet est conservé. L'exemple privilégié,
paradigmatique et pivotal, celui des «petites hordes» - reposant
sur le goût de la cochonnerie montre que c'est par le développement
de ce goût même que l'enfant atteint à la plus haute
exaltation de son existence à la fois individuelle et sociale; il
ne se sacrifie pour aucune cause, même s'il la sert. Car cette «cause»
est aussi l'objet de son plaisir. Cette paradoxale alliance de l'individu
et du groupe rend inutile toute «correction» par l'adulte.
Elle assure, d'ores et déjà, pour tout enfant, une pleine
liberté et un statut de «majeur».
L'important reste qu'il n'existe pour Fourier aucune
minorité juridique ni sociale de l'enfance, c'est-à-dire
une minorité impliquant une prise en main, une «mainmise»
(mancipium)
qui est au fondement même de la conception éducative civilisée.
Mineur, l'enfant jouit de capacités moindres et de moindres droits.
Les seuls qu'il possède dépendent de l'adulte et confortent
la supériorité de celui-ci. Ils sont de protection. Dans
l'Harmonie, au contraire, il n'y a pas de barrières en ce qui concerne
les fondions industrielles et civiques, si ce n'est toutefois celle, naturelle,
de la puberté, sur laquelle il faudra, d'ailleurs, revenir.
Cette inexistence de minorité juridique présente
deux aspects, se déroule sur deux plans, liés, mais toutefois
différenciables: l'enfant n'est pas soumis pour son éducation
à l'autorité de l'adulte; il ne forme pas, socialement, un
groupe séparé : pas plus qu'il n'est mineur, il ne forme
pas, comme parfois on l'a revendiqué pour lui, une société
à part. Ce qui le reléguerait dans une sorte de réserve,
alors qu'il est présent en tous les lieux de la vie sociale. Il
n'est pas un mineur, bien que beaucoup de ses activités, de ses
groupes, de ses instruments, soient nommés, mais par agrément,
joliment, on pourrait dire décorativement, «minimes».
Rien que le fait d'attribuer à l'enfant des passions lui confère
une majorité refusée, ou, si l'on peut dire, le «majorise».
On songe à La Bruyère: «ce sont déjà
des hommes». Il n'y a nulle part, chez Fourier, à l'égard
de l'enfance, de «compréhension», c'est-à-dire
un apitoiement, une manière de «se pencher sur». Bien
qu'il y ait des critiques fermes et sans équivoques à l'égard
de l'exploitation, du travail des enfants dans les usines. Mais c'est parce
que ce sont des usines et non, particulièrement, parce que ce sont
des enfants. Les crimes de la Civilisation ne sont pas abordés par
le biais de la pitié, mais de la contradiction et du ridicule.
La différence entre ce qu'on
pourrait appeler l'orientation humaniste de la pédagogie qui finira
par triompher en arrachant l'enfant au travail et en l'asservissant
dans les écoles et ce qui, en contradiction avec toute la tendance
du siècle, forme l'utopie fouriériste, consiste en un déplacement
d'accent. Le travail ni la fusion dans la société adulte
ne sont par eux-mêmes exploiteurs de l'enfant, mais ils ne le sont
que par la méconnaissance de l'attraction. Il faut immédiatement
ajouter - car cela est d'une extrême importanee pour une société
qui est en train de préparer l'uniformisation de l'Enfant - la méconnaissance
des attractions différentielles.
C'est pourquoi l'éducation
harmonienne accorde tant d'attention à l'observation et à
l'orientation originelle des vocations et des caractères. Par quoi
il faut entendre à la fois le fait de ne pas destiner un enfant,
par diktat adulte, à une fonction à laquelle il répugne,
mais aussi l'absence de fixation définitive de chaque enfant à
une seule vocation, une seule tâche en raison de la diversité
des attractions industrielles existant chez un même individu et de
l'action de la passion alternante ou papillonne qui les met
en œuvre. Cette possibilité de changer n'a rien à voir avec
un état de chose où, sous prétexte d'«orientation»
ou de préparation préliminaire à divers emplois, de
«formation polyvalente», l'enfant est mis en veilleuse, en
sursis d'activité productive et de vie, condition essentielle de
sa minorisation. Il faut insister, de nouveau, sur l'absence d'encadrement
et de subordination pédagogique qui fait que la présence
constante de l'adulte surveillant n'est plus exigible après l'âge
des nourrissons et des poupons, c'est-àdire vers deux ans et
demi: «On peut donc, dès l'âge de 2 ans et demi, dès
que l'enfant est en état de bien marcher, l'abandonner à
l'attraction» (V, 25). Et, à quatre ans, on peut affirmer,
sans hésitation, car il est à même de se débrouiller
par lui-même et de gagner sa vie, qu'il est incontestablement un
«majeur».
Auparavant il a eu affaire à des bonnins
et des bonnines qui s'occupent de le pouponner, non par devoir,
souvent rebutant, mais par attraction passionnée. L'enfant d'Harmonie
n'a envers personne cette «dette infinie» que la Civilisation,
par la voie de la plus récente de ses «sciences incertaines»
- on aura reconnu la psychanalyse - fait peser sur ses sujets en
voie de structuration. La structure est étrangère
au système de Fourier qui ne connaît que le mécanisme
passionnel.
*
Ainsi, on peut penser le monde sociétaire comme
l'utopie d'une enfance qui serait à la fois «autonome»
au sens où l'on veut l'entendre aujourd'hui lorsqu'on revendique
ses droits, et pleinement «enfantine», c'est-à-dire
n'ayant rien perdu de son charme ni de son impertinence, de ce qui la constitue
concrètement pour nous.
Je rapprocherais volontiers une telle idée des
ouvrages de Gérard Mendel sur la «décolonisation de
l'enfance» et, plus encore, des analyses de Michel Foucault, lorsque,
de façon exemplaire, il étudie l'installation de la société
disciplinaire avec une pédagogisation de l'enfant qu'il compare
lui aussi aux processus identiques de la colonisation des peuples non civilisés
(1)
------
1. Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique,
cours du Collège de France 1973-74, Paris, Seuil, 2003, p.70.
------
Débarrasser l'enfance de cette colonisation disciplinaire
(ou discipline colonisatrice), c'est concevoir qu'elle puisse être,
à la fois, ceci - avec son charme spécifique -, sans être
en situation de minorité, et cela - non tributaire des adultes,
de leur surveillance et de leur direction sans devenir adulte elle-même.
Ce qui, sans aucun doute, nous met sur la voie de l'utopie, de sa
force contestante à l'égard de toutes les propositions unilatérales,
ou, autrement dit, d'une logique exclusive de l'alternative, du «ou
bien, ou bien», du choix imposé. Avec l'utopie de Charles
Fourier, nous maintenons tout ensemble: l'enfance dans son enfance,
l'enfance dans son «égalité» avec l'adulte. Entendons
bien ce mot d'égalité qui implique une reconnaissance, mais
non une identité. L'enfance, pour le faire sentir par un exemple,
traite à égalité avec l'adulte, pour la question de
son salaire, et peut même le supplanter, lui faire des présents
par magnanimité, précisément paree qu'elle est différente
(V, 161).
Cette différence, qui suffit
déjà à donner à l'enfance dans l'ensemble du
monde sociétaire une place éminente - non pas une exclusion
ni une retraite, mais une qualification irremplaçable - est marquée
visiblement par la classification opérée par Fourier, avec
les dénominations qui l'accompagnent. Opposant la richesse de ses
nuances à la sèche et froide nomenclature généralement
utilisée dans les collèges, il rappelle que ceuxci ne
peuvent répartir les enfants qu'en catégories nettement tranchées,
hostiles les unes aux autres, sans «engrenage» ni «transitions»:
les grands, les moyens, les petits. Fourier insiste sur la nécessité
des passages, des transitions ainsi que sur celle d'une différenciation
bien plus fine qui, en même temps qu'elle classe, contient un sens,
porte sur des caractères.
Rien n'est plus important qu'une dénomination
précise et colorée. Déjà, par les mots que
Fourier réhabilite ou invente, c'est toute une enfance qui vit,
une guirlande d'enfants qui se déploie, vifs, ardents, anges ou
diables: lutins, chérubins, séraphins, ou diablotins, dont
le nom seul suffït à exprimer le charme, en contraste avec
les désagréments des civilisés - il n'hésitera
pas à traiter certaine classe de poupons de «désolants»,
eu égard aux ennuis qu'ils procurent à leurs géniteurs
ou à leur voisinage. Mais ce n'est que charme, et charme «composé»,
une fois délivrés des institutions qui les enferment (lycéens,
gymnasiens), et surtout lorsqu'ils se trouvent répartis selon ces
classifications mesurées et sérielles qui ennoblissent jusqu'aux
appellations infamantes en guise de pied de nez à la Civilisation:
les garnements et garnementes, sacripans et sacripanes, chenapans et chenapanes
des petites hordes, en regard des chevaliers et chevalières des
petites bandes et de toutes autres «citations culturelles»,
selon l'expression de Roland Barthes, des druides, coëres, kans, troubadours,
ménestrels, etc. L'importance de cette nomenclature ne peut être
sous-estimée. Si elle admet une part d'arbitraire, elle a la force
d'une qualification, elle induit une vision, un tableau.
Le raffinement sur les noms n'est
pas seulement propre à repérer le détail concret dont
est faite l'utopie. Elle permet aussi, entre les enfants et les adultes,
de supprimer la ligne de démarcation infranchissable, la brisure,
en étalant leurs chœurs de tous âges, sur un même pied,
bien qu'à diversité de fonctions et d'aspect, à égalité
hiérarchisée et associée à la fois. Entre l'usage
et la classification par la Civilisation, c'est-à-dire par nous,
et son usage chez Fourier, il y a une différence essentielle.
La classification peut être utilisée pour
disjoindre, isoler ou opposer: c'est la nôtre, qu'il s'agisse des
«vieux» et des «jeunes», ou des «4 à
6», «6 à 8», «7 à 12», «minos»,
«ados» ... C'est un tri, on y voit plus clair pour discipliner,
on ne mélange pas. C'est ce qu'on a pu nommer une «disjonction
exclusive». Mais il y en a une inclusive, celle de Fourier: un nuancement
enrichissant, créant, au lieu des oppositions hostiles, les rivalités,
les émulations enthousiasmantes. Et permettant d'indiquer aussi,
ce qui est très important, à la place des grandes exclusions,
les associations nouvelles, par rabattement ou correspondance harmonique
d'une classe d'âge avec une autre. Ainsi, la série des 32
chœurs peut se replier sur elle-même et indiquer des conjonctions
d'affinité à partir de son centre.
Les sympathies dissymétriques
ou asymétriques qui correspondent à ces «équilibres
harmoniques» par association des âges tranchent de la façon
la plus nette avec les répartitions par classes uniformisées,
symétriques, et considérées par principe par la Civilisation
comme seules sympathisantes: les enfants, les «jeunes», les
adultes, les vieux (le «troisième âge») : classes
exclusives pour lesquelles sont inventés des lieux, des loisirs
séparés. Regardons, au contraire, l'harmonisation de Fourier:
les patriarches vont aux bambins, et si les formés et les athlétiques,
c'est-à-dire de 24 à 37 ans par suite du retournement de
la série sur elle-même, se trouvant en son centre, créent
un pivot de sympathies relativement égalitaires par l'âge,
symétriques, les jouvenceaux et les jouvencelles de 15 à
19 ans sympathisent plutôt avec les virils de 40 à 54, et
les gymnasiens de 12 à 15, avec les mûrissants de 37 à
45.
Ce qui n'empêche nullement les
enfants et les jeunes gens, dans leur émulation graduée,
dans certaines de leurs activités et parades spécifiques,
de se retrouver «entre eux» ; mais avant tout, et aux antipodes
de la tendance actuelle de la Civilisation, ils sont, avec les autres,
mêlés, condition indispensable de l'unité sociétaire
qui se scelle constamment par son triomphe sur les antipathies.
Une telle précision devait être donnée
pour que l'on comprenne mieux comment cette enfance non surveillée,
non punie, non protégée (au sens actuel du terme, celui de
la «protection» sociale dont elle jouit et qui la limite et
l'enferme) devient «magiquement» utile, en s'engrenant directement
dans les séries qui l'accueillent. Chacune, au verger, au potager,
à l'atelier, lui réserve sa place, puisque toutes les séries
sont graduées, composées de «sectaires» des deux
sexes et de tous âges. Ce sont travaux par divertissement, par attraction,
appropriés à ses forces «en s'emparant spontanément
des petites occupations qui emploient chez nous des bras de trente ans»
(1, 65). L'insertion de l'enfant dans un travail qui, pour être minime,
n'est pas de second ordre, suffit à démontrer et démonter
la ridicule et contradictoire organisation divisée du travail. En
une phrase, qu'a relevée Barthes, se concrétise cette critique
de la Civilisation à partir du mésusage de son enfance :
«N'estil pas scandaleux de voir des athlètes de trente
ans accroupis devant un bureau et voiturant avec des bras velus une tasse
de café, comme s'il manquait de femmes et d'enfants pour vaquer
aux vétilleuses fonctions des bureaux et du ménage?»
*
Je n'insiste pas sur cet aspect que l'on pourrait nommer
celui de l'enfant au travail ou dans la vie active.
C'est lui qui avait enchanté
Marx et une partie du mouvement ouvrier du XIXe siècle, soucieux
de ne pas isoler les enfants des usines. Il ne s'agit évidemment
pas de cela chez Fourier, aux antipodes du travail contraint et répugnant.
Mais, tout de même, pour nous qui réfléchissons
aujourd'hui sur son utopie, il est impossible de négliger que la
mise de l'enfant à l'école, sa pédagogisation, sa
scolarisation intégrales ne furent pas toujours une évidence
progressiste. Il fut un temps où Fourier pouvait faire basculer
le système de l'enfance dans une direction toute différente
de la nôtre.
L'essentiel est pourtant beaucoup moins là (l'activité
socialement utile de l'enfant; et non seulement hypothétiquement
préparatoire) que dans le renversement de la perspective que l'intervention
de l'enfant au milieu de l'activité adulte implique. Dans cette
activité qui - il faut le rappeler constamment - est uniquement
attractive, commandée par un unique appât, le plaisir, l'enfance
introduit un nouvel élément, ou pour mieux dire un supplément
attractif, industriel autant qu'affectif. C'est que la présence
de l'enfance est un facteur d'émulation pour tous. S'il y a un «charme
ascendant» qui guide les bambins vers les polissons un peu plus âgés
qu'eux, dont ils font leurs guides et leurs dieux, il y a une hiérarchie
dans l'attraction passionnée, et cette hiérarchie va, cette
fois, du haut en bas. Nous n'avons qu'à ouvrir un de ces ouvrages
où la même idée est constamment réaffirmée:
d'abord que, les enfants étant moins imbus des préjugés
de la Civilisation, c'est sur eux plus que sur les pères que se
vérifiera la force de l'attraction; ensuite que la vue de l'émulation
enfantine dans les séries passionnelles entraînera les adultes.
Il suffit de citer une note de la Théorie des quatre mouvements
qui établit le principe pour toute la théorie de Fourier
sur ce point:
Le développement de l'attraction s'opère
par trois puissances concurrentes, rivales et indépendantes: ce
sont les enfants, les femmes, et les hommes. Je place les hommes au troisième
rang, parce que l'attraction s'établit du faible au fort, c'est-à-dire
que l'ordre des choses qui opérera l'attraction industrielle entraînera
les enfants plus vivement que les père et mère, et les femmes
plus vivement que les hommes; de sorte que ce seront, dans l'ordre combiné,
les enfants qui donneront la principale impulsion au travail; et après
eux ce seront les femmes qui entraîneront les hommes à l'industrie.
[...] Je n'entre dans aucun détail sur des assertions si incompréhensibles;
elles doivent faire pressentir que le mécanisme de l'attraction
sera en tout sens l'opposé des opinions civilisées (l, 66).
De fait, il y a là un renversement qui n'est
compréhensible que du moment où l'on a substitué pleinement
l'attraction à la contrainte, et si l'on considère l'émulation
industrielle comme étant soutenue par l'ensemble du mouvement passionnel.
L'intelligence de cette hiérarchie de l'attraction passionnée
découle de celle de la mécanique passionnelle globale. C'està-dire
que l'entraînement au travail est provoqué aussi par la mise
en mouvement des autres passions - sensuelles: la vue essentiellement;
affectives: l'amour, le paternisme. Tout cela prend chez Fourier le nom
de «charme», qu'il faut entendre souvent au sens fort d'envoûtement,
action magique, qualité charismatique. Les enfants exercent aux
yeux de tous et pour tous, par leur apparition et leur activité,
un charme entraînant. Ce n'est certainement pas celui du «Lorsque
l'enfant paraît» de Hugo, de l'enfant familiarisé, materné.
N'ironisons pas trop toutefois sur Hugo, si proche souvent d'une sensibilité
que l'on pourrait appeler fouriériste. Gavroche est au centre des
Misérables où il joue le rôle d'entraîneur. Et
tout un chapitre des Misérables est à la gloire de l'Argot.
«L'organisation des enfants doit entraîner celle des pères,
écrit Fourier, [ ... ] les enfants seront donc la cheville ouvrière
du canton d'épreuve» (V. 45). Comme ils peuvent être
(ont pu être) dans l'histoire réelle au sommet de la barricade,
à la pointe du combat et du dévouement.
«Cheville ouvrière», l'enfant de Fourier
est plus encore: il est aussi héros, exemple. Il ne suffit pas que
les enfants soient intégrés parmi les adultes, il faut que,
pour eux, ils soient le pivot autour duquel leur organisation gravite;
que, dans l'ordre sociétaire, ils occupent une place et exercent
une fonction «foyères». C'est ce que je nomme «la
fonction majeure» et irremplaçable de l'enfance, bien que
le mot «majeur» ne soit pas tout à fait approprié
si on lui donne le sens actuel de «un majeur», comme s'il y
avait une gloire pour l'enfant à devenir très vite un petit
adulte (ce que Fourier, bien entendu, refuse au contraire, en préconisant
le retard de puberté en Harmonie). Mais ce terme de majeur, en dehors
de sa signification de fonction foyère, «pivotale»,
pourrait trouver une justification dans la remarque suivante: que les passions
que l'enfance met enjeu et porte au plus haut point d'essor sont celles
du groupe d'ambition et d'amitié, nommées «majeures»,
par opposition aux «mineures», d'amour et de famillisme ou
paternisme.
La description des petites hordes
et des petites bandes est la pierre de touche du principe de l'éducation
par attraction passionnée.
Pierre de touche parce que, livrés à eux-mêmes
en Civilisation, les enfants s'organisent en bandes ou en hordes malfaisantes.
Et qu'en ordre sociétaire, elles servent au bien commun ou deviennent
parure de la collectivité. Le goût de la saleté, les
«campagnes de cochonnerie» malfaisantes vont servir aux travaux
collectifs les plus répugnants, les plus dangereux. Il suffit à
l'attraction, pour convertir le vice en utile vertu, de spéculer
sur les goûts, présents déjà dans les bandes
spontanément formées, pour la bravade, la parade, le tintamarre
musical, le clinquant. Petits chevaux nains, artillerie, dolmans, caracoles,
acceptation et ennoblissement de l'Argot, et déjà cette enfance
indomptable exerce son charme sur ses aînées, les grandes
personnes.
Ce n'est encore là, pourtant, que le «matériel»
des petites hordes dont la fonction à la fois éducative et
«civique» est plus essentiellement spirituelle. Elles relèvent
de l'éducation de l'«âme», ce que Fourier entend
comme l'exercice du «dévouement» sociétaire et
de l'héroïsme. Le passage du plus immonde au plus élevé,
du plus naïvement puéril au grandiose et au sublime, c'est
la jonction des extrêmes. L'allusion à la coincidentia
oppositorum mystique est un des traits essentiels de la théorie
passionnelle de Fourier que l'on trouve aussi, il convient de le noter,
dans Le Nouveau Monde amoureux. Ce dernier se développe en
intrication étroite avec la théorie de l'éducation
qu'il prolonge, en une «synthèse finale». Entre les
deux, monde de l'enfance et monde amoureux, le corps du vestalat et celui
du damoisellat assurent la transition.
Par-delà tout égoïsme, il y a un «civisme»,
une «sublimité » des fonctions de l'amour, comme il
y en a de celles où culmine l'éducation de l'âme.
La sublimité de dévouement du «couple
angélique», son héroïsme, sa marche vers la «sainteté»
consistent dans le «service» amoureux rendu aux déshérités
d'amour. D'une manière analogue, le dévouement des petites
hordes transforme en sublimité la fonction et le goût de l'immonde.
Leur «patriotisme», leur renoncement à la propriété
individuelle, leur «charité », etc., ne procèdent
pas du tout de l'éveil d'un sens moral, d'une «faculté
supérieure de désirer» comme disait Kant, mais du désir
lui-même. La vertu - ces «vertus colossales», ces «efforts
généreux», cette «abnégation» -
n'a toujours pour ressort que la saleté, l'orgueil, l'impudence,
l'insubordination. Elle ne «refoule» rien en l'enfant, elle
apparaît comme un surcroît, un couronnement de son déploiement
sociétaire. J'emploie ce mot à dessein: elle se déploie
comme se déploie la série de parade, lieu de visibilité
de l'unité sociétaire, lieu d'apparition des chœurs des petites
hordes en tant que «milice de Dieu».
Un tel langage religieux n'est pas superfétatoire,
car dans un monde «où la moralité n'a plus rien à
faire», selon l'expression de Walter Benjamin, la religion à
tout à voir. Une religion cérémonielle où la
vertu est inséparable du faste.
C'est pourquoi les petites hordes, vouées au culte
de la vertu, ont pour complément les petites bandes consacrées
au beau et à la parure. Autre volet d'un diptyque résumé
en une de ces formules que Fourier affectionne: «Aller au beau par
la route du bon - et au bon par la route du beau.» La vertu est esthétique,
l'esthétique est vertueuse. Et l'enfance forme le foyer, le «conservatoire»
où la phalange trouve et contemple à la fois son honneur
et son charme. Les petites hordes sont conservatrices de l'Honneur social,
les petites bandes du Charme social (V, 175). L'une et l'autre rendent
la «Phalange enthousiaste d'elle-même, de ses propres travaux».
Cet enthousiasme est l'expression même de l'âme dont l'enfance
est le gardien.
Il s'agit de l'enfance jusqu'à la puberté,
jusqu'aux tribus de jouvenceaux et de jouvencelles qui se forment à
quinze ans, et que Fourier fait aussi entrer dans son utopie éducative.
La puberté, âge où il est loisible à l'enfant,
soit d'avoir accès aux «cours d'amour», soit de prolonger
dans le vestalat une virginité qui le met en continuité de
transition avec l'enfance et lui attire les faveurs sentimentales de l'âge
mûr. L'enthousiasme divin, commencé avec les petites hordes,
«milice de Dieu», le vestalat, comme «ombre de Dieu»
(expression empruntée à Philon d'Alexandrie), le prolonge.
À coup sûr, c'est bien là le foyer unitaire, l'autel
de la religion phalanstérienne.
*
Mais comment cette religion que nous savons, par Le
Nouveau Monde amoureux, devoir être celle de la volupté,
se combine-t-elle avec celle issue de l'enfance, représentée
comme désexualisée, asexuée?
On aura peut-être été étonné
que dans un exposé sur l'enfance, rien ne soit consacré à
la sexualité. Alors que le sexe occupe, dans nos conceptions actuelles
de l'éducation, une place primordiale, sous forme de mise en garde,
d'«éducation sexuelle», de conseils d'abstinence, le
lecteur de Fourier ne découvre rien de cela. Ce qu'il découvre,
c'est, non seulement la négation de toute sexualité chez
l'enfant, mais le refus de toute information sexuelle, ainsi que des précautionss
réitérées, extraordinaires, outrancières, pour
garder les enfants en dehors de toute approche, de toute connaissance de
l'acte sexuel, tant animal qu'humain.
Les deux étant d'ailleurs en étroite connexion.
La sexualité de l'enfant est purement et simplement niée,
car il ne possède que deux des quatre passions affectives: l'ambition
et l'amitié; il ignore l'amour et le paternisme. Du côté
sensuel, le tact, dont le «matériel» de l'amour est
une partie (le «tact-rut»), est tres peu développé
chez lui, relativement aux autres sens. La sexualité ne commence
qu'à la puberté.
Quant à la mise en garde contre l'information,
voire le soupçon d'une connaissance d'ordre sexuel (la naissance
des enfants, etc.), quant à cette injonction de devoir tout cacher
aux enfants, la nécessité, l'exigence de les maintenir dans
l'ignorance, énoncée à maintes reprises, elle justifie
l'existence du corps du vestalat destiné à retarder l'initiation
amoureuse. Elle prend dans certains textes, comme celui publié dans
les «annexes» du Nouveau Monde amoureux (p. 426), d'étranges
développements et justificatifs, tel ce passage sur 1'«harmonie
négative» ou nécessité du mensonge: «Le
but de l'harmonie n'est pas nécessairement la vérité»,
il faut «donner le change» à l'enfance et, de plus,
cacher les copulations des chiens et des animaux de ferme.
Ce qui, s'il se trouvait sous une autre plume, serait
taxé par Fourier lui-même d'extravagance civilisée,
pose évidemment un problème.
Essayons brièvement de le débrouiller.
Le refus d'informer l'enfant des choses du sexe vient évidemment
de l'absence supposée de la passion d'amour. Il est pleinement dans
la logique fouriérienne que toute connaissance découle de
la présence et de la mise en pratique d'une passion correspondante.
Ce refus d'informer, même paradoxal et d'influence négative
- puisque Fourier reconnaît qu'on privera l'enfant d'un rapide moyen
d'apprendre les analogies qui comportent de multiples associations érotiques.
(l'hortensia - la coquette; la tubéreuse - la libertine, etc.) -
un tel refus pourra se justifier par le souci de contredire une "éducation
sexuelle" contemporaine ne tendant qu'à déconseiller la mise
en acte de ce qu'on enseigne. Telle l'école de Basedow qu'ici Fourier,
par l'outrance même de ses propos, ridiculise. Il rejette l'hypocrisie
qui consiste à interdire à l'enfant ce qu'on lui fait connaître
verbalement ou en image. Hypocrisie poussée encore plus loin, au
jour où notre civilisation a reconnu l'existence en l'enfant d'une
sexualité, mais seulement pour mieux en épier les traces,
tout en condamnant son exercice.
Sur ce plan, tout au moins, Fourier, dès que va
émerger avec la puberté la seule sexualité (adulte
et génitale) qu'il veuille concevoir, n'hésite pas sur l'admission
du jouvenceau et de la jouvencelle de quinze ans (le damoisellat) aux séances
vespérales des cours d'amour interdites aux impubères, déjà
couchés.
Il est non moins certain, pourtant, que Fourier ne pouvait
ignorer l'existence de manifestations plus précoces d'une sexualité
dont il signale, mais pour la condamner comme un vice de Civilisation,
l'existence dans les campagnes de l'époque post-napoléonienne
(où, dit-il, dès l'âge de dix ans, les fillettes sont
déflorées).
Qu'il y ait également un amour adressé
à l'enfance prépubère, il ne l'ignore pas non plus.
Bien qu'il le rejette, très explicitement, dans ses manifestations
directes, il en fait, dans son expression indirecte, comme un rouage de
ralliement passionnel et d'attraction industrielle.
Tel l'attrait qu'exerce, au sein de la série des
œilletistes, sur le riche Crésus, la jeune Sélima: «Les
plaisants diront que ce penchant de Crésus pour Sélima est
suspect de quelque autre affinité; il n'importe si Crésus
conçoit de l'amour pour elle, il ne l'en aimera que mieux sous le
rapport cabalistique, à titre d'héritière de ses penchants
et fantaisies industrielles» (V, 498).
Quoi qu'il en soit, l'éloignement affirmé
de l'enfance envers tout ce qui touche à la sexualité et
à l'amour ne provient certainement pas de l'insertion, dans une
économie purement passionnelle, d'un quelconque principe moral,
hétérogène au mécanisme des passions. Il ne
s'agit sans doute pas d'un respect particulier de la pudeur enfantine,
d'une maxima puero reverentia, ainsi que l'indique une annotation
choisie comme sous-titre par les éditeurs de la Phalange;
et bien que cette formule figure dans le manuscrit de Fourier, mais en
surcharge, et peut-être d'une autre main que la sienne (1).
L'élision (élusion (2)?) du sexe
renvoie bien plutôt à un renforcement, une exaltation d'une
autre passion affective cardinale, l'amitié, particulièrement
prisée par l'enfance. Fourier l'indique explicitement: le corps
du vestalat, vestales et vestels, est le plus estimé des enfants,
car il reste avec eux en relations amicales, alors qu'ils se jugent trahis
par ceux, damoiselles et damoiseaux, qui ont choisi l'amour. L'amoureux
fait bande à part: «Tous vos amis s'en vont, vous êtes
mauvais goût» écrira Rimbaud dans son Roman à
propos de la première idylle amoureuse. Aussi, n'anons pas lire
Fourier du côté de ce qu'il refuse ou dénie, mais du
côté de ce qu'il accorde et magnifie. Or, avec son traité
d'éducation, en pendant au temple de l'amour, il n'érige
rien d'autre qu'un temple à l'amitié. Amitié subtile
et secrète, passant, selon l'humeur et l'art du narrateur, par les
détours du coche d'Auxerre ou des 27 sortes de soupes qui lui répugnent.
Toutes choses qui, sans être liées directement à l'enfance,
sont loin de lui être étrangères: elles disent le partage,
avec elle, des plaisirs quotidiens de la vie.
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(1) Maxima debetur puero reverentia, sous-titre donné par
les éditeurs des Manuscrits, t. II, 1852, qui reprend une surcharge
se trouvant au Cahier 62, cote 9, 10 AS 8, dossier 1, aux Archives nationales.
(2) Mot de Georges Bataille.
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Avertissement justificatif - lecture obligée
En nous reportant aux Archives nationales, où les
«archives sociétaires du fonds Fonds Fourier et Considérant»
sont déposées, nous avons découvert que nombre de
ces textes, qui paraissent d'un seul tenant, ont été l'objet,
de la part des fourièristes du XIX° siècle, d'une sorte
de "montage", joignant des passages épars, mis bout à bout,
qu'ils proviennent d'un seul cahier, ou même de plusieurs. La détection
de ces montages est très malaisée, eu égard à
l'état des manuscrits, truffés d'ajouts et de ratures, et
surtout en raison du mode de travail de Fourier lui-même qui a recopié,
à maintes reprises, certains paragraphes ou certaines pages, en
particulier des entrées en matière ou des tableaux, s'arrêtant
en chemin, pour passer à un autre sujet. Ce sont, effectivement,
des notations plus que des développements suivis. Et, relativement
aux ouvrages publiés, des «chutes», ou des «rushes»
comme on dirait pour un film. De là, des répétitions
fréquentes sous des formes soit différentes soit identiques.
Je renvoie sur ce point à Émile Poulat
(Les Cahiers manuscrits de Fourier, Paris, Editions de Minuit, 1957)
décrivant «le maquis des cahiers» et notant: «L'enchaînement
interne d'un chapitre oblige parfois à un véritable rallye
dont on n'est pas toujours sûr d'avoir évité les fausses
pistes»; ajoutant, relativement aux publications faites au XIX°
siècle: «Les annotations des éditeurs dans les marges
des manuscrits ou dans les répertoires permettent de constater qu'ils
n'ont pas procédé systématiquement, mais qu'ils ont
extrait des cahiers sans ordre ni plan, ce qui leur paraissait avoir quelque
nouveauté, omettant d'importants passages ou coupant des paragraphes,
groupant des textes de provenances diverses, opérant des montages.»
L'ensemble des textes sur l'éducation harmonienne,
publiés en 1851 et 1852, dont nous donnons ici une partie, qui relève
de la «méthode» justement caractérisée
par Emile Poulat, n'en présente pas moins un intérêt
réel, à titre d'information et d'initiation à la pensée
de Fourier en ce domaine. Les redites y font figure de variations musicales
sur un même thème. Les textes manuscrits concernant ce thème
étant dispersés dans plusieurs cahiers, la restitution intégrale
et suivie, en serait, au reste, impossible. Aussi ai-je préféré
m'en tenir au travail déjà effectué, me bornant à
indiquer, en note, les cahiers d'où ces textes ont été
tirés, ainsi que quelques modifications ou adjonctions souhaitables.
Comme les sous-titres n'ont pas été donnés
par Fourier lui-même, mais sont l'ouvrage de ses éditeurs,
je n'ai pas hésité à en proposer de nouveaux qui m'ont
paru mieux accordés à une écriture contemporaine.
Les idées directrices qui ont guidé mon
choix parmi les quelque 250 pages consacrées à l'éducation
(dont une dizaine dans le tome de 1851, le reste en 1852 (1))
sont au nombre de trois:
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1. Publication des manuscrits de Charles Fourier,
Paris, Librairie phalanstérienne, rue de Beaune, 2, et quai Voltaire,
25, en face du Pont Royal, 2 volumes, 1851-1852. Publication reprise sous
le titre:
Œuvres complètes de Charles Fourier, tome X,
Manuscrits publiés par La Phalange, revue de
la science sociale, 1851-1852,
volumes A et II, Paris, éditions Anthropos,
1967.
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1. Le souci d'illustrer et de mettre en relief la
critique d'une subordination ou d'une «mainmise» sur l'enfant,
celle de cette condition de minorité dont il vient d'être
question dans ma présentation: l'enfant selon Fourier est libre,
peut se suffire à lui-même, gagner sa vie; il est, en un sens,
«majeur»: sinon totalement indépendant, du moins, émancipé.
Mais Fourier préconise, en même temps, tout le contraire d'une
vie indépendante, ce qui signifierait solitaire. Tout, chez lui,
est collectif, subordonné au bien commun.
2. Le seul principe d'action de l'enfant - comme
de tout homme et dn toute fenme d'ailleurs - est la recherche du plaisir,
l'obéissance aux attractions passionnelles; les textes qui suivent
le répètent à tout propos et sous toutes les formes.
L'unique préoccupation de l'éducation sera
de faire que ces attractions s'orientent au bénéfice de la
collectivité. De là le troisième point qui concerne
la forme d'un ordre social propre à produire une telle conversion,
un tel «miracle ».
3. L'exposition des groupes et des séries
mesurées ou ordonnées en vue de l'orientation des impulsions
attractives.
Ce n'est pas l'enfant qui est à changer, mais l'ordre
social. Idée que développe, en suivant une démarche
peut-être sinueuse, avec allées et venues, reprises et redites,
certes, la partie centrale de ce court traité éducatif.
Pour employer un autre langage que celui de Fourier, combien
incisif et pittoresque, mais qui, pour nos exigences actuelles de "scientificité",
pèche peut-être par une trop grande simplicité de ton,
en n'hésitant pas à le traduire, à le rajeunir au
contact de théories philosophiques contemporaines, je dirai qu'il
s'agit d'opposer au "dispositif" pédagogique de la Civilisation
un autre dispositif, sériel, propre à convertir, sans contrainte,
l'activité enfantine vers sa propre satisfaction, accordée
à celle de tous. Et cela ne se peut qu'en faisant jouer des "agencements
de désir", autrement dits, "passionnels". Dispositifs, agencements,
on aura reconnu ici un vocabulaire cher à Michel Foucault et à
Gilles Deleuze. Ce sont, sans doute, les mots les plus appropriés
à nous faire comprendre ce que Fourier vise, ainsi que la pertinence,
toujours renouvelée, de son propos. Allons jusqu'à dire que
"l'enfant" est ce que font de lui ces dispositifs et ses agencements.
Il n'y a pas d'enfant en soi. Comme le disait Carl Spitteler (1):
«Vu de l'intérieur, il n'y a pas d'enfant. "L'enfant" est
une création de l'adulte.»
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(1) Très prisé par Walter Benjamin,
ce poète et romancier, auteur d'Imago,
dont la revue psychanalytique de Freud reprit le titre,
reçut 1e prix Nobel en 1919.
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Quant à 1'évocation constante des Destinées,
ce recours à un Dieu invoqué comme garant de la vérité
des passions, il faut y voir tout autre chose qu'un acte d'obédience
à l'Église. Un argument, bien plutôt contre les institutions
civilisées, celle de l'éducation religieuse en particulier,
ainsi que le montre avec verve et humour un piquant souvenir d'enfance
de Fourier au confessionnal (l'autre confidence personnelle, reproduite
également, concerne ses goûts culinaires).
Son Dieu est dépouillé de toute fonction
de père sévère, de père fouettard. Dans un
autre manuscrit, «Égarement de la raison», ce pince-sans-rire
qu'est souvent l'inventeur du Nouveau Monde harmonien n'a pas hésité
à écrire, à propos de «la face» de Dieu:
«Dieu a donc une face, et par conséquent un derrière?»
Le Dieu de Fourier est le Deus sive Natura de Spinoza, une arme
contre la Civilisation autant que contre la bêtise d'un positivisme
athée dont les vues limitées s'arrêtent à l'homme,
alors qu'il est question partout dans l'Harmonie de l'Univers de ses créations
et de ses splendeurs auxquelles il s'agit d'éveiller l'âme
de l'enfant.
Quant aux Vestales et Vestels, ces jeunes filles et jeunes
gens attachés à leur virginité, certes cette institution
au nom archaïsant détonne à nos yeux, dans une conception
éducative qui se veut radicalement nouvelle, et relativement à
notre conception moderniste d'une société permissive qui
accorde le plus haut prix à l'exercice sans entrave de la pulsion
sexuelle. J'y décèle, au contraire, un paradoxe qui nous
met la puce à l'oreille. Qui nous tend une boussole pour une meilleure
lecture d'un projet éducatif dirigé justement tout entier
contre la Civilisation et ses «bévues». Ce retard de
puberté et d'activité sexuelle, si apparemment contradictoire
avec une certaine tendance évolutive de nos moeurs, nous apprend
que la nouveauté de Fourier est beaucoup plus subtile qu'une conception
simpliste du «Progrès». Il n'y a de progrès vrai
que «composé». Et le vestalat qui n'admet pas
tout de suite l'entrée de l'enfant dans l'âge adulte, compose
avec la passion la plus forte de l'enfance: une amitié infiniment
précieuse que les adultes sont trop prompts à trahir.
La haute fonction, foyère, que Fourier lui réserve
indique bien où peut se glisser le contresens. La pensée
de Fourier se situe aux antipodes d'une exaltation du «sexe roi»,
pour employer ici l'expression si pertinente de Michel Foucault traitant
de la «libération sexuelle» tant vantée dans
les dernières décennies du XX° siècle. Le corps
du vestalat est vraiment «ombre de Dieu», foyer et ferment
d'Harmonie ou de lien social. Et il faut prendre ici Fourier très
au sérieux, au pied de la lettre, lorsqu'il lui destine la fonction
si délicate de favoriser la transition de l'enfance vers l'âge
adulte, en maintenant et renforçant cette passion d'amitié
dont l'enfance est dépositaire, que la civilisation abandonne trop
hâtivement par la dissémination du corps social consécutive
à l'éclosion des couples. L'éloge du Vestalat dans
lequel il serait inexact de ne voir qu'une recommandation de chasteté,
marque, bien plus fondamentalement, la défaite du couple, du simple
«ménage» en tant que destinée sociale. Il préserve
dans la société la part d'enfance impérissable, les
valeurs d'amitié et de dévouement collectif, d'honneur, que
la bourgeoisie, dont sont inséparables les moeurs matrimoniales
avec leur «égoïsme à deux», tend à
emporter dans l'abîme de l'histoire.
On lit, dans le Manifeste communiste: «Le
frémissement sacré de l'exaltation pieuse, de l'enthousiasme
de la chevalerie ... elle l'a noyé dans l'eau glaciale du calcul
égoïste.» Un certain Marx, celui qui stigmatise cette
catastrophe entraînée par l'ascension de la société
marchande, n'est pas loin.
Post-scriptum
Il faut, enfin, tenir compte de la tendance moralisatrice
des héritiers de Fourier, Clarisse Vigoureux, Just Muiron, Victor
Considérant, qui se sont bien gardés en particulier de publier
Le
Nouveau Monde amoureux. En ce qui concerne l'enfance, cette tendance
se marque moins par une expurgation des textes que par un artifice de présentation
dans le choix opéré en 1851-1852. On remarquera que l'exposé
du Vestalat, ou «retard d'initiation amoureuse» précède,
contre toute logique, celui des «petites hordes» et «petites
bandes», accentuant ainsi l'effet de désérotisation.
J'ai toutefois conservé cet ordre dont la modification aurait entraîné
un trop important remaniement de l'ensemble, me contentant d'en avertir
le lecteur. Seulement, j'ai réinséré une page omise
sur «le favoritisme» qui, sans contredire à la thèse
du retard d'initiation amoureuse, introduit un ton un peu différent,
une nuance indéfinissable de légèreté et d'humour.
Nous avons jugé bon de conserver l'orthographe
originale et quelques archaïsmes ou tournures propres à Fourier.
Dans certains cas toutefois, pour une plus grande intelligibilité,
ponctuation et orthographe ont été corrigées.
Les sous-titres, en italiques, sont de mon invention.
/.../
Pourquoi
maintenant ? (chap.
2)
Les enfants, qui n'ont
jamais eu tant de bonheur et de pouvoir (disent les adultes), sont en réalité,
maintenant, menacés.
Par-dessus les parents,
dont la non-intervention est espérée, la Force Aveugle est
en marche contre eux.
Car en dépit
d'un traitement réducteur millénaire,
les enfants ont toujours
la rage de vivre.
Sommaire
7 - Avertissement
9 - Point d'information, en guise d'exposé
des motifs
11 - Welcome
15 - L'Entreprise mondiale d'exploitation
La mécanique du jeu - Les parents pris
au piège - Point d'ordre.
21 - Exploitation
de la condition parentale
Quelques millénaires en quelques lignes
- Le patriarche dépossédé - Exploitation - Triste
fin du patriarche - Ambiguïté de la condition d'officier subalterne
- La politique de l'éducation - Le pouvoir - Le devoir d'aimer et
de rendre heureux - Divorce !
39 - Les enfants: une oppression très
spécifique
Mesures - Universalité - Spécificité
- Objets - Inconnus et pourtant définis, épistémologie
- Non-identité - Temporaire éternel - Régime - Pas
d'alternative - Bases réelles, analyse de classes - Dictionnaire
du Maître, ou génie sémantique de la bourgeoisie.
59 - Pourquoi
maintenant ?
71 - Les chemins de la dépendance
L'homme le plus riche du monde, qui peut être
une femme et de n'importe quelle couleur - Les traumatismes de la naissance
- Sur une structure mentale de dominant - Coupures - Enfants et femmes:
antagonisme actuel, solidarité potentielle - Nostalgies génétiques
- Le bébé, cet inconnu - Mise en dépendance - La dépendance
la plus profonde au monde.
83 - Rapport de forces
Dressage des désirs - La laisse - L'inceste
- L'éducation.
93 - Action psychologique, ou combat contre
un adversaire ligoté
L'armée en campagne - L'arsenal des media
- La période de compromis.
101 - Dépendance légale
Le statut de mineur - Non-personnes civiles -
Incapacité civique - Anticonstitutionnellement vôtre - Justifications
de la privation de droits - La protection est toujours un alibi - A quoi
les enfants ont droit. - Attention ! réformes.
113 - Les Corps constitués
La grande expropriation - Le Corps enseignant
- Expropriation de l'environnement - Expropriatiqn du corps - Expropriation
de l'esprit - Eloge des coups de bol - Guerre contre le hasard - Corps
orienteur ou la science domestique - Ce que le QI ne mesure pas - Valeur
idéologique - Ce que le QI mesure - La culture intensive de matière
grise extra - Portrait-robot de la Nouvelle Société rationnelle
- Mais - Le Corps médical - Nos enfants! - Le caducée se
mord la queue - L'armée psy, en expansion : Travail Famille Chimie.
141 - Dépendance économique
Dorlotage obligatoire - La reconnaissance - Points
de références - Motus - Les adultes - Exploitation - Petit
supplément de dépendance - Impacts et mesures.
157 - L'amour filial
L'Histoire reprend ce qui lui appartient
- L'amour filial, tel qu'il est ordonné - Tel qu'il est ordonné
- Dosage - Le terrain - Tel qu'il est administré - L'amour pris
dans une relation de pouvoir - Litanie pour les jours lucides - Impossibilité
de l'observation L'inconnaissable amour et l'inconnaissable non-amour
- L'enfant lucide - L'ordre et désordre d'Œdipe - Les oppressions
enchevêtrées : Le plaisir - L'amour, entre parenthèses.
188 - Haldol
Christiane
ROCHEFORT
Octobre
75 - Avec Christiane Rochefort, une des premières réunions
de "Possible".